Le Magasin d’antiquités/Tome 1/13

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 108-117).



CHAPITRE XIII.


Daniel Quilp, de Tower-Hill, et Sampson Brass, de Bewis-Marks, à Londres, gentleman, l’un des procureurs de Sa Majesté en la cour du King’s Bench et en celle des Common Pleas à Westminster, et en outre solliciteur près la haute cour de Chancellerie, dormaient tranquillement, sans craindre le moindre désagrément, lorsqu’on heurta à la porte de la rue. Ce ne fut d’abord qu’un modeste coup, qui bientôt se reproduisit fréquemment et arriva graduellement au tapage d’une batterie de canon tirant à courts intervalles ses décharges retentissantes. À ce bruit, ledit Quilp se remit à grand’peine dans la position horizontale et leva avec indifférence au plafond un regard assoupi, témoignant qu’il entendait ce fracas avec quelque étonnement, mais sans vouloir seulement se donner la peine d’en chercher l’explication.

Cependant le bruit du marteau, au lieu de se régler sur l’état somnolent de Quilp, devenait de plus en plus fort et de plus en plus importun, comme si l’on eût voulu reprocher vivement au nain la peine qu’il avait à s’éveiller tout à fait, après avoir ouvert déjà les yeux. Alors Daniel Quilp commença à comprendre qu’il pouvait bien y avoir quelqu’un à la porte, et il en vint ainsi à se rappeler que c’était le vendredi matin, et qu’il avait ordonné à mistress Quilp, de venir le trouver de bonne heure.

M. Brass, après bien des contorsions pour prendre successivement diverses attitudes étranges, après avoir plusieurs fois tortillé sa bouche et ses yeux avec l’expression qu’on peut avoir quand on vient de manger dans leur primeur des groseilles à maquereau encore vertes ; M. Brass, disons-nous, fut éveillé aussi en ce moment. Voyant M. Quilp en train de s’habiller, il se hâta d’en faire autant, mettant ses souliers avant ses bas, fourrant ses jambes dans les manches de son habit, commettant, en un mot, une foule de petites erreurs dans sa toilette, comme cela arrive tous les jours aux gens qui s’habillent en toute hâte et sont encore sous l’empire du sommeil auquel ils ont été arrachés en sursaut.

Tandis que le procureur se donnait toute cette peine, le nain cherchait à tâtons sur la table, proférant entre ses dents des imprécations furieuses contre lui-même, contre le genre humain, et par-dessus le marché contre les objets inanimés ; ce qui amena M. Brass à lui demander :

« Qu’y a-t-il ?

— La clef ! dit le nain le regardant de travers, la clef de la porte du magasin ! … Voilà ce qu’il y a ! … Savez-vous où elle est ?

— Comment pourrais-je le savoir, monsieur ?

— Comment vous pourriez le savoir ! … répéta Quilp en ricanant. Le bel homme de loi ! … Fi, l’idiot ! »

Sans se permettre de représenter au nain, vu sa mauvaise humeur, que si une autre personne avait égaré la clef, son savoir légal, à lui Brass, n’avait rien à voir là dedans ; ce dernier représenta humblement que l’on avait sans doute oublié la veille de retirer la clef, et qu’elle se trouvait probablement encore dans la serrure. M. Quilp, bien qu’il fût persuadé du contraire, car il se rappelait l’avoir soigneusement emportée, voulut bien admettre que le fait fût possible, et, en conséquence, il se dirigea en grommelant vers la porte où il pensait retrouver la clef.

Précisément, à l’instant même où M. Quilp étendait la main sur la serrure et remarquait avec stupéfaction que les verrous avaient été tirés, le marteau retentit plus bruyamment que jamais, et le rayon lumineux qui brillait à travers le trou de la serrure fut intercepté du dehors par un œil humain. Le nain, exaspéré au plus haut degré et désireux de décharger sur quelqu’un sa mauvaise humeur, se détermina à s’élancer tout à coup dans la rue et à se ruer sur Mme Quilp pour reconnaître à sa manière l’empressement qu’elle avait mis à venir.

Dans ce dessein, il tourna doucement la clef, et, ouvrant en même temps la porte, il fondit comme un oiseau de proie sur la personne qui attendait et venait justement de lever le marteau pour frapper de nouveau. Quilp se jeta sur cette personne, la tête en avant, jouant à la fois des poings et des pieds, et grinçant des dents avec rage.

Mais, bien loin de s’attaquer à une victime inoffensive qui implorât sa pitié, le nain ne fut pas plutôt à portée de l’individu qu’il avait pris pour sa femme, qu’il fut salué de deux solides coups de poing sur la tête, de deux autres d’égale qualité dans la poitrine, et que, dans la lutte corps à corps, il reçut une telle pluie de horions, qu’il dut reconnaître que, cette fois, il avait affaire à un adversaire habile et expérimenté. Sans se laisser intimider par cette réception, il se cramponna étroitement à son ennemi, et se mit à mordre et à frapper avec tant d’ardeur et d’opiniâtreté, qu’il se passa au moins deux minutes avant que l’autre pût se dégager. Alors, mais seulement alors, Daniel Quilp se trouva, tout rouge et les cheveux en désordre, au beau milieu de la rue, tandis que M. Richard Swiveller exécutait autour de lui une sorte de danse, tout en lui demandant s’il en voulait encore un peu.

« Il y en a encore au magasin, dit M. Swiveller prenant tour à tour les diverses attitudes menaçantes du boxeur ; j’ai toujours soin d’en tenir un assortiment complet à la disposition des pratiques ; j’exécute la commission avec soin et promptitude. En voulez-vous encore un peu, monsieur ? Ne vous gênez pas si vous n’êtes pas content.

— Je croyais que c’était une autre personne, dit Quilp en frottant ses épaules. Pourquoi ne m’avertissiez-vous pas que c’était vous ?

— Et vous, pourquoi ne disiez-vous pas que c’était vous, au lieu de vous ruer hors de la maison comme un échappé de Bedlam ?

— C’était donc vous qui frappiez ? demanda le nain se remettant sur ses jambes avec un grognement. C’était vous, hein ?

— Moi-même en personne. La dame que voici avait commencé quand je suis arrivé, mais elle frappait trop doucement ; je lui suis venu en aide. »

En parlant ainsi, il indiqua Mme Quilp, qui se tenait toute tremblante à quelque distance.

« Hum ! grommela le nain, jetant sur sa femme un regard de colère, je savais bien que c’était votre faute. Quant à vous, monsieur, est-ce que vous ne saviez pas qu’il y avait là dedans un malade, pour frapper ainsi à enfoncer la porte ?

— Dieu me damne ! répondit Richard ; c’est justement pour ça. Je croyais que tout le monde était mort dans la maison.

— Je suppose que vous venez pour quelque chose ? Qu’est-ce qui vous amène ?

— Je viens savoir comment va le vieux brave homme et l’apprendre de Nelly elle-même, avec qui je désire avoir un petit moment d’entretien. Je suis un ami de la famille, monsieur, du moins, je suis ami de quelqu’un de la famille, ce qui revient au même.

— En ce cas, entrez, dit le nain. Passez, monsieur, passez. Maintenant, à Mme Quilp. Après vous, m’dame. »

Mistress Quilp hésitait, mais M. Quilp insista. Ce n’était pas là un assaut de politesses ou une simple affaire de forme ; car Betzy savait trop bien que son cher mari ne désirait entrer le dernier dans la maison que pour saisir le moment de lui pincer les bras, qui étaient rarement sans porter les marques noires ou bleues des doigts du nain. M. Swiveller, qui n’était pas dans la confidence, fut quelque peu surpris d’entendre un cri étouffé, et, s’étant retourné, de voir Mme Quilp qui faisait un bond douloureux derrière lui ; mais il ne fit pas de remarque à ce sujet, et bientôt il n’y pensa plus.

« Allons, madame Quilp, dit le nain lorsqu’ils eurent pénétré dans la boutique, montez, s’il vous plaît, à la chambre de Nelly, et prévenez la petite qu’on la demande.

— Vous avez l’air de faire comme chez vous, dit Richard qui ignorait les prérogatives de Quilp.

— Je suis chez moi, jeune homme, » répondit Quilp.

Dick en était à chercher le sens de ces paroles, et, bien plus encore, celui de la présence de M. Brass, quand Mme Quilp descendit l’escalier quatre à quatre en annonçant que les chambres étaient vides.

« Vides ! … Sotte que vous êtes ! dit le nain.

— Je vous assure, mon cher Quilp, répliqua sa femme en tremblant, que je suis entrée dans chaque chambre et n’y ai trouvé âme qui vive.

— Ceci, dit M. Brass avec vivacité et en frappant des mains, ceci m’explique le mystère de la clef. »

Quilp regarda successivement d’un air refrogné le procureur, Betzy et Richard Swiveller ; mais ne recevant d’aucun d’eux les éclaircissements qu’il lui fallait, il monta l’escalier en toute hâte, et bientôt le redescendit non moins précipitamment, en confirmant lui-même le rapport qu’il venait d’entendre.

« Singulière manière de partir, dit-il en regardant Swiveller ; partir sans m’en prévenir, moi un ami si discret, si intime ! … Ah ! sans doute il a mieux aimé m’écrire, ou me faire écrire par Nelly… Oui, oui, c’est cela, Nelly a tant d’amitié pour moi… cette gentille Nelly ! »

M. Swiveller paraissait, et il était réellement confondu de surprise. Après avoir jeté sur lui un coup d’œil à la dérobée, Quilp se tourna vers M. Brass et lui dit, avec un ton d’autorité et d’insouciance, qu’il ne fallait pas que cette circonstance les empêchât de procéder à l’enlèvement des meubles, et il ajouta :

« Nous savions bien que le vieux et la petite devaient partir aujourd’hui, mais non qu’ils partiraient de si bonne heure ni si tranquillement. Enfin, ils avaient leurs raisons, ils avaient leurs raisons.

— Où diable sont-ils allés ? … » dit Richard toujours stupéfait.

Quilp branla la tête et se pinça les lèvres de façon à faire croire qu’il savait très-bien le fond des choses, mais qu’il n’était pas libre de le dire.

« Et, demanda Dick, remarquant le désordre qui régnait autour de lui, qu’entendez-vous par cet enlèvement des meubles ?

— Cela signifie que je les ai achetés, mon cher monsieur. Eh bien, après ?

— Est-ce que par hasard ce vieux sournois-là aurait fait fortune, et serait allé vivre dans une villa paisible, en quelque site pittoresque, à peu de distance de la mer agitée ? … » dit Richard de plus en plus confondu d’étonnement.

À quoi le nain répliqua en frottant ses mains avec force :

« Peut-être bien, et il aura eu soin de cacher le lieu de sa retraite pour ne pas recevoir trop souvent la visite de son cher petit-fils et de ses amis dévoués ! … Je l’ignore, moi, mais vous, qu’en dites-vous ? »

Richard Swiveller était atterré par ce revirement inattendu qui menaçait d’une ruine complète le plan auquel il s’était si fortement associé, et semblait détruire dans leur germe même ses projets de fortune. N’ayant appris de Frédéric Trent que le soir précédent la maladie du vieillard, il s’était hâté de faire, auprès de Nelly, sa visite de condoléance et de curiosité, en apportant un premier à-compte de cette éloquence fascinante sur laquelle il comptait pour enflammer un jour le cœur de la jeune fille. Et lorsqu’il avait examiné en lui-même toutes les manières d’être gracieux et persuasif ; lorsqu’il avait médité sur la terrible revanche qu’il comptait prendre de la coquetterie de Sophie Wackles ; voilà que Nell, le vieillard et l’argent, tout était parti, fondu, décampé Dieu sait où, comme si son plan avait été deviné et que l’on eût voulu le renverser dès le début, sans plus attendre.

Au fond du cœur, Daniel Quilp se sentit à la fois surpris et troublé par cette fuite. Il n’échappait pas à son esprit pénétrant que les fugitifs devaient avoir emporté quelques vêtements indispensables ; et, connaissant l’état de faiblesse où était tombée l’intelligence du vieillard, il s’étonnait que celui-ci eût pu avec le concours de l’enfant aller si vite en besogne. On ne saurait supposer, sans faire injure à M. Quilp, qu’il fût tourmenté par l’intérêt charitable que lui inspiraient le vieillard et Nelly. Ce qui le troublait, c’était la crainte que son débiteur n’eût eu quelque magot caché ; or, la seule idée que lui, Quilp, n’eût pas flairé cet argent et l’eût laissé échapper de ses griffes, cette idée le remplissait de honte et de remords.

Dans son état d’anxiété, c’était cependant une consolation pour lui que Richard Swiveller fût, pour des motifs différents, non moins irrité, non moins désappointé que lui dans cette affaire. Bien certainement, pensait le nain, il était venu ici dans l’intérêt de son ami, afin d’arracher au vieillard, soit par la flatterie, soit par la crainte, quelque parcelle du bien dont ils le croyaient abondamment pourvu. Quilp trouva donc du plaisir à vexer Swiveller, en lui traçant le tableau des richesses que le vieillard avait dû entasser, et à s’étendre longuement sur l’art avec lequel celui-ci avait su se mettre à l’abri des importuns.

« C’est bien, dit Richard d’un air découragé ; il n’est pas nécessaire, je suppose, que je reste ici.

— Pas le moins du monde, répondit le nain.

— Vous leur direz que je suis venu… n’est-ce pas ?

— Certainement… la première fois que je les verrai.

— Et dites-leur bien, monsieur, que j’ai été porté ici sur les ailes de la concorde, que j’étais venu pour écarter, avec le râteau de l’amitié, les semences de la violence mutuelle et de l’aigreur, et pour semer, à leur place, les germes de l’harmonie sociale. Voulez-vous avoir la bonté de vous charger de cette commission, monsieur ?

— Très-volontiers, répondit Quilp.

— Voulez-vous, monsieur, être assez bon pour ajouter, dit encore M. Swiveller en exhibant une toute petite carte chiffonnée, que voilà mon adresse, et qu’on me trouve chez moi tous les matins. Deux coups bien distincts suffiront en tout temps pour faire paraître la gouvernante. Mes amis particuliers, monsieur, ont coutume d’éternuer quand la porte est ouverte, afin d’avertir cette fille qu’ils sont mes amis et qu’il n’ont point de motifs intéressés pour s’informer si j’y suis. Ah ! pardon… Voulez-vous me permettre de jeter encore un regard sur cette carte ?

— Comme il vous plaira, dit Quilp.

— Par une petite erreur qui n’a rien que de très-naturel, dit Richard, substituant une autre carte à la première, je vous avais remis mon laisser-passer du cercle choisi que j’appelle les glorieux Apollinistes, cercle dînatoire, dont j’ai l’honneur d’être président perpétuel. Voici le document officiel que j’ai à vous laisser, monsieur. Bonjour. »

Quilp lui souhaita le bonjour ; le grand maître perpétuel des glorieux Apollinistes leva son chapeau en l’honneur de Mme Quilp, le replaça négligemment sur le côté de sa tête, pirouetta et disparut.

Sur ces entrefaites, des charrettes étaient arrivées pour emporter les meubles ; de solides gaillards, coiffés de morceaux de tapis, balançaient sur leur tête des caisses à déménagement et autres bagatelles du même genre, et accomplissaient des exploits musculaires qui rehaussaient singulièrement l’éclat de leur teint. Pour ne pas rester en arrière dans le mouvement, M. Quilp se mit à l’œuvre avec une vigueur extraordinaire, poussant et gourmandant tout le monde comme un vrai démon ; imposant à Mme Quilp une quantité de travaux rudes et impraticables portant lui-même du haut en bas, sans effort apparent, les plus lourds fardeaux ; lançant des coups de pied à son commis du débarcadère toutes les fois qu’il pouvait l’attraper ; et, faisant exprès d’administrer avec sa charge des bosses à la tête ou des renfoncements dans la poitrine de M. Brass, qui se tenait debout dans l’escalier sur son passage pour satisfaire la curiosité des voisins, selon les devoirs de son rôle. Sa présence et son exemple inspirèrent tant d’ardeur aux gens employés par lui, qu’au bout d’un petit nombre d’heures, la maison fut complètement débarrassée et qu’il n’y resta rien que des débris de paillassons, des pots à bière vides et des brins de paille éparpillée.

Assis dans le parloir sur un de ces morceaux de nattes, comme un chef africain, le nain se régalait de pain, de fromage et de bière, quand il remarqua, sans en avoir l’air, qu’il y avait un jeune homme qui du dehors jetait un regard curieux dans l’intérieur de la maison. Certain que c’était Kit, bien qu’il eût vu tout au plus le bout de son nez, M. Quilp l’appela par son nom. Kit entra aussitôt et demanda ce qu’on lui voulait.

« Venez ici, monsieur, dit le nain. Eh bien, voilà donc, votre vieux maître et votre jeune maîtresse partis !

— Comment ? s’écria Kit, regardant tout autour de lui.

— Prétendez-vous n’en rien savoir ? dit aigrement Quilp. Où sont-ils allés ?

— Je l’ignore.

— C’est bon, c’est bon. Osez-vous bien affirmer que vous ignoriez qu’ils fussent partis secrètement ce matin au point du jour ?

— Je n’en savais rien, dit le jeune homme plein de surprise.

— Vous n’en saviez rien ! … Je sais bien, moi, que la nuit dernière vous avez rôdé autour de la maison comme un voleur ! … Ne vous a-t-on pas alors conté la chose en confidence ?

— Non.

— Non ? … Alors, qu’est-ce qu’on vous a dit ? de quoi parliez-vous ? »

Kit ne voyant pas de raison pour garder le secret sur sa conduite, exposa le motif qui l’avait amené et la proposition qu’il avait faite.

« Oh ! dit le nain après un moment de réflexion, nul doute qu’ils ne viennent chez vous.

— Vous pensez qu’ils y viendront ! … s’écria vivement Kit.

— Je le pense. Maintenant, quand vous les verrez, faites-le moi savoir ; vous m’entendez ? Faites-le-moi savoir, et je vous donnerai quelque chose. Je désire leur rendre service, et je ne puis leur rendre service, à moins de connaître où ils sont allés. Vous m’entendez ? »

Le jeune homme se sentait disposé à répondre au nain d’une manière qui eût enflammé la bile de cet irritable questionneur, quand le commis du débarcadère, qui avait visité successivement les chambres pour voir si l’on n’y avait rien oublié, reparut en criant : « V’là un oiseau. Qu’est-ce qu’il faut en faire ?

— Tordez-lui le cou, répondit Quilp.

— Non, non ! … dit Kit en s’avançant. Donnez-le-moi.

— Oh ! oui, dit l’autre garçon ! Venez-y donc ! Voulez-vous laisser la cage tranquille… Voulez-vous me laisser tordre le cou à l’oiseau ? Le maître m’a dit de le faire. Voulez-vous laisser la cage tranquille ?

— Donnez-la-moi, donnez, chiens que vous êtes ! … hurla Quilp. Battez-vous à qui l’aura, chiens que vous êtes ! ou bien c’est moi-même qui tordrai le cou à l’oiseau. »

Sans qu’il fût nécessaire de les y pousser davantage, les deux jeunes garçons tombèrent l’un sur l’autre, s’escrimant des dents et des ongles, tandis que Quilp, tenant la cage d’une main et, de l’autre, labourant avec ardeur le sol de son couteau, excitait les combattants à redoubler leurs coups par ses cris féroces et les sarcasmes qu’il leur lançait. Tous deux étaient d’égale taille ; ils se roulaient en échangeant des horions qui n’étaient pas une plaisanterie. Kit, enfin, assena un coup de poing bien dirigé dans la poitrine de son adversaire, se dégagea et se releva prestement ; puis, arrachant la cage des mains de Quilp, il s’enfuit avec son butin.

Il ne s’arrêta dans sa course qu’en arrivant chez lui. La vue de sa figure ensanglantée causa une profonde épouvante à la mère, et fit jeter des cris d’effroi au plus âgé des deux enfants.

« Bonté du ciel ! Kit, dit vivement mistress Nubbles, qu’y a-t-il donc ? que venez~vous de faire ?

— Ce n’est rien, mère, répondit-il en s’essuyant le visage avec la serviette accrochée derrière la porte. Je n’ai point de mal, n’ayez pas peur. Je me suis battu pour un oiseau, et je l’ai gagné, voilà tout. Taisez-vous, petit Jacob. Je n’ai jamais vu un enfant aussi méchant.

— Comment ! vous vous êtes battu pour un oiseau ! s’écria la mère.

— Oui, je me suis battu pour un oiseau… et le voici ! C’est l’oiseau de miss Nelly, ma mère ; on allait lui tordre le cou. Je l’ai empêché ; moi ! … Ah ! ah ! ah ! … Ils voulaient lui tordre le cou, et devant moi encore !… plus souvent, ma mère ! Ah ! ah ! ah ! »

Kit, en riant de tout son cœur, avec sa face enflée et meurtrie, qui sortait de la serviette, communiqua sa gaieté au petit Jacob ; la mère se mit à rire à son tour ; le poupon, à chanter et à gigoter avec joie ; et tous rirent de compagnie, un peu en l’honneur du triomphe de Kit, mais surtout parce qu’ils s’aimaient beaucoup les uns les autres. Après cet accès d’hilarité, Kit montra l’oiseau aux deux enfants comme une grande et précieuse rareté (ce n’était qu’une pauvre linotte) ; puis, cherchant à la muraille un vieux clou, il se fit avec une table et une chaise un échafaudage sur lequel il grimpa lestement pour arracher le clou avec ardeur.

« Voyons, dit-il ; il faut que j’accroche la cage près de la fenêtre… Ce sera plus agréable pour l’oiseau… De là, il apercevra le ciel tout à son aise, si ça lui plaît. Il chante bien, allez, je puis vous le garantir. »

Kit recommença de ce côté son échafaudage, et armé du tisonnier en guise de marteau, il enfonça son clou et y suspendit la cage, à la grande satisfaction de toute la famille. Tout étant bien arrangé et consolidé, il se retira près de la cheminée pour admirer de là son œuvre à laquelle on déclara tout d’une voix qu’il ne manquait plus rien.

« Et maintenant, mère, dit-il, je veux, sans perdre un moment, sortir pour aller voir si je trouverai un cheval à tenir ; et alors, avec mon gain, je pourrai acheter du millet pour l’oiseau et pour vous un morceau de quelque chose de bon par-dessus le marché. »