Le Journal de Françoise, Vol 1 No 4/Lettre d’Ottawa

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Collectif
Le Journal de Françoise, Vol 1 No 41902-05-10 (p. 7-12).

Lettre d’Ottawa

1er mai 1902.
Chère Françoise,


LA session touche déjà à sa fin et nous ne vous avons pas même entrevue à Ottawa. Ce serait de la noire ingratitude de votre part, si vous n’aviez une excuse : ce nouveau-né qui réclame tous vos instants et dont les spécimens sont ici entre toutes les mains. Vous avez séduit la députation, que dis-je, le gouvernement même. J’entrais l’autre jour chez un de nos ministres les plus anglo-saxons, et j’aperçus sur son bureau la couverture vert-nil du Journal de Françoise, dissimulé sous un monceau de lettres aux en-têtes officielles. J’exposai d’abord l’objet de ma visite, une faveur pour un ami, et comme mon haut interlocuteur me paraissait en veine de bavardage, je lui demandai s’il était abonné. Il me répondit affirmativement. « Mais, remarquai-je, je ne vous ai jamais entendu parler français ? »

— Qu’à cela ne tienne, me dit-il en anglais, vous allez voir. J’attends justement mon ami le Dr Russell, député de Hants, et vous jugerez. Il est le plus fort élève de notre classe de français. Tenez, le voici.

Effectivement, M. Russell, le plus aimable des hommes, ma chère, soit dit par parenthèse, pénétrait justement à ce moment dans le sanctuaire ministériel. Il s’avança vers son ami et lui dit, en lui tendant la main :

— Bonjour — monsieur ; — il — fait — beau — temps — aujourd’hui.

Et le ministre de répondre, avec un sérieux imperturbable, la phrase suivante du manuel :

— Monsieur — vous — avez — un — accent — excellent.

L’expérience était concluante : j’ai chaudement félicité ces deux messieurs de leur magnifique effort. J’étais si contente de leur voir ainsi parler le français que, si je ne m’étais retenue, je les aurais embrassés tous deux… pour l’amour du français. Mais c’est défendu dans les lambris parlementaires. Du moins on le dit, et il faut le croire en dépit des potins qu’on fait circuler.

Vous ne sauriez croire à quel point l’atmosphère du Parlement d’Ottawa constitue un bouillon de culture efficace pour la génération rapide de petites histoires à raconter sous l’éventail. Ne croyez pas que je vais vous les répéter ; j’aurais trop peur de faire rougir les feuillets vierges sur lesquels j’écris ces lignes. Et puis, elles sont presque toutes, sinon fausses, du moins tellement enjolivées, que la vérité y est réduite à l’état de portion infinitésimale.

Pourtant, je viens d’en entendre une, une bien bonne, comme disent ces messieurs. On me l’a racontée au bal de l’Hôtel Russell qui a eu lieu hier soir même et dont les flonflons bourdonnent encore à mes oreilles. Vous savez ce qu’est cette fête à laquelle sont invités, tous les ans, les pensionnaires de l’Hôtellerie St-Jacques. De même qu’au progressive euchre, il y a un prix de consolation pour les joueurs malheureux, de même à Ottawa il y a une soirée de consolation pour ceux qui n’ont pas pu se faire inviter aux réceptions de la session : c’est le Bal du Russell. Il suffit d’inscrire son

(À suivre)
nom sur le registre de l’hôtel et d’y

occuper une chambre même modeste, pour y figurer à côté des membres de l’aristocratie du lieu. Vous concevez le mélange qui résulte de cette facilité d’introduction, mais la fête n’en est que plus drôle, C’est probablement la seule où l’on s’amuse. Ou s’est beaucoup diverti hier soir, surtout les messieurs. À une certaine heure avancée de la soirée, on voit régulièrement pénétrer tout un contingent très élégant de femmes généralement jolies, toutes de grande tenue, mais d’une distinction exagérée qui sent un peu l’apprêt. Ce sont les étoiles des compagnies dramatiques ou lyriques en représentation au théâtre de l’Hôtel admises sous le chaperonnage indulgent mais intéressé de quelque jeune député galant ou quelque sénateur bien conservé dont la moitié voyage au loin. La vraie fête commence alors. Les personnages officiels disparaissent bientôt et une douce confraternité s’établit entre l’art et la politique. Tant de nos législatrices viennent de si loin qu’elles n’ont jamais vu d’actrices de si près ; et c’est pour elles un régal de faire vis-à-vis à ces dames. Et puis, c’est moins cher que de payer sa place au théâtre pour les voir par-dessus la rampe seulement.

Mais j’oublie mon histoire. Or donc voici ce qu’on m’a conté. Vous avez sans doute entendu parler de M. Morin, du Père Morin, le bon député de Dorchester, dont la bonhommie un peu excentrique sert de thème à une foule de contes amusants. Il est plein d’esprit, ce vieux gaulois, mais d’un esprit qui frappe dur comme un coup de massue.

M. Morin était allé rendre visite à l’un des deux présidents qui résident au Parlement, il est inutile de préciser davantage.

Le président le reçut dans son salon où il se trouvait en compagnie d’une dame, amie de sa femme, en visite à la présidence. Il présenta cette dame au Père Morin qui, n’ayant pas saisi le nom et croyant parler à la femme du président, lui adressa de forts galants compliments qu’elle accepta sans lui dévoiler son erreur.

Au bout de quelques instants, Madame la présidente entra en personne dans le salon et son mari la présenta immédiatement à M. Morin qui, fin comme l’ambre, s’aperçut qu’il avait commis une gaffe mais n’en laissa rien paraître. Au contraire, il redoubla de politesse et de compliments à l’égard de la nouvelle venue déployant toute la richesse de son répertoire aimable.

La première dame présentée rit d’abord sous cape de ce qu’elle croyait devoir être la déconvenue du bonhomme ; mais elle fut un peu piquée de voir qu’il ne se laissait pas désarçonner et qu’il n’avait pas sorti pont elle le fond de son sac à madrigaux.

— Mais, dit-elle en minaudant, c’est de la trahison, cela. Vous m’avez déjà fait tous ces compliments-là tout à l’heure quand vous me preniez pour la présidente.

— Excusez, madame, dit le Père Morin en clignant malicieusement son œil, mais je ne vous ai jamais prise pour la présidente. Pensez vous que je ne sais pas distinguer la soie du coton ?

Un peu crue, la réplique ! Mais vous avouerez qu’elle n’est pas banale.

Du bal au sermon, il n’y a qu’un pas, à Ottawa, du moins. On s’y croirait à Versailles au temps du Grand Roi où les dames de la cour émergeaient des salons dorés pour pénétrer à la chapelle royale parfumée et y recevoir les grandes leçons des prédicateurs de la cour. Je vous assure que nos élégantes et nos mondaines ont reçu, dimanche dernier, à l’église du Sacré-Cœur, une douche qui n’était pas mince et qui en a transi quelques-unes jusqu’aux os. On ne parlait que de cela le lendemain. Le Père Lalande, de Montréal, est venu prêcher un sermon à la haute société catholique d’Ottawa. Ce qu’il était documenté et ce qu’il n’a pas ménagé les figures ni les expressions ! On eût dit du Bourdaloue. Du petit coin où j’étais blottie, examinant toutes les têtes courbées sous l’orage, je songeais au grand sermon de l’éminent prédicateur lorsqu’il tenta une dernière fois d’arracher Louis XIV des filets dorés de la Montespan. C’était la même vigueur, le même feu, la même ardeur, avec des tableaux saisissants du luxe, du relâchement des mœurs dans la société, de la licence des réunions mondaines, de l’impudicité des théâtres, de la luxure des costumes, de l’adultère, etc.

L’assistance, prise au piège, s’est retirée confuse et furieuse. Voilà en somme le seul résultat que j’aie constaté ; le lendemain il n’y paraissait plus ; les robes n’en étaient ni plus simples ni plus montantes hier soir. Toutefois, je suis bien sûre que si le gouvernement se mêlait maintenant de recommander le Père Lalande pour le cardinalat, il y aura du grabuge dans bien des ménages ministériels.

Votre amie toujours,
Miss Ping Pong.