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Le Grand voyage du pays des Hurons/01/03

La bibliothèque libre.
Librairie Tross (p. 37-41).

54|| De Kebec, demeure des François, et des Peres Recollets.

Chapitre III.


D e l’Isle d’Orleans nous voyons à plein Kebec deuant nous, basty sur le bord d’vn destroit, de la grande riuiere Sainct Laurent, qui n’a en cet endroict qu’enuiron vn bon quart de lieuë de largeur, au pied d’vne montagne, au sommet de laquelle est le petit fort de bois, basty pour la deffence du pays, pour Kebec, ou maison des Marchands : il est à present vn assez beau logis, enuironné d’vne muraille en quarré, auec deux petites tourelles aux coins que l’on y a faictes depuis peu pour la seureté du lieu. Il y a vn autre logis au dessus de la terre haute, en lieu fort commode, où l’on nourrit quantité de bestail qu’on y a mené de France, on y seme aussi tous les ans force bled d’Inde et des pois que l’on traicte par apres aux Sauuages pour des pelleteries : Ie vis en ce desert vn ieune 55|| pommier, qui y auoit esté apporté de Normandie, chargé de fort belles pommes, et des ieunes plantes de vignes qui y estoient bien belles, et tout plein d’autres petites choses qui tesmoignoient la bonté de la terre. Nostre petit couuent est à demye lieuë de là, en vn tres-bel endroict, et autant agreable qu’il s’en puisse trouuer, proche vne petite riuiere, que nous appelions de Sainct Charles, qui a flux et reflux, là où les Sauuages peschent vne infinité d’anguilles en Automne, et les François tuent le gibier qui y vient à foison : les petites prairies qui la bordent sont esmaillées en Esté de plusieurs petites fleurs, particulierement de celles que nous appelions Cardinales et des Mattagons, qui portent quantité de fleurs en vne tige, qui a prés de six, sept et huict pieds de haut, et les Sauuages en mangent l’oignon cuit sous la cendre qui est assez bon. Nous en auions apporté en France, auec des plantes de Cardinales, comme fleurs rares, mais elles n’y ont point profité, ny paruenu à la perfection, comme elles sont dans leur propre climat et terre natale.

Nostre jardin et verger est aussi tres-56||beau, et d’vn bon fond de terre ; car toutes nos herbes et racines y viennent tres-bien, et mieux qu’en beaucoup de jardins que nous auons en France, et n’estoit le nombre infiny de Mousquites et Cousins qui s’y retrouuent, comme en tout autre endroict de Canada pendant l’Esté, ie ne sçay si on pourroit rencontrer vne plus agreable demeure : car outre la beauté et bonté de la contrée auec le bon air, nostre logis est fort commode pour ce qu’il contient, ressemblant neantmoins plustost à vne petite maison de Noblesse des champs, que non pas à vn Monastère de Frères Mineurs, ayans esté contraincts de le bastir ainsi, tant à cause de nostre pauureté, que pour se fortifier en tout cas contre les Sauuages, s’ils vouloient nous en dechasser. Le corps de logis est au milieu de la court, comme vn donjon, puis les courtines et rempars faicts de bois, auec quatre petits bastions faicts de mesme aux quatre coins, esleuez enuiron de douze à quinze pieds du raiz de terre, sur lequel on a dressé et accommodé des petits iardins, puis la grand’porte auec vne tour quarrée au dessus faicte de pierre, laquelle nous sert de Chapelle, et vn beau fossé 57|| naturel, qui circuit tout l’alentour de la maison et du iardin qui est ioignant, avec le reste de l’enclos, qui contient quelques six ou sept arpens de terre, ou plus à mon aduis. Les Framboisiers qui sont là és enuirons, y attirent tant de Tourterelles (en la saison) que c’est vn plaisir d’y en voir des arbres tous couuerts, aussi les François de l’habitation y vont souuent tirer, comme au meilleur endroict et moins penible. Que si nos Religieux veulent aller à Kebec, ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à choisir de chemin, par terre ou par eau, selon le temps et la saison, qui n’est pas vne petite commodité de laquelle les Sauuages se seruent aussi pour nous venir voir, et s’instruire auec nous du chemin du Ciel, et de la cognoissance d’vn Dieu faict homme, qu’ils ont ignoré iusques à present. On tient que ce lieu de Kebec est par les 46. degrez et demy plus sud que Paris, de prés de deux degrez, et neantmoins l’Hyver y est plus long et le pays plus froid, tant à cause d’vn vent de Nor-ouest qui y ameine ces furieuses froidures quand il donne, que pour n’estre pas le pays encore gueres habité et deserté, et ce par la 58|| negligence et peu d’affection des Marchans qui se sont contentez iusques à present d’en tirer les pelleteries et le profit, sans y auoir voulu employer aucune despense, pour la culture, peuplade ou aduance du pays, c’est pourquoy ils n’y sont gueres plus avancez que le premier iour, par crainte, disent-ils, que les Espagnols ne les en missent dehors, s’ils y auoient faict valoir la contrée. Mais c’est une excuse bien foible, et qui n’est nullement receuable entre gens d’esprit et d’expérience qui sauent tres-bien qu’on s’y peut tellement accommoder et fortifier, si on y vouloit faire la despense necessaire, qu’on n’en pourroit estre chassé par aucun ennemy ; mais si on n’y veut rien faire davantage que du passé, la France Antarctique aura tousiours vn nom en l’air, et nous vne possession imaginaire en la main d’autruy, et si la conuersion des Sauuages sera tousiours imparfaicte, qui ne se peut faire que par l’assistance de quelques colonnes de bons et vertueux Chrestiens, auec la doctrine et l’exemple des bons Religieux.

Apres nous estre rafraischis deux ou trois iours auec nos Frères dans nostre pe-59||tit Couuent, nous montasmes auec les barques par la mesme riuiere Sainct Laurent, iusques au Cap de Victoire, que les Hurons appellent Onthrandéen, pour y faire la traicte : car là s’estoient cabanez grand nombre de Sauuages de diuerses Nations ; mais auant que d’y arriuer nous passasmes par le lieu appelé de Saincte Croix, puis par les Trois Riuieres, qui est vn pays tres-beau, et remply de quantité de beaux arbres, et toute la route vnie et fort plaisante, iusques à l’entrée du Saut Sainct Louis, où il y a de Kebec plus de 60. ou 70. lieues de chemin. Des Trois Riuieres nous passasmes par le lac Sainct Pierre, qui contient quelques huict lieuës de longueur, et quatre de large, duquel l’eau y est presque dormante, et fort poissonneuse ; puis, nous arriuasmes au Cap de Victoire le iour de la Saincte Magdeleine.