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Le Grand voyage du pays des Hurons/01/04

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Librairie Tross (p. 41-54).

60 || Du Cap de Victoire aux Hurons, et comme les Sauuages se gouuernent allans en voyage et par pays.

Chapitre IIII.


C e lieu du Cap de Victoire ou de Massacre, est à douze ou quinze lieuës au deçà de la Riuiere des Prairies, ainsi nommée, pour la quantité d’Isles plates et prairies agreables que cette riuiere, et vn beau et grand lac y contiennent ; la riuiere des Yroquois y aboutit à main gauche, comme celle des Ignierhonons, qui est encore vne Nation d’Yroquois, aboutit à celle du Cap de Victoire : toutes ces contrées sont tres-agreables, et propres à y bastir des villes, les terres y sont plates et vnies, mais vn peu sablonneuses, les riuieres y sont poissonneuses, et la chasse et l’air fort bons, ioint que pour la grandeur et profondeur de la riuiere, les barques y peuuent aller à la voile quand les 61|| vents sont bons, et à faute de bon vent on se peut seruir d’auirons.

Pour reuenir donc au Cap de Victoire, la riuiere en cet endroict, n’a enuiron que demye lieuë de large, et dés l’entrée se voyent tout d’vn rang 6. ou 7. Isles fort agréables et couuertes de beaux bois ; les Hurons y ayans faict leur traite, et agreé pour quelques petits presens de nous conduire en leur pays le Pere Ioseph, le Pere Nicolas et moy, nous partismes en mesme temps auec eux, après auoir premierement inuoqué l’assistance de nostre Seigneur, à ce qu’il nous conduisist et donnast vn bon et heureux succez à nostre voyage, le tout à sa gloire, à nostre salut, et au bien et conuersion de ces pauures peuples.

Mais pour ce que les Hurons ne s’associent que cinq à cinq, ou six à six pour chacun canot, ces petits vaisseaux n’en pouuans pour le plus, contenir qu’vn dauantage auec leurs marchandises : il nous fallut necessairement separer, et nous accommoder à part, chacun auec vne de ces societez ou petit canot, qui nous conduisirent iusques dans leur pays, sans nous plus reuoir en chemin que les deux premiers 62|| iours que nous logeasmes auec le Pere Ioseph, et puis plus, iusques à plusieurs sepmaines apres nostre arriuée au pays des Hurons ; mais pour le Pere Nicolas, ie le trouuay pour la premiere fois, enuiron deux cens lieuës de Kebec, en vne Nation que nous appelions Epicerinys ou Sorciers, et en Huron Squekaneronons.

Nostre premier giste fut à la riuiere des Prairies, qui est à cinq lieuës au dessous du Saut Saint Louis, où nous trouuasmes desia d’autres Sauuages cabanez, qui faisoient festin d’vn grand Ours, qu’ils auoient pris et poursuiuy dans la riuiere, pensant se sauuer aux Isles voysines, mais la vitesse des Canots l’ataignit, et fut tué à coups de flesches et de massuë. Ces Sauuages en leur festin, et caressans la chaudiere, chantoient tous ensemblement, puis alternatiuement d’vn chant si doux et agreable, que i’en demeuray tout estonné, et rauy d’admiration : de sorte que depuis ie n’ay rien ouy de plus admirable entr’eux ; car leur chant ordinaire est assez mal-gracieux.

Nous cabanasmes assez proche d’eux, et fismes chaudiere à la Huronne, mais ie ne pu encore manger de leur Sagamité 63||pour ce coup, pour n’y estre pas accoustumé, et me fallut ainsi coucher sans souper, car ils auoient aussi mangé en chemin vn petit sac de biscuit de mer que i’auois pris aux barques, pensant qu’il me deust durer iusques aux Hurons, mais ils n’y laisserent rien de reste pour le lendemain, tant ils le trouuerent bon. Nostre lict fut la terre nuë, auec vne pierre pour mon cheuet, plus que n’auoient nos gens, qui n’ont accoustumé d’auoir la teste plus haute que les pieds ; nostre maison estoit deux escorces de Bouleau, posées contre quatre petites perches fichées en terre, et accommodées, en panchans, au dessus de nous. Mais pour ce que leur façon de faire, et leur manière de s’accommoder allans en voyage, est presque tousiours de mesme, ie diray succinctement cy-aprés comme ils s’y gouuernent.

C’est, que pour pratiquer la patience à bon escient, et patir au delà des forces humaines, il ne faut qu’entreprendre des voyages auec les Sauuages, et specialement long-temps, comme nous fismes : car il se faut resoudre d’y endurer et patir, outre le danger de perir en chemin, plus que l’on ne sçauroit penser, tant de la faim,64||que de la puanteur que ces salles maussades rendent presque continuellement dans leurs Canots, ce qui seroit capable de se desgouter du tout de si desagreables compagnies, que pour coucher tousiours sur la terre nuë par les champs, marcher auec grand trauail dans les eaux et lieux fangeux, et en quelques endroicts par des rochers et bois obscurs et touffus, souffrir les pluyes sur le dos, toutes les iniures des saisons et du temps, et la morsure d’vne infinie multitude de Mousquites et Cousins, auec la difficulté de la langue pour pouuoir s’expliquer suffisamment, et manifester ses necessitez, et n’auoir aucun Chrestien auec soy pour se communiquer et consoler au milieu de ses trauaux, bien que d’ailleurs les Sauuages soient toutesfois assez humains (au moins l’estoient les miens) voire plus que ne sont beaucoup de personnes plus polies et moins sauuages ; car me voyant passer plusieurs iours sans pouuoir presque manger de leur Sagamité, ainsi sallement et pauurement accommodée, ils auoient quelque compassion de moy, et m’encourageoient et assistoient au mieux qu’il leur estoit possible, et ce qu’ils pouuoient estoit peu de chose : 65|| cela alloit bien pour moy, qui m’estois resous de bonne heure à endurer de bon cœur tout ce qu’il plairoit à Dieu m’enuoyer ; ou la mort, ou la vie : c’est pourquoy ie me maintenois assez ioyeux, nonobstant ma grande debilité, et chantois souuent des Hymnes pour ma consolation spirituelle, et le contentement de mes Sauuages, qui m’en prioient par-fois, car ils n’ayment point à voir les personnes tristes et chagrines, ny impatientes, pour estre eux-mesmes beaucoup plus patiens que ne sont communement nos François, ainsi l’ay-ie veu en vne infinité d’occasions : ce qui me faisoit grandement rentrer en moy mesme, et admirer leur constance, et le pouuoir qu’ils ont sur leurs propres passions, et comme ils sçauent bien se supporter les vns les autres, et s’entresecourir et assister au besoin ; et peux dire auec verité, que i’ay trouué plus de bien en eux, que le ne m’estois imaginé, et que l’exemple de leur patience estoit cause que ie m’esforçois dauantage à supporter ioyeusement et constamment tout ce qui m’arrinoit de fascheux, pour l’amour de mon Dieu, et l’édification de mon prochain.

66|| Estans donc par les champs, l’heure de se cabaner venue, ils cherchoient à se mettre en quelque endroict commode sur le bord de la riuiere, ou autre part, où se pust aysement trouuer du bois sec à faire du feu, puis vn auoit soin d’en chercher et amasser, vn autre de dresser la Cabane, et le bois à pendre la chaudiere au feu, vn autre de chercher deux pierres plates pour concasser le bled d’Inde sur vne peau estendue contre terre, et apres le verser et faire bouillir dans la chaudiere ; estant cuit fort clair, on dressoit le tout dans les escuelles d’escorces, que pour cet effect nous portions quant-et-nous auec des grandes cueilliers, comme petits plats, desquelles on se sert à manger cette Menestre et Sagamité soir et matin, qui sont les deux fois seulement que l’on fait chaudière par iour, sçauoir quand on est cabané au soir, et au matin auant que partir, et encore quelquesfois ne le faisions-nous point, de haste que nous auions de partir, et par-fois la faisions-nous auant iour : que si nous nous rencontrions deux mesnages en vne mesme Cabane, chacun faisoit sa chaudiere à part, puis tous ensemblement les mangions l’vne apres l’autre, sans au 67|| cun debat ny contention, et chacun participoit et à l’vne et à l’autre : mais pour moy ie me contentois, pour l’ordinaire, de la Sagamité des deux qui m’agreoit dauantage, bien qu’à l’vne et à l’autre il y eust tousiours des salletez et ordures, à cause, en partie, qu’on se seruoit tous les iours de nouuelles pierres, et assez mal-nettes, pour concasser le bled, ioint que les escuelles ne pouuoient sentir gueres bon : car ayans necessité de faire de l’eau en leur Canot, ils s’en seruoient ordinairement en cette action : mais sur terre ils s’accroupissoient en quelque lieu à l’escart auec de l’honnesteté et de la modestie qui n’auait rien de sauuage.

Ils faisoient par-fois chaudiere de bled d’Inde non concassé, et bien qu’il fust tousiours fort dur, pour la difficulté qu’il y a à le faire cuire, il m’agreoit dauantage au commencement, pour ce que ie le prenois grain à grain, et par ainsi ie le mangeois nettement et à loisir en marchant, et dans nostre Canot. Aux endroits de la riuiere et des lacs où ils pensoient auoir du poisson, ils y laissoient traisner apres eux vne ligne, à l’ain de laquelle ils auoient accommodé et lié de la peau 68|| de quelque grenouille qu’ils auoient escorchée, et par-fois ils y prenoient du poisson, qui seruoit à donner goust à la chaudière : mais quand le temps ne les pressoit point, comme lors qu’ils descendoient pour la traicte, le soir ayans cabané, vne partie d’eux alloient tendre leurs rets dans la riuiere, en laquelle ils prenoient souuent de bons poissons, comme Brochets, Esturgeons et des Carpes, qui ne sont neantmoins telles, ny si bonnes, ny si grosses que les nostres, puis plusieurs autres especes de poissons que nous n’auons pas par deçà.

Le bled d’Inde que nous mangions en chemin, ils l’alloient chercher de deux en deux iours en de certains lieux escartez, où ils l’auoient caché en descendans, dans de petits sacs d’escorces de Bouleau : car autrement ce leur seroit trop de peine de porter tousiours quant-et-eux tout le bled qui leur est nécessaire en leur voyage, et m’estonnois grandement comme ils pouuoient si bien remarquer tous les endroicts où ils l’auoient caché, sans se mesprendre aucunement, bien qu’il fust par-fois fort esloigné du chemin, et bien auant dans les bois, ou enterré dans le sable.

69|| La manière et l’inuention qu’ils auoient à tirer du feu, et laquelle est pratiquée par tous les peuples Sauuages, est telle. Ils prenoient deux bastons de bois de saulx, tillet, ou d’autre espece, secs et légers, puis en accommodoient vn d’enuiron la longueur d’vne coudée, ou peu moins, et espaiz d’vn doigt ou d’enuiron, et ayans sur le bord de sa largeur vn peu caué de la poincte d’vn cousteau, ou de la dent d’vn Castor, vne petite fossette auec vn petit cran à costé, pour faire tomber à bas sur quelque bout de meiche, ou chose propre à prendre feu, la poudre reduite en feu, qui deuoit tomber du trou : ils mettoient la poincte d’vn autre baston du mesme bois, gros comme le petit doigt, ou peu moins, dans ce trou ainsi commencé, et estans contre terre le genoüil sur le bout du baston large, ils tournoient l’autre entre les mains si soudainement et si longtemps, que les deux bois estans bien eschauffez, la poudre qui en sortoit à cause de cette continuelle agitation, se conuertissoit en feu, duquel ils allumoient vn bout de leur corde seiche, qui conserue le feu comme meiche d’arquebuze : puis apres auec vn peu de menu bois sec ils faisoient 70|| du feu pour faire chaudiere. Mais il faut noter que tout bois n’est propre à en tirer du feu, ains de particulier que les Sauuages sçauent choisir. Or, quand ils auoient de la difficulté d’en tirer, ils deminçoient dans ce trou vn peu de charbon, ou vn peu de bois sec en poudre qu’ils prenoient à quelque souche : s’ils n’auoient vn baston large, comme i’ay dict, ils en prenoient deux ronds, et les lioient ensemble par les deux bouts, et estans couchez le genoüil dessus pour les tenir, mettoient entre-deux la poincte d’vn autre baston de ce bois, faict de la façon d’vne nauette de tissier, et le tournoient par l’autre bout entre les mains, comme i’ay dict.

Pour reuenir donc à nostre voyage, nous ne faisions chaudiere que deux fois le iour, et n’en pouuant gueres manger à la fois, pour n’y estre encore accoustumé, il ne faut pas demander si ie patissois grandement de necessité plus que mes Sauuages, qui estoient accoustumez à cette maniere de viure, ioint que petunant assez souuent durant le iour, cela leur amortissoit la faim.

L’humanité de mon hoste estoit remarquable, en ce que n’ayant pour toute cou-71||uerture qu’vne peau d’Ours à se couurir, encore m’en faisoit-il part quand il pleuuoit la nuict, sans que ie l’en priasse, et mesme me disposoit la place le soir, où ie deuois reposer la nuict, y accommodant quelques petits rameaux, et vne petite natte de jonc qu’ils ont accoustumé de porter quant-et-eux en de longs voyages, et compatissant à ma peine et foiblesse, il m’exemptoit de nager et de tenir l’auiron, qui n’estoit pas me descharger d’vne petite peine, outre le seruice qu’il me faisoit de porter mes hardes et mon pacquet aux Saults, bien qu’il fust desia assez chargé de sa marchandise, et du Canot qu’il portoit sur son espaule parmy de si fascheux et penibles chemins.

Vn iour ayant pris le deuant, comme ie faisois ordinairement, pendant que mes Sauuages deschargeoient le Canot, pource qu’ils alloient (bien que chargez) d’vn pas beaucoup plus viste que moy, et m’approchant d’vn lac, ie sentis la terre bransler sous moy, comme vne Isle flottante sur les eauës ; et de faict, ie m’en retiray bien doucement, et allay attendre mes gens sur vn grand Rocher là auprés, de peur que quelque inconuenient ne m’arri-72||uast : il nous falloit aussi par-fois passer par de fascheux bourbiers, desquels à toute peine pouuions-nous retirer, et particulièrement en vn certain marais ioignant vn lac, où l’on pourroit facilement enfoncer iusques par-dessus la teste, comme il arriua à vn François qui s’enfonça tellement, que s’il n’eust eu les jambes escarquillées au large, il eust esté en grand danger, encore enfonça-il iusques aux reins. On a aussi quelques-fois bien de la peine à se faire passage auec la teste et les mains parmy les bois touffus, où il s’y en rencontre aussi grand nombre de pourris et tombez les vns sur les autres, qu’il faut enjamber, puis des rochers, pierres, et autres incommoditez qui augmentent le trauail du chemin, outre le nombre infiny de Mousquites qui nous faisoient incessamment vne tres-cruelle et fascheuse guerre, et n’eust esté le soin que ie portois à me conseruer les yeux, par le moyen d’vne estamine que i’auois sur la face, ces meschants animaux m’auroient rendu aueugle beaucoup de fois, comme on m’auoit aduerty, et ainsi en estoit-il arriué à d’autres, qui en perdirent la veuë par plusiurs iours, tant leur picqueure et morsure est 73|| venimeuse à l’endroict de ceux qui n’ont encore pris l’air du pays. Neantmoins pour toute diligence que ie pus apporter à m’en deffendre, ie ne laissay pas d’en auoir, le visage, les mains et les iambes offencés. Aux Hurons, à cause que le pays est descouuert et habité, il n’y en a pas si grand nombre, sinon aux forests et lieux où les vents ne donnent point pendant les grandes chaleurs de l’Esté.

Nous passasmes par plusieurs Nations Sauuages ; mais nous n’arrestions qu’vne nuict à chacune, pour tousiours aduancer chemin, excepté aux Épicerinys et Sorciers, où nous seiournasmes deux iours, tant pour nous reposer de la fatigue du chemin, que pour traicter quelque chose auec cette Nation. Ce fut là où ie trouuay le Pere Nicolas proche le lac, où il m’attendoit. Cette heureuse rencontre et entre-veuë nous resiouyt grandement, et nous nous consolasmes auec quelques François, pendant le peu de seiour que nos gens firent là. Nostre festin fut d’vn peu de poisson que nous auions, et des Citroüilles cuittes dans l’eau, que ie trouuay meilleures que viande que i’aye iamais mangée, tant i’estois abbatu et extenué de necessité, 74|| et puis fallut partir chacun separement à l’ordinaire auec ses gens. Ce peuple Épicerinyen est ainsi surnommé Sorcier, pour le grand nombre qu’il y en a entr’eux, et des Magiciens, qui font profession de parler au Diable en des petites tours rondes et separées à l’escart, qu’ils font à dessein, pour y receuoir les Oracles, et predire ou apprendre quelque chose de leur Maistre. Ils sont aussi coustumiers à donner des sorts et de certaines maladies, qui ne se guérissent que par autre sort et remede extraordinaire, dont il y en a, du corps desque’s sortent des serpents et des longs boyaux, et quelquefois seulement à demy, puis rentrent, qui sont toutes choses diaboliques, et inventées par ces malheureux Sorciers : et hors ces sorts magiques, et la communication qu’ils ont auec les Demons, ie les trouuois fort humains et courtois.

Ce fut en ce village, ou par mesgard, le perdis, à mon tres-grand regret, tous les memoires que i’avois faits, des pays, chemins, rencontres et choses remarquables que nous auions veuës depuis Dieppe en Normandie, iusques-là, et ne m’en apperceuz qu’à la rencontre de deux Canots 75|| de Sauuages, de la Nation du Bois : cette Nation est fort esloignée et dependante des Cheueux Releuez, qui ne couurent point du tout leur honte et nudité, sinon pour cause de grand froid et de longs voyages, qui les obligent à se seruir d’vne couuerture de peau. Ils auoient à leur col de petites fraises de plumes, et leurs cheueux accommodez de mesme parure. Leur visage estoit peint de diuerses couleurs en huile, fort ioliuement, les vns estoient d’vn costé tout vert, et de l’autre rouge : autres sembloient auoir tout le visage couuert de passements naturels, et autres tout autrement. Ils ont aussi accoustumé de se peindre et matachier, particulierement quand ils doivent arriver, ou passer par quelqu’autre Nation, comme auoient faict mes Sauvages arriuans aux Squekaneronons : c’est pour ce suiect qu’ils portent de ces peintures et de l’huile auec eux en voyageans, et aussi à cause des festins, dances, ou autres assemblées, afin de sembler plus beaux, et attirer les yeux des regardans sur eux.

Vne iournée, apres auoir trouué ces Sauuages, nous nous arrestames quelque temps en vn village d’Algoumequins, et 76|| y entendant vn grand bruit, ie fus curieux de regarder par la fente d’vne Cabane, pour sçauoir que c’estoit, là où ie vis au dedans (ainsi que i’ay veu du depuis par plusieurs fois aux Hurons, pour semblables occasions) vne quantité d’hommes, my-partis en deux bandes, assis contre terre, et arrangez des deux costez de la Cabane, chaque bande auoit deuant soy vne longue perche plate, large de trois ou quatre doigts, et tous les hommes ayans chacun vn baston en main, en frappoient continuellement ces perches plates, à la cadence du son des Tortuëes, et de plusieurs chansons qu’ils chantaient de toute la force de leur voix. Le Loki ou Medecin, qui estoit au haut bout auec sa grande Tortuë en main, commençoit, et les autres à pleine teste poursuyuoient, et sembloit vn sabbat et vne vraye confusion et harmonie de Demons. Deux femmes cependant tenoient l’enfant tout nud, le ventre en haut proche d’eux, vis à vis du Loki, à quelque temps de là le Loki à quatre pattes, s’approchoit de l’enfant, auec des cris et hurlemens comme d’vn furieux Taureau, puis le souffloit enuiron les parties naturelles, et après recommençoient 77|| leur tintamarre et leur ceremonie, qui finit par vn festin qui se disposait au bout de la Cabane : de sçauoir que deuint l’enfant, et s’il fut guery ou non, ou si on y adiousta encore quelqu’autre cérémonie, ie n’en ay rien sceu depuis, pour ce qu’il nous fallut partir incontinent, apres auoir repeu, et vn peu reposé.

De cette Nation nous allasmes cabaner en vn village d’Andatahouats, que nous disons Cheueux ou Poil leué, qui s’estoient venus poser proche la mer douce, à dessein de traicter avec les Hurons et autres qui retournoient de la traicte de Kebec, et fusmes deux iours à traicter et negotier auec eux. Ces Sauuages, sont vne certaine Nation qui portent leurs cheueux releuez sur le front, plus droicts que les perruques des Dames, et les font tenir ainsi droicts par le moyen d’vn fer, ou d’vne hache chaude, ce qui n’est point autrement de mauuaise grace ; ouy bien de ce que les hommes ne couurent point du tout leurs parties naturelles, qu’ils tiennent à descouuert, auec tout le reste du corps, sans honte ny vergongne ; mais pour les femmes, elles ont vn petit cuir à peu près grand comme vne seruiette, ceint à l’entour 78|| des reins, et descend iusques sur le milieu des cuisses, à la façon des Huronnes. Il y a vn grand peuple en cette Nation, et la pluspart des hommes sont grands guerriers, chasseurs et pescheurs. Je vis là beaucoup de femmes et filles qui faisoient des nattes de ioncs, grandement bien tissuës, et embellies de diuerses couleurs, qu’elles traictaient par apres pour d’autres marchandises, des Sauuages de diuerses contrées, qui abordoient en leur village. Ils sont errans, sinon que quelques villages d’entr’eux sement des bleds d’Inde, et font la guerre à vne autre Nation, nommée Assitagueronon, qui veut dire gens de feu : car en langue Huronne Assista, signifie du feu, et Eronon, signifie Nation. Ils sont esloignez d’eux d’enuiron deux cens lieues et plus ; ils vont par troupes en plusieurs regions et contrées, esloignées de plus de quatre cens lieues (à ce qu’ils m’ont dit) où ils trafiquent de leurs marchandises, et eschangent pour des pelleteries, peintures, pourceleines, et autres fatras.

Les femmes viuent fort bien auec leurs marys, et ont cette coustume auec toutes les autres femmes des peuples errans, que 79|| lors qu’elles ont leurs mois ; elles se retirent d’auec leurs marys, et la fille d’auec ses pere et mere, et autres parents, et s’en vont en de certaines Cabanes escartées et esloignées de leur village, où elles sejournent et demeurent tout le temps de ces incommoditez, sans auoir aucune compagnie d’hommes, lesquels leur portent des viures et ce qui leur est necessaire, iusqu’à leur retour, si elles-mesmes n’emportent suffisamment pour leur prouision, comme elles font ordinairement. Entre les Hurons, et autres peuples sedentaires, les femmes ny les filles ne sortent point de leur maison ou village, pour semblables incommoditez : mais elles font leur manger en de petits pots à part pendant ce temps-là, et ne permettent à personne de manger de leurs viandes et menestres : de sorte qu’elles semblent imiter les Iuisues, lesquelles s’estimoient immondes pendant le temps de leurs fleurs. Ie n’ay peu apprendre d’où leur estoit arriué cette coustume de se separer ainsi, quoy que ie l’estime pleine d’honnesteté.