Le Journal de Françoise, Vol 1 No 4/Le roman d’une princesse

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Le Roman d’une Princesse

Par CARMEN SYLVA
(Suite)

Je suis vraiment, mais vraiment pénétré d’une telle faveur de votre plume. Peut-être ne vous doutez-vous pas combien ces mots tracés par une plume princière sont faits pour m’aller au cœur ? Cela tient naturellement à l’écriture.

Vous perpétuez donc les belles traditions des cours, en réunissant autour de vous des artistes et des savants. Et il se trouve dans notre siècle des hommes connus, arrivés aux dignités (permettez-moi de souligner que je n’ajoute pas des hommes de valeur) qui, pour obéir à ce flatteur appel, sacrifient leur individualité propre, parfois divine, à l’esclavage de l’étiquette.

Malheur à la race humaine ! Elle mérite les souffrances sans nom auxquelles elle est en proie ; elle n’est pas digne d’être libre et heureuse.

En ce qui me concerne, Altesse, je suis malheureusement attendu à Rome pour les fêtes de Pâques, à Londres et à Manchester pour les vacances, et jusqu’à Noël, il faudra que vous remettiez le « plaisir de me connaître. » Du reste, vous savez déjà que les désirs d’un prince sont pour moi un ordre de Dieu.

Il m’est difficile de répondre aux autres points de votre gracieuse causerie ; je ne suis pas comme vous de ce grand monde où l’on raconte en souriant à son voisin, parce qu’une expression de pitié va bien à la physionomie : « — J’ai lu aujourd’hui dans le journal, qu’un littérateur, poussé par le besoin, a mis à mort sa femme et ses quatre enfants et s’est suicidé ensuite. N’est-ce pas effroyable ! — Ah ! chère Madame, répond le voisin, ces gens-là sont toujours cause de leurs malheurs. Pourquoi les pauvres ont-ils quatre enfants ? — C’est vrai ; mais ce devait être affreux, ces cinq créatures massacrées ! — Affreux ; prenez donc un bonbon ! Comme la toilette de Louise est réussie ! »

Je vous trouve tout à fait digne de louanges, étant donnés votre sexe et votre situation, de n’avoir encore tué personne. Car, si je ne me trompe, vous m’avez fait la grâce de me révéler qu’il y a dix-neuf ans déjà, « la lumière d’or » a eu l’honneur d’éclairer pour la première fois votre existence. Dix-neuf ans, et n’avoir fait encore de mal à aucun de ses semblables, — c’est vraiment trop pour une fille de prince !

Je suis moi-même « le garnement » que j’ai élevé ; les enfants des autres m’auraient été trop à charge pour en prendre la responsabilité.

Votre dame d’honneur à lunettes et votre précepteur sans barbe auraient beaucoup à reprendre à la méthode d’éducation que j’ai appliquée à mon élève. Et vous-même, dans vos moments de plus gracieuse humeur ; sans doute quand il éclaire et qu’il tonne, que vos vieux chênes s’écrasent à terre, foudroyés ? Ah ! la volupté de la destruction ; nous pourrions peut-être nous rencontrer sur ce point. Je voudrais avoir certaine image dans les mains pour la mettre en pièces. Assez là-dessus. Je débutai dans mon système en disant à mon pupille : — Ceci n’est rien ; tout est absurdité. — Là ! cette éducation ne peut guère produire un courtisan, Princesse ! J’ai peur que mes manières et mes révérences ne soient pas dignes de vos salons ; aussi je ne les exposerai pas aux critiques sévères de vos yeux. Cependant, quant à la taille, je pourrais, au bout du compte, me mesurer avec votre race princière ; mais en quoi cela vous intéresse-t-il ? Les femmes ont toujours été pour moi ce que sont pour d’autres les vers de terre ; une seule fois, dans mon pèlerinage en Grèce, j’ai vu une jeune fille à qui j’aurais volontiers tendu la main. Elle n’avait ni bas ni souliers ; elle portait une grosse cruche sur la tête, marchait péniblement sur le sable brûlant et disparut bientôt de mon horizon. C’est pourquoi je comprends très bien que vous n’aimiez pas qu’on vous tienne longtemps la main. Faites comme moi ; personne ne vient s’y risquer.

La petite princesse, dans son grand château, voudrait connaître Rugen, ses légendes et ses revenants ? Je crois, si vous n’étiez pas « de noble naissance » que vous auriez presqu’un cœur ! Mais je suis bien désillusionné, bien dégrisé par votre dernière lettre : peut-être, parce qu’en vieux fou que je suis, je la rêvais si chaleureuse que je l’ai posée tout un jour sur la glace avant de l’ouvrir. Que pourrais-je vous raconter ? Vous ne me comprendriez pas plus que je ne vous comprends, et là-dessus, basta ! Basta vous semble-t-il encore trop poétique, parce qu’il est emprunté à la douce langue où résonne le Si !

Dr B. Hallmuth.

IX
Rauchenstein, 19 mars 1863.

Ma lettre vous a dégrisé, refroidi jusqu’à congélation, très respecté professeur ? Cela m’a longuement donné à penser. Je voulais découvrir le pourquoi, et en vraie fille de l’Allemagne, j’ai porté mes pensées dans la forêt, où les anémones, les violettes et toutes sortes de petites herbes qui embaument commencent à pleuvoir parmi la mousse. Un souffle de printemps passait entre les bourgeons rouges et gonflés, et m’a dit beaucoup de choses. Je crois que vous avez gardé votre masque plus longtemps que moi. Vous n’avez ni cheveux gris, ni bonne vieille femme. Les femmes sont pour vous ce que les vers de terre sont pour les autres ? Et dans toute votre vie vous n’en avez vu qu’une, une petite grecque aux pieds nus.

Eh bien ! Monsieur le professeur, utilitaire, moraliste, pédagogue, bienfaiteur du peuple, — pourquoi alors vous êtes-vous marié ? C’est fort inconvenant de parler ainsi quand on a une femme ? Il n’y a qu’un vieux garçon pour traiter les femmes de vers de terre ! Le joug du mariage est d’ailleurs, quoique fort bien rembourré, trop solidement attaché pour qu’on y échappe même par la pensée, — je veux dire en parlant aux autres, surtout aux étrangers, et par dessus tout à une jeune fille ! Vous devez être trop préoccupé de me donner bonne opinion de vous, pour vous représenter sous de pareilles couleurs ; vous savez bien que ce ne serait pas fait pour me plaire, à moi, élevée au fond de mes bois.

Non, vous êtes jeune, car en quelques mois, vous vous promenez de Rome à Manchester, et vous travaillez vigoureusement dans l’intervalle, peut-être même pendant que vous y êtes. Mais, faites attention, si vous voulez conserver dans mon estime le rang auquel je vous avais placé.

Je sais bien ce que vous voulez mettre en pièces. C’est le bon Dieu que vous voulez détruire, lui, en qui j’ai tant de confiance et dont je ne trouve pas le monde si mal fait que vous le prétendez.

Essayez un peu de me l’ôter !

C’est ensuite cette classe de la société à laquelle j’appartiens, parce que vous la jugez inutile et même nuisible. Je la défendrai contre vous. Vous voudriez m’arracher ma joie de vivre, non parce que vous même ne jouissez pas de la vie, pas du tout ! Mais parce qu’il vous déplaît que je sois heureuse, tant qu’il existe des créatures qui ont faim. Nous verrons lequel de nous deux est davantage venu au secours de ses frères. Maintenant, vous n’admettez peut-être pas la famille chrétienne plus que l’autre ?

Je ne suis pas aussi dangereusement possédée du besoin de destruction que vous voulez bien le dire. Vraisemblablement, j’ai dans le sang, j’ai sucé avec le lait, des principes conservateurs. Jamais je n’ai cassé une seule de mes poupées ; je conserve des petits verres depuis ma première enfance : je n’ai pas le courage de cueillir une fleur, de peur de lui faire mal et de la voir se faner avant les autres, jamais, même pour la mettre dans mes cheveux, qui sont fort longs et pendent sur mes épaules. Ni tête rasée, ni lunettes, ni pince-nez, rien de l’émancipation des femmes !

On m’avait donné une fois un bouvreuil ; je ne puis souffrir les oiseaux en cage, et la pauvre bête, avec cela, sifflait le « Mantellied ! » C’était si navrant que je l’ai rendu au bout de deux jours. J’ai, dans la forêt toute une volière en liberté qui vient sur ma fenêtre et vole autour de moi. Voilà mon besoin de destruction ! Comme de loin on juge mal les caractères ! Le bon Dieu a une manière à lui de les composer qui met au défi les plus habiles professeurs de logique et d’esthétique.

Puisque vous craignez l’esclavage dans notre maison, vous faites bien de nous éviter. Il ne faut pas qu’il en soit fait de vous comme du pauvre oiseau qui se donnait tant de peine pour me siffler sa plus belle chanson et qui me rendait si malheureuse. Oh ! mon Dieu ! La liberté seulement, la liberté ! Je crois que vous détestez les femmes et moi les hommes, de peur de ce grand esclavage qu’on nomme le mariage. Nous nous armons contre l’inévitable, contre les nuages sombres de la destinée qui montent à l’horizon comme un orage de printemps.

Pauvre désillusionné ! Est-ce que le vin nouveau de Rauchenstein vous a déjà donné mal à la tête ? Alors elle n’est guère solide, car vous n’avez pas encore goûté le vrai crû ? Voici une violette, un salut du printemps, qui vous arrive au milieu de vos neiges.

Ulrique de Horst Rauchenstein.

X
Greifswald, 23 mars 18…
Rayonnante donneuse de violettes !

« Dieu envoya à Noé l’arc-en-ciel, en signe de paix. » Ma blonde et charmante mère me disait cela, quand j’étais petit garçon, et que le dimanche j’apprenais à ses pieds ma Bible enfantine. Les mots et leur sens étaient depuis longtemps étrangers à mon oreille, car des années se sont écoulées depuis. Mais soudain un charme magique a déchiré ce voile du passé ; j’ai tenu dans mes mains une violette, un premier gage de printemps, et j’ai cru en voir jaillir l’arc-en-ciel, envoyé par Dieu à ses élus. Que disiez-vous dans votre première lettre ? « Les statues deviennent vivantes, les temples se relèvent de leurs ruines. » Mais toutes les statues prenaient à mes yeux une forme virginale, pleine de noblesse ; au lieu de temples, s’élevaient des rochers portant un vieux château à leur sommet. Je vous remercie, enfant, de ce rêve ! Il y a entre lui et la réalité un lien solide ; la réalité elle-même n’est d’ailleurs qu’apparence ; votre forêt verdoyante n’est elle-même qu’une poussière incolore, qui, un moment, sous la puissance magique de vos yeux, prend forme et couleur, et redevient ensuite poussière. Poussière elle est devenue, ma blonde et gracieuse mère, et vous-même, vous deviendrez poussière, et je deviens fou à chercher en vain le pourquoi !

Vous seule, si je pouvais vous préserver du sort commun à tous les hommes, je me réconcilierais avec l’ordre du monde ! Non, je ne veux plus rien détruire de ce qui vous est précieux, souriante fille de prince ! Les hommes n’ont compris qu’à demi le sens de l’arc-en-ciel ; ils n’ont laissé aucune paix à Dieu. Avec une curiosité ambitieuse, ils ont voulu escalader les nuages. Mais moi, noble châtelaine, je ne suis pas de ces hommes ambitieux ; je comprends le double sens de ce salut de printemps et j’élargis l’infranchissable abîme, qui, en dépit de toutes les escalades, demeure toujours entre le ciel et la terre. Si jamais notre terre devenait un ciel, alors je m’approcherais de vous et j’implorerais de vos mains une couronne au lieu d’une seule fleur ; mais cela n’arrivera jamais. Il y a deux mondes !

Je ne sais vraiment plus si je suis jeune ou si je suis vieux ; depuis longtemps, je n’ai pas fêté mon jour de naissance, et je n’ai ni parents, ni frères, ni sœurs, d’après lesquels je puisse calculer mon âge. Je suis vieux par la pensée, cela suffit, et j’ai réellement une bonne vieille femme. Elle s’appelle Mine, elle a été ma nourrice et me sert maintenant de ménagère. Elle est la fidèle compagne de mon appariteur, et porte pour devise : — Aussi dévouée que bornée.

À suivre.