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Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Charogne

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Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 88).

CHAROGNE (parlant par respect), s. f. — Terme ignoble. Il peut cependant servir à exprimer l’enthousiasme. J’avais un ami, musicien dans les moelles. Un jour, nous entendions, admirablement exécuté, un de ces quatuors de Mozart où la mélodie divine se déroule, puis s’adoucit, s’obscurcit pour reparaître plus brillante sous mille formes. Un moment, nous étions en suspens, bercés par le calme des accords qui préparaient le retour du motif principal. Mon camarade était haletant, la tête renversée, les yeux à demi-clos. Lorqu’enfin, sans secousse, naturellement, comme une balançoire qui s’abaisse, nous retombâmes dans le flot mélodique, il n’y tint plus : Ah !… Charogne !!! — Croyez-vous qu’il existe un mot au monde pour exprimer tant d’enthousiasme !

Terme affectueux entre vieux amis qui se rencontrent : C’est-i don toi, charogne ! Ça me fait-i plaisi de te voir ! (Ils se collent comme des poires tapées.)

Enfin, c’est, dans les grandes occasions, un mot d’amour, témoin le vers brûlant que notre grand Victor Hugo place dans la bouche innocente de dona Blanca :

Dis-moi des mots d’amour, appelle-moi charogne !

L’emploi de ce mot au sens passionné parait extraordinaire. Voici ce que me répond un membre de l’Académie française à ce sujet : « Les gourmets prisent beaucoup le gibier qui sent un peu le corrompu, en d’autres termes la charogne. Donc être un peu… cela, est une qualité appréciée de certains. »