Le Loup des mers/05

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 61-72).

5

Telle fut la première nuit que je passai en société des chasseurs de phoques. Ce fut aussi la dernière. Le lendemain, Johansen, le nouveau second, fut vivement envoyé au poste d’arrière, où il prit ma place.

Je fus invité à déménager et à transporter mes pénates dans une cabine étroite, que deux matelots occupaient déjà.

Les raisons de la décision prise par Loup Larsen furent bientôt connues et suscitèrent des grognements véhéments parmi les chasseurs de phoques. Si Johansen leur avait ainsi été expédié, c’est qu’il avait la fâcheuse habitude de parler tout haut pendant son sommeil, et de revivre tous les actes accomplis par lui au cours de la journée précédente. Son incessant caquetage, ses cris, les ordres qu’il beuglait, avaient exaspéré Loup Larsen, qui s’était hâté de se débarrasser de lui.

Après la nuit d’insomnie que j’avais passée, je me levai, faible et souffrant cruellement, pour tirer ma seconde journée sur le Fantôme.

À cinq heures et demie, Thomas Mugridge était venu me virer de ma couchette, en y mettant autant d’aménité que Bill Sykes lorsqu’il secouait les puces de son chien[1]. Mais son manque de savoir-vivre lui fut payé avec usure. Le tapage inutile — je n’avais pas fermé l’œil de la nuit — auquel il se livra, réveilla un des chasseurs de phoques. J’entendis, dans la pénombre, un énorme soulier fendre l’air en direction du coq. Il poussa un cri de douleur, puis demanda à tous humblement pardon.

Lorsque je me retrouvai avec lui, dans la cuisine, je remarquai que son oreille était enflée et meurtrie. Elle ne revint jamais à son état normal et tout le monde à bord l’appela dorénavant « Oreille en chou-fleur ».

Un tas d’événements pitoyables s’abattirent sur moi.

Étant tout d’abord rentré en possession de mes vêtements, qui avaient fini de sécher devant le fourneau de la cuisine, je voulus immédiatement les échanger contre les hardes dont j’étais affublé.

Dans ma poche, je cherchai mon porte-monnaie. En plus d’une certaine quantité de petite monnaie, il contenait — j’en avais le souvenir très net — cent quatre-vingt-cinq dollars, en pièces d’or et en billets. Je trouvai la bourse. Mais, à l’exception de quelques piécettes d’argent, tout le contenu en avait été subtilisé.

J’en fis l’observation au coq. Je comptais bien sur une réponse, mais je ne m’attendais pas à être traité comme je le fus.

— Dis-donc, Hump, commença-t-il avec un mauvais regard et un grognement rauque, pour qui que tu me prends ? Si tu veux que je te casse la figure, faut le dire.

« Alors, tu t’imagines que j’suis un voleur. Fais gaffe à toi, sinon, c’est moi qui t’apprendrai à vivre. Comment ? Tu nous tombes sur les bras, je te prends avec moi dans ma cuisine, je te réconforte et te dorlote, voilà ma récompense ! Une autre fois, tu pourras bien aller au fond de l’eau. Et, en attendant, j’ai envie de te flanquer une dérouillée…

Là-dessus, il se mit en garde et fonça vers moi.

Je dois avouer, à ma honte, que j’esquivai son attaque et pris précipitamment la fuite. Pouvais-je agir autrement ? La force, la force seule régnait sur ce vaisseau de brutes. À quoi m’aurait-il servi de ne pas céder devant elle ? Étant donné ma nature moyenne et mon manque d’entraînement physique, affronter les bêtes humaines qui m’entouraient était aussi déraisonnable que de me ruer contre les cornes d’un taureau furieux.

Voilà ce que je me répétais, pour me disculper à mes yeux de ma peu vaillante conduite.

Au point de vue de la pure logique, mon raisonnement était irréfutable et juste. Et pourtant j’avais honte d’agir ainsi. Aujourd’hui encore, je rougis à ce pénible souvenir. Car il est indéniable que j’ai pâti cruellement dans ma dignité d’homme.

Mais je reviens à mon histoire. Ma hâte de fuir avait été telle que mon genou flancha sous l’effort et que je m’écroulai sur le pont.

Pourtant, le coq ne m’avait pas poursuivi et ce fut de la porte de sa cuisine que je l’entendis qui me criait :

— Regardez-le courir avec sa jambe en pâté de foie ! Allons, reviens, mon pauvre petit mignon… Reviens et n’aie pas peur ! Je ne te battrai pas. C’est promis…

Je revins vers la cuisine et poursuivis mon travail, et ce premier épisode de la journée prit fin. D’autres tribulations m’étaient réservées.

Je dressai donc la table, dans le carré, et, à sept heures, j’apportai leur petit déjeuner à Loup Larsen, à son second et aux chasseurs de phoques.

Durant la nuit, la tempête s’était notablement apaisée, mais la mer restait houleuse et le vent assez violent.

Dès le matin, les hommes de quart avaient donné de la toile et mis toutes voiles dehors, à l’exception des deux flèches et du clinfoc, qui ne devaient être largués qu’au cours de l’après-midi[2].

Je pus comprendre que Loup Larsen, au prix d’un léger coude vers le sud-ouest, avait hâte de rencontrer, dans la région des tropiques, les vents alizés, qui nous prendraient par le travers et dont la régularité nous ramènerait vers le nord, dans la direction du Japon.

Le petit déjeuner terminé, une nouvelle mésaventure m’arriva.

La vaisselle lavée, je vidai le fourneau de la cuisine et montai les cendres sur le pont, afin de les jeter à la mer. Loup Larsen et Henderson causaient ensemble, près de la barre, que tenait Johnson. Comme je me dirigeais vers la lisse, je vis un matelot me faire un signe de la tête, que je pris à tort pour un bonjour.

Il voulait, en fait, m’avertir de jeter les cendres sous le vent. Sans me rendre compte de la bêtise que j’allais commettre, je passai près de Loup Larsen et du chasseur de phoques, et vidai ma caisse contre le vent.

Les cendres furent, aussitôt, violemment rabattues, non seulement sur moi, mais sur Henderson et Loup Larsen.

L’instant d’après, je recevais, comme le dernier des chiens galeux, un formidable coup de pied dans le derrière.

Je n’aurais jamais cru qu’un coup de pied puisse faire aussi mal. J’en chavirai et m’effondrai sur le pont. Tout tournait autour de moi. Quant à Loup Larsen, l’opération terminée, il ne me prêta plus aucune attention. Il se contenta de secouer les cendres accrochées à ses vêtements et reprit la conversation interrompue avec Henderson. Johnson, qui avait suivi des yeux toute l’affaire, envoya deux matelots nettoyer le pont.

Un peu plus tard, dans la matinée, j’éprouvai une autre surprise, d’un ordre différent.

Suivant les instructions du coq, j’étais occupé à balayer et à épousseter la cabine de Loup Larsen, et à faire son lit. Contre la cloison, à la tête de la couchette, pendait un filet garni de livres. Curieux de connaître les lectures du capitaine, je les examinai. Quel ne fut pas mon étonnement d’y voir, parmi les noms d’auteurs, ceux de Shakespeare, de Tennyson, d’Edgar Poe et de Quincey.

Il y avait aussi des ouvrages scientifiques, signés de noms connus, traitant notamment d’astronomie et de physique, une Histoire de la Littérature américaine et de la Littérature anglaise, et des grammaires.

Je ne pouvais, dans mon esprit, associer raisonnablement ces volumes à l’homme qu’était Loup Larsen, et je me demandai s’il était vraiment capable de les lire.

Mais, quand j’allai faire le lit, je trouvai, entre les couvertures où il l’avait glissée avant de s’endormir, une édition complète de Robert Browning.

Le livre était resté ouvert à l’ode intitulée : Sur un balcon, et je remarquai, çà et là, des passages soulignés au crayon.

Bien plus, à la suite d’une oscillation du bateau, le volume me glissa des mains, une feuille de papier s’en échappa ; elle était couverte de figures de géométrie et de calculs algébriques.

Il paraissait donc évident que Loup Larsen, cet homme redoutable, n’était pas un ignorant et une simple brute, comme on aurait pu le déduire par ses excès de violence.

Deux natures étaient accouplées en lui, en une association déconcertante. J’avais, d’ailleurs, remarqué déjà la correction presque parfaite de son langage. Évidemment, lorsqu’il parlait à ses matelots ou aux chasseurs de phoques, il s’exprimait en phrases familières, émaillées de barbarismes et de solécismes. Mais il n’y avait rien à reprendre dans les quelques mots qu’il m’avait personnellement adressés.

Cette découverte me réconforta au point que, rencontrant peu après Loup Larsen, qui était seul à arpenter l’arrière du Fantôme, je me risquai à l’entretenir de l’argent qui m’avait été subtilisé.

— On m’a volé… lui dis-je.

— … capitaine ! corrigea-t-il, d’une voix ferme, sinon dure.

Je répétai :

— On m’a volé, capitaine.

— Comment ça vous est-il arrivé ?

Je lui racontai les choses telles qu’elles s’étaient passées. Je lui dis que mes vêtements étaient restés à sécher à la cuisine et comment, après m’être aperçu du vol, j’avais failli être frappé par le coq.

Loup Larsen sourit à mon récit.

— Ce sont les petits profits du cuisinier, dit-il. Ça n’est pas payer trop cher la nouvelle existence qui est la vôtre, non ? D’ailleurs, ce sera pour vous une leçon. Elle vous apprendra à veiller sur votre argent. Jusqu’ici, je suppose, c’était votre notaire ou votre homme d’affaires qui s’en chargeait.

Je sentais, sous la modération de ses paroles, une ironie gouailleuse. J’insistai néanmoins et demandai :

— Comment puis-je rentrer en possession de ce qui m’appartient ?

— Ça vous regarde. Vous voulez un bon conseil ? Quand vous posséderez un dollar, veillez jalousement sur lui. Celui qui laisse traîner son argent mérite qu’il lui soit pris.

« Vous êtes d’ailleurs doublement dans votre tort. Vous avez tenté le cuistot. C’est mal. Par votre faute, il a succombé à la tentation et mis en péril son âme immortelle… À propos, vous y croyez, vous, à l’immortalité de l’âme ?

Il laissa tomber ces mots d’une voix nonchalante. Il me sembla que cette âme close s’entrouvrait soudain devant moi.

Mais ce n’était qu’une illusion. Personne, j’en suis convaincu, n’a jamais pu lire un peu profondément dans l’âme énigmatique de Loup Larsen. C’était une âme solitaire, qui ne laissait jamais tomber complètement son masque. À peine, par moments, s’amusait-elle à le soulever un peu.

— L’immortalité, répondis-je, je la lis dans vos yeux…

Étant donné le tour intime que prenait la conversation, j’avais négligé volontairement, cette fois, le fatidique « capitaine ».

Effectivement, Loup Larsen ne releva pas mon omission. Il reprit :

— Vous lisez la vie dans mes yeux. Mais rien ne prouve que cette vie soit immortelle.

Je ripostai :

— À mon sens, tout le prouve au contraire ! Ma pensée va plus loin que cette vie…

Il détourna la tête et promena son regard sur la mer, qui était morne et désolée. Une vague tristesse se refléta dans ses prunelles, son front devint grave et ses lèvres se durcirent.

Puis, brusquement, revenant vers moi :

— Vous prétendez alors que je suis immortel… Et pourquoi le serais-je ? À quelle fin ?

Répondre à cette question comme il convenait était assez embarrassant. Comment lui expliquer que cette conviction de l’immortalité de l’âme était en moi une intuition intime, inexprimable, quelque chose comme ces douces musiques que nous entendons parfois dans notre sommeil et dont le rythme s’évanouit dès que nous tentons de le fixer, en rouvrant les yeux ?

— Alors, la vie, pour vous, qu’est-ce que c’est ? demandai-je à mon tour.

— La vie… s’exclama Loup Larsen. Je pense que c’est une chose plutôt répugnante. C’est une levure qui bout, une fermentation qui dure, selon les cas, une heure, un jour, une année, un siècle parfois. Puis qui s’arrête.

« Durant ce temps, les gros, pour se nourrir, mangent les petits. Les forts, pour conserver leur force, dévorent les faibles. Ceux qui ont plus de chances sont plus gros que les autres et vivent plus longtemps. Un point c’est tout. Qu’en pensez-vous ?

Il me montra de la main un groupe de matelots occupés, un peu plus loin, à une manœuvre.

— L’homme s’agite, s’agite sans cesse. C’est la loi. Il s’agite, pour gagner son pain et pour pouvoir continuer à s’agiter. C’est un cercle vicieux. Un beau jour, il s’arrête. C’est la fin. Il est mort.

— Il a des rêves, interrompis-je. Des rêves étincelants et radieux…

— Des rêves du ventre !

— Et d’autres aussi…

— Des rêves du ventre, c’est tout, il n’y en a pas d’autres ! Tout se ramène à ça. Tous, tant que nous sommes, nous rêvons de trouver la fortune sur notre route, d’effectuer d’heureux voyages, de réussir dans nos entreprises, qui mettront plus d’argent dans notre poche.

« Nous rêvons d’exploiter plus parfaitement nos semblables, de passer des nuits moelleuses, pendant que d’autres se chargent pour nous des plus ignobles besognes.

« Voilà ce que nous sommes, vous et moi. La seule différence est que j’ai gagné, en trimant dur, le bien-être dont je profite aujourd’hui. Tandis que vous… Qui vous a gagné le lit douillet où vous dormiez, les vêtements élégants que vous aviez sur le dos, les bons repas auxquels vous vous délectiez ?

« Pas vous, bien sûr. Vous n’avez jamais rien acquis à la sueur de votre front. Vous ressemblez à ces frégates qui foncent, à plein vol, sur les boobies[3] pour leur chiper les poissons qu’ils ont pris et s’en repaître à leur place. Vous mangez, vous aussi, la nourriture produite par d’autres hommes qui ne demanderaient pas mieux que de la consommer eux-mêmes.

Je protestai :

— Ça n’a rien à voir avec l’immortalité de l’âme.

Il continua, rapidement, les yeux étincelants :

— La vie je le répète, est quelque chose de répugnant. Et c’est cette saleté que vous voudriez éternelle ? Pourquoi ? Dans quelle intention avouable ? Votre vie a abordé la mienne par accident, et vous n’avez qu’une idée, c’est de me fausser compagnie, pour recommencer à vivre comme un pourceau.

« Mais c’est ma volonté de vous garder avec moi, sur ce bateau. Je prétends faire quelqu’un de vous, ou vous briser. Je pourrais, à l’instant même, vous tuer d’un coup de poing. Car vous n’êtes qu’un minable avorton. Avec votre âme immortelle, êtes-vous seulement capable de me dire pourquoi je vous garde ici ?

— Parce que vous êtes le plus fort !

— Et pourquoi suis-je le plus fort ? Parce que je suis un plus gros morceau de ferment que vous. À des degrés divers, la vie est en nous. Elle s’agite et rêve de s’agiter éternellement. Voilà pourquoi, et sans autre raison valable, nous prétendons être immortels.

Là-dessus, Loup Larsen me tourna les talons et s’éloigna.

Je le vis bientôt s’arrêter, se retourner vers moi et m’appeler.

— À propos, me demanda-t-il, quelle somme le cuistot vous a-t-il volée ?

— Cent quatre-vingt-cinq dollars, capitaine.

Il hocha la tête et, pendant que je redescendais à l’intérieur du navire, afin de préparer la table pour le déjeuner de midi, je l’entendis qui abreuvait d’injures sonores le groupe de matelots qui manœuvrait.


  1. Personnage légendaire, comme notre Jean de Nivelle.
  2. Les « flèches » sont des voiles triangulaires ou trapézoïdales qui, aux mâts d’une goélette, surmontent la grande voile. Le « clinfoc » est une petite voile triangulaire, supplémentaire, qui, à l’avant du navire, vient s’ajouter au petit foc et au grand foc.
  3. Les frégates sont des oiseaux palmipèdes des mers tropicales, aux ailes énormes et puissantes. Les boobies sont d’autres oiseaux aquatiques, lourds d’allure et ressemblant au pélican.