Le Loup des mers/03

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 29-48).

3

La colère de Loup Larsen s’apaisa aussi soudainement qu’elle s’était déclarée. Il ralluma un cigare et promena son regard autour de lui.

Ce regard tomba sur le coq qui, de la porte de la cuisine, continuait à m’observer.

— Hé, toi, le cuistot ! commença-t-il, avec une douceur apparente, qui avait l’aménité tranchante de l’acier.

— Voilà, capitaine… répondit l’autre, avec servilité. À votre service, capitaine…

— C’est mauvais pour la santé, de tendre le cou comme ça. Je viens de perdre mon second et je voudrais bien, au moins, garder mon cuisinier ! Il faut prendre soin de toi, en prendre grand soin. Compris ?

— Oui, capitaine…

Et le coq, rentrant dans la cuisine, y disparut instantanément, comme un diable dans sa boîte.

Indifférent à cette algarade, qui visait simplement le cuisinier, l’équipage, un instant alerté par la mort du second, s’était remis à vaquer à des besognes diverses.

Seul, un petit groupe d’hommes, qui se tenait à l’arrière, près d’un capot, continuait à converser à mi-voix. Ces hommes, à en juger par leur allure dégagée, n’étaient évidemment pas des matelots. C’étaient, comme je le sus par la suite, des chasseurs de phoques.

— Johansen ! hurla Loup Larsen.

Docilement, un matelot s’avança.

— Va chercher ta paumelle[1] et ton aiguille, et couds-moi ce bougre-là (Il désignait le mort.) dans un bout de toile ! Tu trouveras ce qu’il faut dans les rebuts de la soute aux voiles. Débrouille-toi.

— Bien, bien, capitaine… répondit l’homme. Et qu’est-ce qu’il faudra lui mettre aux pieds ?

— T’occupe pas de ça… Hé, cuistot !

Thomas Mugridge entendit, dans sa cuisine, la voix de stentor et montra son nez.

— Tu vas remplir un sac de charbon que tu apporteras ici !

Puis Loup Larsen demanda aux chasseurs de phoques, toujours groupés :

— Y en a-t-il un, parmi vous, qui possède une Bible, ou un livre de prières ?

Tous secouèrent la tête. L’un d’eux lança une plaisanterie que je n’entendis pas ; mais tous s’esclaffèrent.

Loup Larsen posa la même question à plusieurs matelots. Mais Bibles et livres de prières étaient des articles rares à bord de la goélette. Un des matelots offrit d’aller voir, au poste de l’équipage, s’il ne trouverait rien. Mais il revint, deux minutes après, les mains vides.

Loup Larsen haussa les épaules.

— Dans ce cas, dit-il, nous allons, sans autres discours, le passer par-dessus bord… À moins que le type qu’on a repêché, qui a une tête de pasteur, ne connaisse l’Office des morts en mer.

Ce disant, il s’était retourné vers moi et me faisait face.

— Vous êtes pasteur, n’est-ce pas ?

Les regards des six chasseurs de phoques convergèrent vers moi. J’avais conscience de ressembler, dans mon accoutrement improvisé, à un guignol. J’étais, je le savais, parfaitement ridicule.

Un grand rire s’éleva parmi les six hommes, un rire grossier et malséant, réaction naturelle de la part de gens grossiers eux-mêmes, chez qui toute sensibilité était depuis longtemps émoussée. La présence du cadavre étendu sur le dos, avec ses traits contractés, ne les gênait nullement.

Loup Larsen, lui, ne riait pas. Mais une petite lueur amusée dansait dans le gris d’acier de ses prunelles.

Comme il s’était rapproché de moi, je pus l’examiner de plus près. Sa figure carrée, aux traits fortement marqués, présentait de prime abord, comme le reste du corps, un aspect massif et brutal. Mais on sentait, derrière cette force presque bestiale, la souplesse de l’esprit et, à travers ce masque dur, une vive intelligence qui se dissimulait. Là encore, à la réflexion, l’impression première se modifiait.

Le front haut, qui se bombait au-dessus des yeux, indiquait une incomparable virilité. Les yeux, sous ce front, étaient grands et beaux, très écartés, et ombragés par d’épais sourcils noirs. Comme ces soies chatoyantes, qui changent de couleur à la lumière du soleil, mille nuances s’y jouaient, mille reflets divers, qui allaient du gris clair au gris foncé, et du vert de mer au bleu du ciel.

Et ces yeux étonnamment changeants traduisaient les mille aspects d’une âme également susceptible de méditer avec tristesse sous un ciel de plomb, de s’allumer d’éclairs de feu, comme une épée tourbillonnante, de se glacer comme un paysage de l’Arctique, ou de fasciner, sous leur flamme amoureuse, la femme convoitée, jusqu’à ce qu’elle se livre, heureuse et vaincue.

Mais je reviens à mon sujet.

Je répondis à Loup Larsen que je n’étais pas pasteur et que je ne pouvais malheureusement rien pour le service funéraire en question.

Il me demanda alors, d’une voix sèche :

— Comment gagnez-vous votre vie ?

C’était la première fois qu’une pareille question m’était posée. Pris au dépourvu, je répliquai, assez sottement, je l’avoue.

— Je… Je suis un gentleman.

Je vis la lèvre de Loup Larsen se retrousser dans un ricanement méprisant.

— Mais j’ai toujours travaillé et je travaille encore… m’écriai-je avec impétuosité, comme si j’avais été en présence d’un juge devant qui j’aurais eu à me disculper.

Je me rendis compte, en même temps, que c’était stupide de vouloir discuter avec lui.

— Travaillé pour gagner votre vie, je pense ? reprit la voix sévère et impérative, qui me faisait trembler comme un enfant terrorisé par son professeur.

Il y eut un silence.

— Sinon, qui vous nourrit ?

— Je possède des revenus suffisants, répondis-je avec assurance.

À peine eus-je parlé que je me mordis la langue, en voyant les sourcils de mon interlocuteur se froncer.

— Je vous demande pardon, capitaine, repris-je, mais cette question n’a rien à voir, pour l’instant, avec ce que j’ai à vous dire.

Loup Larsen fit semblant de ne pas avoir entendu.

— Et qui vous les a gagnés, ces revenus ? continua-t-il. C’est votre père, sans doute. Ce sont les jambes d’un mort qui vous supportent. Et vous ne possédez rien qui vous appartienne en propre. Livré à vous-même, entre deux couchers de soleil, vous seriez incapable de gagner de quoi bouffer pour la journée. Montrez-moi votre main !

Il répondit à une irrésistible poussée de la force qui sommeillait en lui. Car, avant même que je me sois rendu compte de ce qui se passait, il avait foncé sur moi, m’avait saisi la main et la soulevait pour l’examiner. Je tentai de la dégager. Mais, sans aucun effort, il resserra ses doigts, si puissamment, que je crus qu’il allait écraser les miens.

En pareille occurrence, sauvegarder sa dignité n’est pas aisé. Je ne pouvais que me tortiller et me débattre. Je pouvais encore moins engager la lutte avec un tel être qui, d’une simple torsion, était susceptible de me briser le bras.

La seule chose que j’avais à faire était, évidemment, de me tenir tranquille et d’accepter cet affront.

Je remarquai que les poches du mort avaient été vidées de leur contenu sur le pont. Le cadavre disparaissait peu à peu, avec son ricanement diabolique, dans une enveloppe de toile à voile, que tendait et cousait sur lui Johansen, avec du gros fil bis.

Loup Larsen me lâcha la main, avec un geste de dédain.

— D’autres avant vous ont travaillé pour vous, ça se voit. Vous êtes tout juste bon à laver la vaisselle et à aider un marmiton !

J’avais repris mon aplomb et c’est d’une voix ferme que je déclarai :

— Je désire être mis à terre ! Capitaine, je vous paierai votre dérangement et votre temps perdu, au prix que vous fixerez vous-même.

Loup Larsen me regarda curieusement. Ses yeux, qui brillaient, disaient clairement qu’il se moquait de moi.

— J’ai une contre-proposition à vous faire. Et ça pour le bien de votre âme. Mon second est mort et, comme il faut le remplacer, il y aura à bord une promotion générale. Un matelot de première classe prendra la place du second. Mon mousse prendra celle du matelot. Vous prendrez celle du mousse. Il vous suffira de signer un contrat d’engagement pour la durée de la croisière. C’est vingt dollars par mois, et nourri.

« Eh bien, qu’en dites-vous ? Et je vous fais cette offre, je le répète, pour le bien de votre âme. Vous allez devenir quelqu’un. Vous apprendrez à vous tenir et à marcher sur vos propres jambes. Tout au moins à y trottiner.

Je haussai les épaules à ces paroles, car j’avais aperçu un bateau au large. Il faisait voile dans notre direction et grandissait à vue d’œil.

Bien que sa coque fût plus petite, il était, comme le Fantôme, gréé en goélette. Il était charmant à voir, bondissant et volant sur les vagues, et certainement il nous croiserait de très près.

Le vent avait fraîchi et le soleil, de nouveau caché par la brume, avait peu à peu disparu. La mer s’était ternie, elle aussi. Elle prenait des tons plombés, grossissait de plus en plus et lançait vers le ciel les crêtes blanches de ses écumes.

Notre allure s’était accélérée et nous donnions davantage de la bande. Sous une rafale plus forte, une grosse vague passa par-dessus la lisse, le pont fut submergé et balayé par l’eau, et le groupe des chasseurs de phoques eut les pieds inondés.

— Ce bateau vient sur nous, dis-je à Loup Larsen, il passera bientôt à portée de voix. Il se dirige sans doute vers San Francisco.

— C’est très probable, en effet… répondit Loup Larsen, tout en détournant légèrement la tête. Puis il se prit à beugler :

— Cuistot ! Hé, cuistot !

Le coq surgit aussitôt de la cuisine.

— Où est le mousse ? Va lui dire que je veux le voir !

— Oui, capitaine.

Et Thomas Mugridge, ayant rapidement couru vers l’arrière, disparut par une autre écoutille, près de la roue du gouvernail.

Il en émergea quelques instants après, suivi d’un jeune gars trapu, qui pouvait compter dans les dix-huit ou dix-neuf ans, et avait l’air d’une gouape.

— Le voici, capitaine, dit le coq.

Loup Larsen, sans lui répondre, vira brusquement vers le mousse et prononça :

— Dis donc, mousse, rappelle-moi ton nom.

— George Leach, capitaine… répondit le garçon d’un air maussade.

Il était visible, à sa mine, que le cuisinier l’avait averti de ce qu’on lui voulait.

— Ça n’est pas un nom irlandais ça ! Avec la gueule que tu as, tu devrais t’appeler O’Toole ou Mac Carthy. À moins que ta mère n’ait fauté avec un Irlandais, ce qui me paraît beaucoup plus vraisemblable.

Je vis les poings du garçon se serrer sous l’insulte, et le sang écarlate monter à son cou.

— Peu importe, d’ailleurs, reprit sèchement Loup Larsen. Tu as peut-être d’excellentes raisons de cacher ton vrai nom. Je ne t’en voudrai pas, pourvu que tu files droit. Compris ? Et qui t’a fait signer ton engagement ?

— Mac Cready et Swanson.

— … Capitaine ! tonna Loup Larsen.

— Mac Cready et Swanson, capitaine… rectifia le garçon, ses yeux brillants d’une lueur plus irritée.

— Et qui a touché les avances ?

— Ce sont eux, capitaine.

— Je suis renseigné. Et toi, tu as été bien content de les leur abandonner. Il fallait que tu disparaisses au plus vite de la circulation, à cause de plusieurs gars que tu savais lancés à tes trousses !

Le jeune garçon se transforma, soudain, en bête sauvage. Son corps se ramassa, comme pour bondir, tandis qu’il grognait :

— Vous êtes un…

— Un quoi ? demanda Loup Larsen, avec une douceur insinuante dans la voix, comme s’il avait été prodigieusement curieux de connaître le mot qui était resté en suspens.

L’autre parut hésiter, puis parvint à se dominer.

— Rien, capitaine… Je retire ce que j’ai dit.

— À la bonne heure ! Tu vois, j’ai deviné juste sur ton compte. Quel âge as-tu ?

— Je viens d’avoir seize ans, capitaine.

— Tu mens. Il y a belle lurette que tu as passé dix-huit ! Fort pour ton âge, je reconnais, et des muscles comme un cheval. Bon, ramasse tes hardes et file au poste d’avant. Te voilà, désormais, promu à la manœuvre et aux soins des canots. Ça colle, hein ?

Sans attendre l’assentiment du jeune garçon, Loup Larsen se tourna vers le matelot qui venait d’achever sa tâche funèbre ; la toile qui contenait le cadavre était entièrement cousue.

— Johansen, que sais-tu en matière de navigation ?

— Rien du tout, capitaine.

— Aucune importance. Je te nomme second. Prends ton sac, et porte-le près de ma cabine, sous la couchette du second.

— Bien, bien, capitaine, répondit joyeusement Johansen.

Durant ce colloque, l’ex-mousse n’avait pas bougé.

— Qu’est-ce que tu attends, toi ? interrogea Loup Larsen.

— C’est que, capitaine, je me suis engagé comme mousse, et pas pour m’occuper des canots. Ça ne me dit rien de changer.

— Ramasse tes frusques, et au poste d’équipage !

L’ordre, cette fois, ne souffrait pas de réplique. Le jeune garçon regarda Loup Larsen, d’un œil mauvais, et ne bougea pas.

L’effroyable force de Loup se manifesta encore une fois. Ce fut l’affaire de deux secondes. D’un bond, il franchit la distance qui le séparait de son interlocuteur et lui colla son poing dans l’estomac.

Au même moment, et comme si j’avais moi-même reçu le coup, je ressentis au thorax une vive douleur. Je cite le fait pour montrer à quel point, à cette époque, mon système nerveux était à vif, et peu habitué au spectacle de la brutalité.

Le jeune garçon — qui pesait au moins soixante-quinze kilos — se tordit. Son corps se replia sur le poing sans réaction aucune, comme un chiffon mouillé au bout d’un bâton.

Projeté en l’air, il décrivit une courte trajectoire et alla s’étendre, tout de son long, sur le cadavre du second, où il se tortilla de douleur.

— Alors… nargua Loup Larsen. Es-tu décidé à obéir ?

Mais, durant ce temps, je n’avais pas cessé d’observer la goélette, qui n’était plus maintenant qu’à deux cents mètres de nous, environ.

C’était un petit navire, coquet et bien tenu. Je pouvais discerner, sur une de ses voiles, un grand numéro peint en noir.

— Quel est ce bateau ? demandai-je.

— C’est le bateau-pilote Lady-Mine, grommela Loup Larsen. Il regagne San Francisco. Si ce vent tient, il y sera dans cinq ou six heures.

— Je vous prie de lui faire les signaux d’usage, pour qu’il vienne me prendre et me reconduire à terre.

— Désolé ! Mais j’ai perdu mon livre de signaux. Je l’ai laissé tomber à la mer.

Cette plaisanterie fit ricaner le groupe des chasseurs de phoques.

Je réfléchis un instant, tout en regardant Loup Larsen, en plein dans les yeux. J’avais assisté au traitement terrible subi par le mousse, et je n’ignorais pas que je risquais d’en recevoir un tout pareil, sinon pire.

Malgré cette appréhension, je me décidai à accomplir l’acte considéré par moi comme le plus courageux de ma vie. Je courus jusqu’à la lisse, et j’y agitai les bras, en hurlant de toutes mes forces :

— Ohé, le Lady-Mine ! Ramenez-moi à terre ! Mille dollars pour vous si vous me ramenez à terre !

Puis j’attendis, regardant anxieusement deux hommes qui se tenaient ensemble près de la barre ; l’un gouvernait.

L’autre prit un porte-voix et le leva vers ses lèvres. Je ne bronchai pas ; pourtant, à tout moment, je m’attendais à recevoir dans le dos le heurt mortel des poings de la brute qui était derrière moi.

Enfin, n’y pouvant plus tenir, je me retournai. Loup Larsen n’avait pas bougé. Toujours à la même place, il suivait du corps, nonchalamment, le mouvement du bateau, tout en allumant un nouveau cigare.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lança le porte-voix.

Je criai :

— Ma vie est en danger ! Mille dollars pour vous si vous me ramenez à terre !

— Mon équipage a bu trop de whisky à Frisco, hurla Loup Larsen à son tour. Ça n’a rien valu à sa santé. Le type qui est là (Et il me désignait du pouce.) a la berlue. Il s’imagine voir partout des serpents de mer et une armée de singes.

— Compris ! répondit le porte-voix, avec un gros rire. Il peut toujours aller se faire voir !

Loup Larsen et l’homme du Lady-Mine agitèrent leurs bras, en guise d’adieu, et le bateau-pilote fila à toute vitesse.

Penché sur la lisse, je regardai, avec désespoir, la pimpante petite goélette augmenter la morne étendue de mer qui était entre nous. Je songeai que, dans cinq ou six heures, elle serait, elle, à San Francisco !

Je sentais ma tête prête à éclater. J’étouffais, comme si mon cœur était remonté dans ma gorge et l’obstruait. Une lame puissante qui vint frapper le flanc du navire m’envoya sur les lèvres son écume amère. Le Fantôme donna de la bande et embarqua une énorme quantité d’eau, qui se précipita sur le pont.

Lorsque j’eus repris mon aplomb, je vis le mousse qui se relevait péniblement. Il était mal en point, d’une pâleur cadavérique, et sa bouche se crispait, sous une souffrance contenue.

— Eh bien, Leach ? dit Loup Larsen. Ça te dit d’aller au poste d’avant ?

— Oui, capitaine, répondit le garçon, complètement dompté.

— Et vous ? me demanda-t-il.

Je commençai :

— Je suis prêt à vous donner mille dollars…

Il m’interrompit :

— Ça suffit ! Êtes-vous décidé à prendre votre service de mousse ? Ou est-ce que je dois vous dresser ?

Que pouvais-je faire ? Être brutalement frappé. Tué peut-être. Ce n’est pas ce qui arrangerait les choses.

Une fois encore, je fixai les yeux cruels que j’avais devant moi. Ils auraient pu être de véritable granit, pour le peu de chaleur qu’il y avait en eux. Ils étaient mornes, froids et gris, comme la mer qui nous entourait.

— Eh bien ?

— Oui. C’est entendu.

— Dites : « Oui, capitaine. »

Je rectifiai :

— Oui, capitaine.

— Quel est votre nom ?

— Van Weyden, capitaine.

— Votre prénom ?

— Humphrey, capitaine. Humphrey Van Weyden.

— Votre âge ?

— Trente-cinq ans, capitaine.

— Bon. Allez dire au coq de vous mettre au courant de vos fonctions.

Et voilà comment je tombai dans la servitude de Loup Larsen. Il était le plus fort, un point c’est tout !

Ce qui se passait me semblait irréel. Et, aujourd’hui encore, ces événements m’apparaissent comme un horrible cauchemar, inconcevable et monstrueux.

Je m’apprêtais à m’éloigner.

— Attendez, ne partez pas encore ! déclara Larsen.

Docilement, je m’arrêtai.

— Johansen, appelle l’équipage ! Maintenant que tout est réglé, nous allons procéder aux funérailles du mort et en débarrasser le pont, qu’il encombre.

Deux matelots, sur l’ordre de Loup Larsen, prirent le cadavre, solidement cousu dans sa toile, et le portèrent jusqu’à la porte qui s’ouvrait dans un des pavois. Ils le placèrent devant, les pieds tournés vers la mer, et on attacha aux chevilles le sac de charbon qu’avait été chercher le cuisinier.

Un service funèbre, sur mer, devait être, dans mon imagination, empreint d’une majestueuse et effrayante solennité. Ma déception fut complète.

Tous les matelots s’étaient réunis à l’arrière, en faisant grand bruit. Ceux qui dormaient à l’intérieur du bateau, et que Johansen avait été réveiller dans leurs couchettes, bâillaient et se frottaient les yeux. Ils jetaient à la dérobée, vers Loup Larsen, des regards empreints de plus de crainte que d’affection.

Dans le groupe des chasseurs de phoques, un petit homme aux yeux noirs, que ses compagnons appelaient « Smoke », racontait des blagues, avec accompagnement de jurons et d’obscénités. Tout le groupe riait, à se tenir les côtes, et ces rires sonnaient à mon oreille, pareils à un chœur de loups ou à l’aboi des chiens de l’enfer.

Loup Larsen alla vers le mort et toutes les têtes se découvrirent.

Il y avait là, en tout, vingt personnes. Vingt-deux en me comptant, et en comptant l’homme de barre, qui était resté à son poste. Ma curiosité était vive, on le conçoit, d’examiner ces vingt et un personnages, au sort de qui le mien était lié, et qui composaient le petit monde en miniature, flottant sur les eaux, en compagnie de qui je devrais vivre durant un nombre indéterminé de semaines ou de mois.

Les matelots, pour la plupart anglais ou scandinaves, avaient des visages lourds et stupides. Les traits des chasseurs de phoques étaient moins uniformes, plus énergiques, et portaient les marques de leurs nombreuses débauches.

Chose étrange, l’expression du visage de Loup Larsen était exempte de ces tares. Malgré sa dureté, rien de mauvais ne s’y lisait. Une indubitable franchise et une dignité sévère s’y trahissaient même.

Si des rides profondes creusaient cette figure énigmatique, le menton, du moins, était soigneusement rasé. C’est à peine si je pouvais croire que j’avais devant moi le même homme qui venait de se comporter avec une telle brutalité envers Leach.

Comme Loup Larsen allait entamer un petit discours, un nouveau grain s’abattit sur la goélette, la couchant presque sur les flots. Le vent se mit à entonner, dans la mâture, un chant sauvage ; les chasseurs de phoques, inquiets, levèrent les yeux. La lisse devant laquelle gisait le cadavre disparut entièrement sous un paquet de mer et tout le monde, sur le pont, eut de l’eau jusqu’aux genoux.

En même temps, une violente averse s’abattit sur nous ; chaque goutte nous cinglait comme un grêlon.

Puis le grain s’apaisa un peu et Loup Larsen se mit à parler devant les têtes nues, ballottées selon les oscillations du navire. Je n’entendis distinctement, au milieu du vacarme ambiant de la mer et du vent, que la péroraison, où il était dit : « Et le corps sera jeté à la mer… »

— Eh bien, jetez-le ! conclut Loup Larsen.

Puis il se tut.

Les deux matelots qui étaient à portée de la lisse ne comprirent sans doute pas que la cérémonie était terminée et ne bougèrent pas.

— Ouvrez donc, nom de Dieu ! cria, furieux, Loup Larsen. Qu’est-ce que vous attendez ?

Les deux matelots obéirent précipitamment et, tel un chien qu’on jette à l’eau, le cadavre fila vers la mer, où il disparut en un instant, entraîné par le sac de charbon.

— Johansen ! commanda Loup Larsen, fais amener la grande flèche, le petit foc et le clinfoc, et en vitesse ! La bourrasque va redoubler… Et pendant que tu y seras, tu feras bien de prendre un ou deux ris dans les grandes voiles.

Ce fut alors, sur le pont, un remue-ménage général. Johansen, tout fier de ses nouvelles fonctions, beuglait ses ordres, et les matelots tiraient les cordages, grimpaient dans les mâts. Il y avait là, pour moi terrien, une étonnante confusion, alors qu’en réalité tous ces mouvements étaient admirablement réglés.

Ce qui me suffoquait par-dessus tout, c’était l’indifférence totale pour le mort qui venait d’être expédié dans le néant. Ce n’était déjà plus qu’un épisode du passé, un incident négligeable, qui n’entravait en rien ni la manœuvre, ni la marche du bateau.

Personne, sauf moi, n’avait été sérieusement ému. Les matelots se démenaient, tandis qu’en écoutant une bonne plaisanterie de Smoke, les chasseurs de phoques s’esclaffaient de nouveau. Loup Larsen observait le ciel, chargé de nuages, et le vent. Cependant que le mort, immergé après ce simulacre de cérémonie, descendait plus bas, toujours plus bas…

Je fus épouvanté de toute cette cruauté ambiante, inexorable, de la mer et des hommes. L’être humain n’était plus, au milieu d’elle, qu’une fermentation, dénuée d’âme, de la vase et du limon.

Je restais cramponné à la lisse, contre un cordage, et, par-dessus l’étendue désolée des vagues écumantes, je cherchais au loin, du regard, les bancs de brume qui, tout à l’heure encore, me cachaient San Francisco et les côtes de Californie.

Je les avais perdus de vue. Entre eux et moi s’abattaient d’incessantes averses.

Et l’étrange navire, avec les hommes redoutables qui le montaient, poussé par la mer et le vent, bondissant et rebondissant, fuyait à toute allure vers le sud-ouest, à travers les vastes solitudes du Pacifique.


  1. Gant de cuir dont se servent, pour pousser l’aiguille, les selliers et les voiliers.