Le Général Dourakine/3

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Hachette (p. 26-38).



III

DÉRIGNY TAPISSIER


Quand Mme Dérigny s’éveilla, elle se trouva seule : les enfants dormaient encore, et son mari n’y était pas. N’ayant pour tout ustensile de toilette qu’un seau d’eau, elle s’arrangea de son mieux, cherchant à écarter les pensées pénibles de la veille et à mettre toute sa confiance dans l’intelligence et le bon vouloir de l’excellent Dérigny.

Effectivement, quand il revint de sa tournée avec le général, il apporta à sa femme une foule d’objets utiles et nécessaires qu’il avait su demander et obtenir.

« Comment as-tu fait pour avoir tout ça ? demanda Mme Dérigny émerveillée.

Dérigny

J’ai fait des signes ; ils m’ont compris. Ils sont intelligents tout de même, et ils paraissent braves gens. »

Quand les enfants s’éveillèrent, leur déjeuner était prêt : ils y firent honneur et furent enchantés des améliorations de leur mobilier.

Quelques semaines se passèrent ainsi ; Jacques et Paul commençaient à apprendre le russe et même à dire quelques mots : les enfants des domestiques les suivaient partout et les regardaient avec curiosité. Un jour Jacques et Paul parurent en habit russe : ce furent des cris de joie ; ils s’appelaient tous pour les regarder : Mìshka, Vàska, Pétroùska, Annoushka, Stépàne, Màshinèka, Sònushka, Càtineka, Anìcia[1] ; tous accoururent et entourèrent Jacques et Paul, en donnant des signes de satisfaction. À la grande surprise de Paul, ils vinrent l’un après l’autre leur baiser la main. Les petits Français, protégés et grandis par la faveur du général, leur semblaient des êtres supérieurs, et ils éprouvaient de la reconnaissance de l’abandon de l’habit français pour le caftane national russe.

Paul

Pourquoi donc nous baisent-ils les mains ?

Jacques

Pour nous remercier d’être habillés comme eux et d’avoir l’air de nous faire Russes.

Paul, vivement.

Mais je ne veux pas être Russe, moi ; je veux être Français comme papa, maman, tante Elfy et mon ami Moutier.


Un jour Jacques et Paul parurent en habit russe.

Jacques

Sois tranquille, tu resteras Français. Avec nos habits russes nous avons l’air d’être Russes, mais seulement l’air.

Paul

Bon ! sans quoi j’aurais remis ma veste ou ma blouse de Loumigny. »

Pendant qu’ils parlaient, un grand mouvement se faisait dans la cour ; un courrier à cheval venait d’arriver ; les domestiques s’empressèrent autour de lui ; les petits Russes se débandèrent et coururent savoir des nouvelles. Jacques et Paul les suivirent et comprirent que ce courrier précédait d’une heure Mme Papofski, nièce du général comte Dourakine. Elle venait passer quelque temps chez son oncle avec ses huit enfants. On alla prévenir le général, qui parut assez contrarié de cette visite ; il appela Dérigny.

« Allez, mon ami, avec Vassili, pour arranger des chambres à tout ce monde. Huit enfants ! si ça a du bon sens de m’amener cette marmaille ! Que veut-elle que je fasse de ces huit polissons ? Des brise-tout, des criards ! — Sac à papier ! j’étais tranquille, ici, je commençais à m’habituer à tout ce qui y manque ; vous, votre femme et vos enfants me suffisiez grandement, et voilà cette invasion de sauvages qui vient me troubler et m’ennuyer ! Mais il faut les recevoir, puisqu’ils arrivent. Allez, mon ami, allez vite tout préparer. »

Dérigny

Mon général, oserais-je vous demander de vouloir bien venir

m’indiquer les chambres que vous désirez leur voir occuper ?

Un courrier à cheval venait d’arriver.

Le général

Ça m’est égal ! Mettez-les où vous voudrez ; la première porte qui vous tombera sous la main.

Dérigny

Pardon, mon général ; cette dame est votre nièce, et à ce titre elle a droit à mon respect. Je serais désolé de ne pas lui donner les meilleurs appartements ; ce qui pourrait bien arriver, puisque je connais encore imparfaitement les chambres du château.

Le général

Allons, puisque vous le voulez, je vous accompagne ; marchez en avant pour ouvrir les portes. »

Vassili suivait, fort étonné de la condescendance du comte, qui daignait visiter lui-même les chambres de la maison. On arriva devant une porte à deux battants, la première du corridor qui donnait dans la salle à manger.

Le général

En voici une ; elle en vaudra une autre ; ouvrez, Dérigny : il doit y avoir trois ou quatre chambres que se suivent et qui ont chacune leur porte dans le corridor. »

Dérigny ouvrit, malgré la vive opposition de Vassili, que le général fit taire par quelques mots énergiques. Le général entra, fit quelques pas dans la chambre, regarda autour de lui d’un œil étincelant de colère, et se tournant vers Vassili :

« Tu ne voulais pas me laisser entrer, animal, parce que tu voulais me cacher que toi et les tiens vous êtes des voleurs, des gredins. Que sont devenus tous les meubles de ces chambres ? Où sont les rideaux ? Pourquoi les murs sont-ils tachés comme si l’on y avait logé un régiment de Cosaques ? Pourquoi les parquets sont-ils coupés, percés, comme si l’on y avait établi une bande de charpentiers ?

Vassili

Votre Excellence sait bien que… le froid… l’humidité… le soleil…

Le général

… emportent les meubles, arrachent les rideaux, graissent les murs, coupent les parquets ? Ah ! coquin, tu te moques de moi, je crois ! Ah ! tu me prends pour un imbécile ? Attends, je vais te faire voir que je comprends et que j’ai plus d’esprit que tu ne penses !

« Dérigny, ajouta le général en se retournant vers lui, allez dire qu’on donne cent coups de bâton à ce coquin, ce voleur, qui a osé enlever mes meubles, habiter mes chambres avec sa bande de brigands-domestiques et qui ose mentir avec une impudence digne de sa scélératesse.

Dérigny

Pardon, mon général, si je ne vous obéis pas tout de suite ; mais nous avons besoin de Vassili pour préparer des chambres ; Mme Papofski va arriver et nous n’avons rien de prêt.

Le général

Vous avez raison, mon ami ; mais, quand tout sera prêt, menez-le à l’intendant en chef, auquel vous recommanderez de lui donner cent coups de bâton bien appliqués.

— Oui, mon général, je n’y manquerai pas », répliqua Dérigny bien résolu à n’en pas dire un mot et à tâcher de faire révoquer l’arrêt.

Ils continuèrent la visite des chambres, et les trouvèrent toutes plus ou moins salies et dégarnies de meubles. Dérigny réussit à calmer la fureur du général en lui promettant d’arranger les plus propres avec ce qui lui restait de meubles et de rideaux.

« Si vous voulez bien m’envoyer du monde, mon général, dans une demi-heure ce sera fait. »


« Aller dire qu’on donne cent coups de bâton à ce coquin. »

Le général se tourna vers Vassili.

« Va chercher tous les domestiques, amène-les tout de suite au Français, et ayez bien soin d’exécuter ses ordres en attendant les cent coups de bâton que j’ai chargé Dérigny de te faire administrer, voleur, coquin, animal ! »

Vassili, pâle comme un mort et tremblant comme une feuille, courut exécuter les ordres de son maître. Il ne tarda pas à revenir suivi de vingt-deux hommes, tous empressés d’obéir au Français, favori de M. le comte. Dérigny, qui se faisait déjà passablement comprendre en russe, commença par rassurer Vassili sur les cent coups de bâton qu’il redoutait. Vassili jura que c’était l’intendant en chef qui avait occupé et sali les belles chambres et qui en avait emporté les meubles pour garnir son logement habituel.

« Moi, dit-il, Monsieur le Français, je vous jure que je n’ai pris que quelques meubles gâtés dont l’intendant n’avait pas voulu. Demandez-le-lui.

Dérigny

C’est bon, mon cher, ceci ne me regarde pas ; je ferai mon possible pour que le général vous pardonne ; quant au reste, vous vous arrangerez avec l’intendant. »

Ils commencèrent le transport des meubles ; en moins d’une demi-heure tout était prêt ; les rideaux étaient aux fenêtres, les lits faits, les cuvettes, les verres, les cruches en place.

C’était fini, et Mme Papofski n’arrivait pas. Le général allait et venait, admirait l’activité, l’intelligence de Dérigny et de sa femme, qui avaient réussi à donner à cet appartement un air propre, presque élégant, et à le rendre fort commode et d’un aspect agréable ; on avait assigné deux chambres aux enfants et aux bonnes ; des canapés devaient leur servir de lits. Mme Papofski devait avoir un bon et large lit, que Dérigny avait fabriqué pour sa femme avec l’aide d’un menuisier. Matelas, oreillers, traversins, couvertures, tout avait été composé et exécuté par Dérigny et sa femme, Jacques et Paul aidant. Quand le général vit ce lit : « Qu’est-ce ? dit-il. Où a-t-on trouvé ça ? C’est à la française, cent fois mieux que le mien. Qui est-ce qui a fait ça ?


Ils commencèrent le transport des meubles.

Un domestique

Les Français, Votre Excellence ; ils se sont fait des lits pour chacun d’eux.

Le général

Comment, Dérigny, c’est vous qui avez fabriqué tout ça ? Mais, mon cher, c’est superbe, c’est charmant. Je vais être jaloux de ma nièce, en vérité !

Dérigny

Mon général, si vous en désirez un, ce sera bientôt fait, en nous y mettant ma femme et moi. Et, travaillant pour vous, mon général, nous le ferons bien meilleur et bien plus beau.

Le général

J’accepte, mon ami, j’accepte avec plaisir. On vous donnera tout ce que vous voudrez et l’on vous aidera autant que vous voudrez. Mais… que diantre arrive-t-il donc à ma nièce ? Le courrier est ici depuis plus d’une heure ; il y a longtemps qu’elle devrait être arrivée. Nikita, fais monter à cheval un des forreiter (postillons), qu’il aille au devant pour savoir ce qui est arrivé. »

Nikita partit comme un éclair. Le général continua son inspection et fut de plus en plus satisfait des inventions de Dérigny qui avait dévalisé son propre appartement au profit de Mme Papofski.



  1. Diminutifs de Michel, Basile, Pierre, André, Étienne, Marie, Sophie, Catherine, Agnès. Les accents indiquent la syllabe sur laquelle il faut appuyer fortement.