Le Loup des mers/01

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 3-15).

1

De toutes les aventures que je vais vous raconter et que je ne sais par quel bout prendre, la faute en revient indéniablement à mon ami Charley Furuseth. Et voici comment.

Il possédait un cottage, de l’autre côté de la baie de San Francisco, à l’ombre du mont Tamalpais. Mais, au lieu de l’occuper durant les mois d’été, il préférait résider dans l’atmosphère étouffante et poussiéreuse de la ville, et y suer depuis le matin jusqu’au soir.

L’hiver, au contraire, il s’y installait pour lire en paix Nietzsche et Schopenhauer.

J’avais pris l’habitude d’aller l’y rejoindre, le samedi après-midi, pour demeurer en sa compagnie jusqu’au lundi.

Et voilà pourquoi un certain lundi matin de janvier, je me trouvai à bord du ferry-boat Martinez, un excellent navire, tout neuf, qui effectuait, pour la quatrième ou cinquième fois, la navette entre San Francisco et Sausalito.

Un épais brouillard couvrait toute la baie ; et en ma qualité de terrien, je n’étais pas très rassuré.

En proie à un vague malaise, je quittai le salon commun et gagnai le pont supérieur, où j’allai m’installer en dessous de la passerelle, et je me pris à philosopher sur cette brume mystérieuse qui m’enveloppait.

Un vent frais me soufflait au visage et j’étais là, seul, dans l’obscurité humide. Pas complètement seul, car dans la cabine vitrée qui était au-dessus de ma tête, je sentais confusément la présence du pilote et du capitaine, qui se tenait, sans doute, près de lui.

J’admirais l’avantage que procure, dans la vie sociale, la spécialisation du travail humain. Ainsi, je pouvais, sans rien connaître moi-même au brouillard, aux vents et aux marées, m’en aller en toute sécurité rendre visite, chaque semaine, à mon ami.

De mon côté, je pouvais, n’étant pas distrait par ces diverses contingences, me consacrer à d’autres études plus spéculatives. Par exemple, analyser l’influence d’Edgard Poe sur la littérature américaine. Un essai sur ce sujet, signé de moi, venait justement de paraître dans le numéro courant de la revue l’Atlantic.

Lors de mon embarquement, j’avais, en entrant dans le salon des voyageurs, avidement observé un gros monsieur qui lisait ladite revue, ouverte à la page même de cet article. Et là encore, la division du travail opérait. C’était le savoir spécialisé du pilote et du capitaine qui permettait au gros monsieur, alors qu’on le transportait sain et sauf de Sausalito à San Francisco, de profiter de ma connaissance particulière d’Edgar Poe.

Un homme à la trogne rouge fit claquer une porte derrière lui et s’avança sur le pont en clopinant ; cette intervention interrompit mes réflexions, au moment où je me préparais à jeter sur mon calepin quelques notes, relatives à un autre article, intitulé : La Liberté de l’Art, que je méditais d’écrire prochainement. C’était un plaidoyer bien senti, en faveur des artistes.

L’homme tourna les yeux vers la passerelle, scruta le brouillard ambiant, traversa le pont, puis, toujours clopinant (il avait, je pense, des jambes artificielles), il vint se planter devant moi, les genoux écartés.

Je ne me trompais certainement pas : il s’agissait à coup sûr d’un marin de profession.

— Avec des saletés de temps comme ça on grisonne avant l’âge. Notre pilote en sait quelque chose, fit-il avec un mouvement de tête en direction de la passerelle.

— Pas possible ? répondis-je. Dans la conduite d’un bateau, il y a des certitudes mathématiques. Simple question de métier. La boussole est là…

L’homme se mit à ricaner.

— Des certitudes mathématiques ? pensez… par un temps pareil !

Il me toisa d’un air méprisant, en se renversant en arrière, pour ne pas perdre l’équilibre. Et il s’écria ou, plus exactement, beugla :

— Et la vitesse du courant qui se précipite à travers la Porte d’Or[1] ça vous dit rien, non ? Pour un courant, c’en est un. Tenez, écoutez… C’est une bouée à cloche ! Et nous passons par-dessus ! Le pilote donne un coup de barre, pour changer sa direction.

Le glas lugubre d’une cloche montait en effet, de la mer, dans le brouillard opaque. Le pilote avait rapidement tourné la roue du gouvernail. La cloche sonnait maintenant à bâbord.

La sirène de notre bateau se mit aussi à mugir, et d’autres bruits de sirènes nous parvinrent. L’une d’elles retentit soudain par tribord.

— Vous avez entendu ? me demanda-t-il. C’est un autre bac… Tiens, encore… Une goélette, sûrement… Attention, mon vieux schooner ! Sinon il y aura de la casse avant peu.

Le bac invisible actionnait, sans arrêt, sa sirène à vapeur et la corne de la goélette, qu’on soufflait à la bouche, déchirait l’air de sons terrifiants.

— Ils se font des politesses… Écoutez-moi ça… À présent, les voilà tirés d’affaire !

En effet, le vacarme avait tout à coup cessé.

L’homme était ravi de traduire pour moi les différents appels de sirènes. Son visage rayonnait, ses yeux semblaient lancer des éclairs.

— En voilà un qui a un crapaud dans la gorge ! Je parie que c’est une goélette à moteur, qui navigue à contre-marée. Et elle n’en peut plus !

Puis ce fut le tour d’un petit sifflet strident, qui semblait pris de folie, et qui fusa tout près de nous. Les gongs puissants du Martinez retentirent. Ses roues à aubes s’arrêtèrent et les pulsations de la machine s’éteignirent, pour reprendre au bout d’un instant.

Le petit sifflet, aussi digne et faible qu’un cri de grillon parmi les rugissements d’une ménagerie, s’était rapidement éloigné et se perdit dans le brouillard.

— Un canot automobile, m’expliqua complaisamment la trogne rouge. Des vrais dingues. Faut faire drôlement gaffe. Ils foncent, sans s’occuper de rien. Ils sifflent à tue-tête, et tout le monde doit se garer, pour leur faire place ! La vitesse, pour eux, tout est là. Si on l’avait coulé, c’était bien fait pour sa pomme.

Je m’amusais beaucoup de cette colère, qui me semblait un peu exagérée. Puis l’homme se remit à faire les cent pas sur le pont et je retombai dans ma rêverie.

Le mystère de ce brouillard qui, pareil à une ombre insondable, enveloppait à cette heure notre planète, absorbait toutes mes pensées. Et j’admirais ces humains, simples atomes de lumière, petites étincelles, qui, chevauchant leurs coursiers de bois et d’acier, plongeaient en plein cœur du mystère. Aveugles, ils allaient dans l’invisible, à grands coups de gueule, hardis en apparence, alors que leurs cœurs étaient lourds d’incertitude et de crainte.

Ce fut la voix de mon compagnon qui me ramena à la réalité. Je sortis de mon rêve et souris. Car je m’étais égaré, moi aussi, sans m’en apercevoir, dans des pensées plutôt fumeuses.

— Hé, dites ! Quelqu’un vient de notre côté. Écoutez ! Et il se dépêche… Il fonce droit sur nous. Il ne nous aura pas encore entendus. Le vent souffle en direction contraire.

C’était sur nous que portait le vent et le son de la sirène du navire inconnu nous arrivait en plein, en avant et légèrement sur la droite.

— Un ferry-boat ? demandais-je.

L’homme acquiesça de la tête et répondit :

— Évidemment, avec une voix pareille… (Il eut un ricanement, puis reprit soudain :) Là-haut ils commencent à avoir sérieusement la trouille.

Je levai les yeux. Le capitaine, le buste hors de la cabine vitrée, interrogeait le brouillard comme si, par la seule force de sa volonté, il avait pu réussir à le sonder.

Ses traits reflétaient son inquiétude, tout comme ceux de l’homme à la trogne rouge, qui s’était avancé vers la lisse et regardait, avec autant d’attention, l’invisible danger.

La suite se déroula avec une inconcevable rapidité. Le brouillard s’ouvrit, comme sous l’action d’un coin, et l’avant d’un grand navire en émergea, traînant autour de lui des lambeaux de brume, pareils à des algues sur le museau de Léviathan.

Je vis distinctement un homme à barbe blanche, accoudé au balcon de la cabine du pilote. Il était vêtu d’un uniforme bleu impeccable ; son élégance et son calme m’avaient frappé, je m’en souviens.

Ce calme avait, en l’occurrence, quelque chose de vraiment terrible. L’homme acceptait la Destinée à laquelle il liait son propre sort et, avec un flegme parfait, il semblait vouloir déterminer le point précis de l’inévitable collision.

Il ne prêta aucune attention à notre pilote, blême de terreur, qui lui hurla :

— Tu peux être content de toi !

Cette remarque n’exigeait pas de réponse, d’ailleurs la trogne rouge me cria, presque en même temps :

— Empoignez ce que vous pourrez et cramponnez-vous !

Il ne plaisantait plus et il était, lui aussi, devenu étonnamment calme. Il ajouta, avec une sorte d’amertume, et comme s’il savait déjà tout ce qui allait suivre :

— Vous entendrez bientôt les femmes crier…

Presque immédiatement, le choc eut lieu. Le Martinez reçut le coup par le travers. Je le suppose du moins, car je ne vis rien. Je fus violemment projeté sur le pont et, quand je me relevai, le navire abordeur avait déjà disparu.

Il y eut un grand craquement de bois brisé et le Martinez donna fortement de la bande. Alors une clameur indescriptible s’éleva, qui figea le sang dans mes veines et me remplit d’effroi.

Je me souvins des ceintures de sauvetage, qui étaient accrochées aux parois, dans le salon des passagers, et me précipitai. Mais, à peine arrivé au seuil de la porte, je fus violemment refoulé par un flot d’hommes et de femmes affolés.

Je me rappelle que je parvins quand même à entrer et que je décrochai un certain nombre de ceintures. J’en bouclai une autour de moi, et la trogne rouge se chargea de ceindre les autres à un groupe de femmes terrorisées.

À l’heure actuelle, encore, je revois parfaitement la scène dans les moindres détails. La paroi du salon avait été défoncée sous le choc. Le plancher était jonché de fauteuils renversés, de valises et de sacs à main, de parapluies et de couvertures, et d’un tas d’autres objets hétéroclites, abandonnés par les gens surpris par cette catastrophe inattendue.

Le gros monsieur, qui tout à l’heure lisait mon article, tenait toujours en main la revue, et me demandait, avec une insistance stupide, si à mon avis, il y avait réellement danger. La trogne rouge, toujours claudiquant, se démenait courageusement et bouclait sans arrêt des ceintures autour de la taille des passagers.

Un groupe de femmes avait refoulé du dehors. Le visage décomposé et la bouche béante, elles hurlaient, comme un chœur d’âmes perdues.

Voilà ce qui, surtout, m’ébranlait les nerfs. La trogne rouge en était, en dépit de son sang-froid, tout aussi excédée. De colère, il était devenu pourpre et, les bras étendus en l’air, comme pour exhorter les malheureuses, il clamait à tue-tête :

— Taisez-vous, bon Dieu ! Taisez-vous !

Il y avait, dans cette scène, une sorte de comique involontaire, qui me fit éclater de rire. Puis, l’instant d’après, l’horreur de la situation m’étreignit de nouveau. Je songeai que ces femmes, de la même race que moi, étaient semblables à ma mère et à mes sœurs, et se refusaient à mourir.

N’y pouvant plus tenir, j’avais vivement regagné le pont du navire. Le cœur sur les lèvres, je m’effondrai sur un banc.

Devant moi, je vis et j’entendis confusément les hommes du bord qui s’efforçaient, en criant, de descendre à l’eau les chaloupes. Cela se passait exactement comme dans les livres. Les poulies étaient coincées. Rien ne fonctionnait.

Une première chaloupe, bourrée de femmes et d’enfants, fut mise à la mer. Mais, à peine s’était-elle un peu éloignée qu’elle s’emplit d’eau et coula à pic.

Un second canot resta pendu en l’air, par une de ses extrémités, et dut être abandonné.

Quant au bateau fantôme, qui avait provoqué le désastre, il n’avait pas reparu ; les hommes de l’équipage affirmaient pourtant qu’il enverrait, sans nul doute, ses propres chaloupes à notre secours.

Le Martinez coulait rapidement. Épouvantés, les passagers sautaient par-dessus bord. D’autres, qui se débattaient dans les vagues, suppliaient qu’on les remonte à bord. Personne ne prêtait attention à leurs clameurs.

Pris de panique à mon tour, je piquai une tête par-dessus bord, en même temps qu’une foule de gens car quelqu’un venait de crier que le bateau sombrait.

Comment je passai par-dessus la lisse, je serais incapable de le dire.

Mais je compris immédiatement pourquoi ceux qui m’avaient précédé désiraient autant regagner le bord. L’eau était glacée, et son contact était une souffrance intolérable. J’éprouvai l’impression d’être tombé dans un brasier. Ce froid intense me brûlait jusqu’à la moelle des os. Son étreinte était semblable à celle de la mort.

D’abord je sentis, dans ma gorge, l’âcreté de l’eau salée, qui m’emplissait la bouche. Les poumons oppressés, le souffle court, je réussis, grâce à ma ceinture, à remonter à la surface, où je flottai comme un bouchon. Mais étant donné le froid, je ne crus pas, tout d’abord, pouvoir y résister plus de quelques minutes.

Autour de moi, une foule de gens se débattaient, s’appelaient les uns les autres. J’entendis aussi, dans le brouillard, un bruit de rames. Sans doute le paquebot fantôme avait-il baissé ses chaloupes.

J’étais étonné de n’être pas déjà mort. Mes membres inférieurs complètement paralysés, je sentais un engourdissement me gagner petit à petit jusqu’au cœur. De petites vagues, aux crêtes écumantes, se brisaient sur ma tête, l’eau pénétrait dans ma bouche. Je suffoquais chaque fois.

À mon insu, le jusant m’avait entraîné. Les sons que j’entendais se firent indistincts. Le dernier bruit que je perçus fut une clameur désespérée, et je compris que le Martinez avait sombré.

Et, tout à coup, j’eus, dans un sursaut de frayeur, l’impression que j’étais seul. Le silence m’environnait. Rien que le clapotis de l’eau, plus sinistre encore dans le brouillard grisâtre. Une panique, partagée avec une foule, est moins effrayante que celle qui s’abat sur vous, quand vous êtes seul. Pourtant, tel était mon cas. J’allais à la dérive. Où étais-je ainsi emporté ?

L’homme à la trogne rouge m’avait dit que la mer descendante refluait vers la Porte d’Or. Allais-je donc être entraîné au large ? Et ma ceinture de sauvetage, combien de temps me soutiendrait-elle encore ? J’avais entendu dire que dans ces gilets de sécurité, il y avait beaucoup plus de papier que de liège. Ils se saturaient bientôt d’eau et perdaient alors toute flottabilité.

Or, je ne savais pas nager. J’étais complètement seul dans une immensité grise, pareille à celle des premiers âges du monde. Une crise passagère de folie s’empara de moi, je l’avoue à ma honte. Si bien que, tout en battant l’eau de mes mains gourdes, je me mis à hurler de toutes mes forces, comme je l’avais entendu faire aux malheureuses femmes dans leur panique.

Combien de temps dura cette épreuve ? Je l’ignore. Il y a là une lacune dans mon esprit. Tout ce dont je me souviens, c’est que j’eus l’impression d’avoir vécu des siècles, quand je vis, presque au-dessus de moi, un voilier sortir de la brume.

Il filait sous le vent, à bonne allure, ses voiles gonflées, et fendait l’eau de sa proue, qui ouvrait un large sillon d’écume.

J’étais juste sur sa route. Je voulus crier, mais je n’en eus pas la force. L’étrave m’effleura et, pris dans un formidable remous, je sentis une grosse vague me passer par-dessus la tête.

Puis le flanc noir du bateau glissa si près de moi, que j’aurais pu le toucher de la main. Désespérément, je tentai de m’y accrocher, d’enfoncer mes ongles dans le bois. Mes bras refusèrent de m’obéir. De nouveau, j’essayai d’appeler. Mon gosier n’émit aucun son.

La poupe, à son tour, se présenta à moi, tombant à pic dans un creux des vagues. J’aperçus un homme qui était à la barre et, près de lui, un autre individu qui semblait avoir pour unique occupation de fumer un cigare.

Je distinguai la fumée qui s’échappait de ses lèvres ; d’un geste machinal, il tourna la tête dans ma direction, et promena son regard sur l’eau. Cet acte, chez lui, n’était pas prémédité. Il était dû à un simple hasard. L’homme était oisif et il cherchait inconsciemment à s’occuper l’esprit en contemplant la mer.

Pour moi, la vie et la mort étaient dans ce regard. Le brouillard s’apprêtait à absorber le navire et je ne voyais plus que le dos du timonier.

Mais le regard, s’étant abaissé sur l’eau, vint se poser sur moi. Il me rencontra et ne se détourna pas. Nos yeux, au contraire, se croisèrent.

Instantanément, l’homme cria un ordre, puis bondit à la roue du gouvernail, qu’il manœuvra. Le bateau vira lentement sur lui-même, mais, emporté par son élan, s’effaça dans la brume.

J’étais à bout et me sentais glisser dans une totale inconscience, lorsque je perçus des coups d’aviron qui s’approchaient de moi, et des appels que je supposai m’être adressés.

J’entendis ensuite une voix bourrue, qui me criait de plus près :

— Bon sang ! Pourquoi ne répondez-vous pas ?

Alors je tournai de l’œil et m’évanouis dans les ténèbres.


  1. Détroit qui fait communiquer la baie de San Francisco avec la mer.