Le Magasin d’antiquités/Tome 1/26

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 214-221).



CHAPITRE XXVI.


Nelly, le cœur brisé, s’éloigna avec le maître d’école du chevet de l’enfant et retourna à la chaumière. Elle eut soin de cacher au vieillard la cause réelle de son chagrin et de ses larmes ; car l’enfant mort orphelin n’avait qu’une grand’mère comme elle n’avait qu’un grand-père, et il ne laissait qu’une parente âgée pour pleurer sa perte prématurée.

Elle se mit au lit aussi vite qu’elle le put, et, lorsqu’elle se trouva seule, elle donna un libre cours à la tristesse qui accablait son âme. Mais la scène affligeante dont elle avait été témoin contenait pourtant une leçon de satisfaction et de reconnaissance : de satisfaction, puisque Nelly se sentait bien portante et libre ; de reconnaissance, puisqu’elle avait été conservée au seul parent, au seul ami qu’elle chérît, pour vivre et respirer dans un monde magnifique à ses yeux, tandis que tant de jeunes créatures, aussi jeunes qu’elle et aussi pleines d’espérance, étaient frappées et couchées dans leurs tombes. Combien de tertres funèbres dans ce vieux cimetière où elle avait erré dernièrement, s’étaient couverts de verdure sur des tombes d’enfants ! Bien qu’elle ne pensât elle-même que comme une enfant et ne réfléchît peut-être pas suffisamment à quelle brillante et heureuse existence sont appelés ceux qui meurent jeunes, et que la mort leur épargne la douleur de voir s’éteindre les autres autour d’eux, de voir descendre dans la tombe les plus fortes affections de leur cœur, ce qui fait mourir bien des fois le vieillard dans le cours d’une longue existence : cependant Nelly avait assez de raison pour comprendre facilement la moralité du spectacle auquel elle avait assisté cette nuit et pour en graver profondément le souvenir dans son cœur.

Elle ne rêva qu’au petit écolier ; elle le revoyait non pas couché dans son cercueil, non pas couvert de terre, mais au milieu des anges et souriant avec joie.

Le soleil, qui dardait dans la chambre ses rayons bienfaisants, l’éveilla. Il ne restait plus qu’à prendre congé du pauvre maître d’école et à recommencer le pèlerinage.

Tandis qu’ils faisaient leurs apprêts de départ, la classe était commencée. Dans la salle obscure le bruit de la veille retentissait encore, un peu plus tempéré, peut-être, mais si peu que rien. Le maître d’école quitta sa chaire et accompagna ses hôtes jusqu’à la porte.

Nelly lui présenta d’une main tremblante et avec hésitation l’argent que la dame lui avait donné aux courses pour payer ses fleurs ; toute confuse dans ses remercîments, en pensant à la modicité de son offrande, et rougissant de lui donner si peu. Mais il la força à garder son argent, et, s’étant baissé pour l’embrasser sur la joue, il rentra dans sa maison.

Les voyageurs n’avaient pas fait une douzaine de pas, que le maître d’école était revenu sur le seuil de sa porte. Le vieillard retourna vers lui pour lui presser les mains ; Nelly en fit autant.

« Bonne chance et bon voyage ! dit le pauvre maître d’école. Me voilà seul encore. Si un jour vous repassez par ici, n’oubliez pas la petite école de village.

— Nous ne l’oublierons jamais, monsieur, répondit Nelly ; jamais nous ne perdrons la mémoire de vos bontés pour nous.

— J’ai souvent entendu de semblables paroles tomber des lèvres des enfants, dit le maître d’école secouant la tête et souriant d’un air pensif ; mais elles ont été bientôt oubliées. J’avais un jeune ami, bien jeune il est vrai, mais il n’en valait que mieux. À présent tout est fini ! … Que Dieu vous conduise ! »

Ils lui renouvelèrent plusieurs fois leurs adieux et partirent enfin, marchant d’un pas lent et se retournant souvent jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus l’apercevoir. Ils avaient fini par laisser loin derrière eux le village et n’en voir même plus la fumée à travers les arbres. Alors ils pressèrent le pas ; leur dessein était de gagner la grande route et de la suivre à la grâce de Dieu.

Mais les grandes routes mènent bien loin. À l’exception de deux ou trois petits groupes de chaumières qu’ils dépassèrent sans s’arrêter et d’un cabaret isolé situé au bord du chemin où ils se procurèrent du pain et du fromage, cette grande route ne les avait encore menés à rien… L’après-midi s’avançait, et toujours s’allongeait cette même route triste, ennuyeuse et tortueuse qu’ils avaient suivie durant toute la journée. Cependant, comme ils n’avaient pas d’autre ressource que d’aller en avant, ils continuèrent à marcher, bien que plus lentement à cause de leur fatigue excessive.

L’après-midi était devenue une belle soirée lorsqu’ils arrivèrent à un endroit où la route formait un grand détour à travers une lande. Sur les limites de cette lande et près d’une haie qui la séparait des champs cultivés, était une caravane au repos ; nos voyageurs, qui n’avaient pu la voir à raison de la position qu’elle occupait, l’abordèrent si soudainement qu’ils n’eussent pu l’éviter quand ils auraient voulu le faire.

Ce n’était pas un de ces chariots délabrés, sales, poudreux, comme on en voit tant de ce genre, mais une petite maison posée sur des roues avec des rideaux blancs en basin décorant les croisées et des jalousies peintes en vert encadrées dans des panneaux d’un rouge vif, heureux contraste de couleurs qui donnait à l’ensemble un aspect éclatant. Ce n’était pas non plus une pauvre caravane traînée par un âne seulement ou par une rosse étriquée, car deux chevaux en bon état avaient été dételés et paissaient l’herbe fraîche. Ce n’était pas non plus une caravane de bohémiens, car devant la porte ouverte, ornée d’un marteau de cuivre bien luisant, était assise une grosse dame de bonne mine, coiffée d’un grand chapeau à larges nœuds de rubans. Il était facile de reconnaître que la caravane n’était pas non plus dépourvue du confortable, d’après les occupations de la dame qui se donnait la jouissance de prendre son thé. Tout l’attirail nécessaire pour ce petit repas, y compris une bouteille d’un caractère suspect et une tranche de jambon froid, était posé sur un tambour couvert d’une serviette blanche : c’est là qu’était assise, comme à la meilleure table du monde, la dame errante, à prendre son thé et à regarder le paysage.

Il arriva en ce moment que la maîtresse de la caravane ayant porté sa tasse à ses lèvres, laquelle tasse était de taille à servir pour le déjeuner, comme si tout devait être copieux et solide à l’avenant ; les yeux fixés sur le ciel, tout en savourant l’arôme de son thé, relevé peut-être d’un doigt de la liqueur contenue dans la bouteille suspecte (mais ceci est une simple supposition et n’a pas trait à notre histoire) ; il arriva que, tout entière à cette agréable occupation, elle n’aperçut pas d’abord les voyageurs qui s’approchaient d’elle. Ce ne fut donc qu’après avoir posé sa tasse et englouti à grand’peine sa ration abondante, qu’elle vit un vieillard et une jeune fille s’avancer lentement et la contempler d’un air d’admiration modeste mais affamée.

« Hé ! cria la maîtresse de la caravane, secouant les miettes tombées sur ses genoux et les avalant avant d’essuyer sa bouche ; oui, c’est bien elle ! Mon enfant, qui est-ce qui a gagné le prix de la course générale ?

— Gagné quoi, madame ? demanda Nelly.

— Le prix de la course générale, mon enfant ; le prix qui devait être disputé le second jour.

— Le second jour, madame ?

— Oui, le second jour, le second jour ! répéta la dame d’un air d’impatience. Vous pouvez bien me dire qui a gagné le prix quand je vous adresse poliment cette question.

— Je l’ignore, madame.

— Vous l’ignorez ! Comment, vous qui y étiez ! Je vous ai vue de mes propres yeux. »

Nelly ne fut pas médiocrement effrayée d’entendre ces paroles, car elle supposa que la dame pouvait être liée avec la maison de commerce Short et Codlin ; mais ce qui suivit fut de nature à la rassurer.

« Et j’ai regretté beaucoup, ajouta la maîtresse de la caravane, de vous voir en compagnie d’un polichinelle ; un misérable, un bas histrion que l’on devrait même rougir de regarder.

— Je n’y étais pas par goût, madame. Nous ignorions notre chemin ; ces deux hommes ont bien voulu nous accueillir et nous emmener avec eux. Est-ce que… est-ce que vous les connaissez, madame ? »

La maîtresse de la caravane jeta une sorte de cri.

« Moi les connaître ! moi connaître ça ! … Mais vous êtes jeune et sans expérience, et par conséquent je vous pardonne de me faire une pareille question. Est-ce que j’ai l’air de les connaître ? Est-ce que la caravane a l’air de connaître ça ? …

— Non, madame, non… dit l’enfant, craignant d’avoir commis quelque faute grave. Je vous demande pardon. »

Ce pardon fut immédiatement accordé, quoique la dame parût encore toute hors d’elle-même devant cette supposition offensante. L’enfant lui expliqua alors qu’ils avaient quitté les courses dès le premier jour et qu’ils se rendaient par cette route à la ville la plus proche, avec l’intention d’y passer la nuit. Comme la physionomie de la dame commençait à s’éclaircir, Nelly se hasarda à demander s’il y avait loin. La dame, après lui avoir bien expliqué d’abord qu’elle avait été aux courses le premier jour en cabriolet, par partie de plaisir, mais sans y avoir affaire et sans intérêt, finit par lui répondre que la ville était encore à huit milles de là.

Ce renseignement peu encourageant déconcerta Nelly, qui ne put retenir une larme en mesurant du regard la route de plus en plus ténébreuse. Le grand-père ne fit pas entendre de plainte, mais il soupira profondément, appuyé sur son bâton et cherchant vainement à mesurer des yeux l’étendue du chemin poudreux.

La maîtresse de la caravane s’occupait de ranger sa tasse et sa théière, pour desservir la table ; mais remarquant l’air d’anxiété de l’enfant, elle hésita et suspendit l’opération. Nelly la salua, la remercia de son obligeance, prit la main du vieillard et s’éloigna. Déjà elle avait fait une cinquantaine de pas, quand la maîtresse de la caravane lui cria de revenir.

« Plus près, plus près encore ! dit-elle, l’invitant à gravir les degrés de la plate-forme. Avez-vous faim, mon enfant ?

— Pas beaucoup… Mais nous sommes fatigués ; et puis c’est… c’est encore bien loin.

— C’est égal. Que vous ayez faim ou non, vous ne serez pas fâchée de prendre un peu de thé. Je suppose que cela ne vous déplaira pas, mon vieux monsieur ? »

Le grand-père ôta humblement son chapeau et la remercia. La dame l’engagea à monter aussi sur la plate-forme. Mais comme le tambour n’eût pas été une table commode pour deux couverts, ils redescendirent et s’assirent sur l’herbe. Là, elle leur présenta le plateau à thé, du pain et du beurre, le morceau de jambon, en un mot elle les servît comme elle-même, à l’exception de la bouteille qu’elle avait déjà glissée furtivement dans sa poche.

« Posez tout cela près des roues de derrière, mon enfant, c’est la meilleure place, dit leur nouvelle amie, surveillant d’en haut leurs préparatifs. Maintenant apportez-moi la théière pour que j’y mette un peu plus d’eau chaude avec une pincée de thé frais. C’est bien. À présent, mangez et buvez tous deux autant qu’il vous plaira et sans vous gêner ; c’est tout ce que je vous demande. »

Nelly et son grand-père eussent peut-être rempli les intentions de la dame, quand même elle ne leur aurait pas donné cet encouragement de si bon cœur. Mais comme tout scrupule, tout embarras devait tomber devant ce langage cordial, ils ne se gênèrent point pour faire un bon repas. Pendant ce temps, la dame mit pied à terre, et, les mains jointes par derrière, elle se promena de long en large, d’un pas mesuré et d’un air majestueux, imprimant à son vaste chapeau une ondulation extraordinaire. Par intervalles, elle considérait la caravane avec une satisfaction muette, surtout les panneaux rouges et le marteau de cuivre, qui avaient l’air de flatter infiniment son amour-propre : quand elle fut rassasiée de cet exercice, elle s’assit sur les degrés et appela :

« Georges ! »

Là-dessus un homme en blouse de charretier, qui avait tout vu derrière une haie sans être aperçu lui-même, écarta les branches qui le cachaient, et répondit à l’appel. Il était assis et tenait sur ses jambes un plat de ragoût et une bouteille en grès qui pouvait contenir quatre litres, à sa main droite un couteau, à sa gauche une fourchette.

« Plaît-il, madame ?

— Comment trouvez-vous la tourte froide, Georges ?

— Pas mauvaise, mistress.

— Et la bière, demanda la dame, avec l’air de prendre un plus vif intérêt à cette question ; est-elle passable, Georges ?

— Elle a plus de mine que de goût ; mais, après tout, elle n’est pas si mauvaise. »

Pour rassurer sa maîtresse à cet égard, il prit un petit coup, environ une pinte, de la bouteille de grès, puis fit claquer ses lèvres, cligna des yeux et secoua la tête d’un air satisfait. Et sans doute d’après les mêmes principes de politesse, il reprit son couteau et sa fourchette, comme pour prouver d’une manière pratique que la bière n’avait pas gâté son appétit.

La dame le regarda quelque temps d’un air encourageant, puis elle ajouta :

« Aurez-vous bientôt fini ?

— À l’instant, mistress. »

Et, en réalité, après avoir ratissé le plat tout autour avec son couteau et porté à sa bouche le reste du gratin, après avoir imprimé à la bouteille de grès une direction si savante que, par des degrés presque imperceptibles, il se trouva la tête renversée en arrière, étendu presque de tout son long, M. Georges se déclara disponible et sortit de sa retraite.

« Je ne vous ai pas trop fait dépêcher, Georges ? demanda la bourgeoise, qui paraissait éprouver une grande sympathie pour les derniers glouglous qu’il avait donnés à la bouteille.

— Si je me suis un peu dépêché cette fois-ci, répondit Georges faisant une sage réserve pour la première occasion favorable je me rattraperai une autre fois, voilà tout.

— Nous ne sommes pas trop chargés, Georges, n’est-ce pas ?

— Voilà toujours comme parlent les dames, répondit l’homme en tournant la tête de dépit, comme s’il appelait la nature elle-même en témoignage contre une proposition aussi monstrueuse. Si vous voyez une femme conduire, soyez sûr qu’elle ne laissera jamais son fouet tranquille ; jamais les chevaux n’iront assez vite pour elle. Si les chevaux ont bien leur charge, vous ne persuaderez jamais à une femme qu’ils ne peuvent pas encore porter quelque chose de plus. Pourquoi donc me demandez-vous cela ?

— Si nous prenions avec nous ces deux voyageurs, cela ferait-il une grande surcharge pour les chevaux ? dit la maîtresse sans répondre à la tirade philosophique de Georges et en montrant Nelly et le vieillard, qui se disposaient tristement à reprendre leur marche.

— Dame, ce serait toujours une surcharge tout de même, dit Georges mal satisfait.

— Cela ferait-il une grande surcharge ? répéta la maîtresse Ils ne doivent pas être bien lourds.

— Leur poids à tous deux, madame, dit Georges, les mesurant du regard comme un homme qui calcule en lui-même, à une demi-once près, leur poids vaudrait à peu de chose près celui d’Olivier Cromwell. »

Nelly fut très-surprise de ce que cet homme pouvait si exactement calculer le poids d’un personnage qui, d’après ce qu’elle avait lu dans les livres, avait vécu à une époque si éloignée ; mais elle ne tarda pas à oublier ce sujet, toute joyeuse d’apprendre que son grand-père cheminerait avec elle dans la caravane ; elle en remercia la dame de tout son cœur. Elle l’aida vivement à ranger les tasses et tout ce qui avait servi à leur repas ; car tout cela était encore sur l’herbe. Pendant ce temps, on avait attelé les chevaux. Nelly et son grand-père, ravis de cette bonne aubaine, montèrent dans la voiture. Leur protectrice ferma la porte et s’assit près de son tambour à une fenêtre ouverte ; Georges releva le marchepied et s’installa sur son siège. La caravane partit avec un grand bruit de ressorts, de grincements de roues et d’essieux ; et le brillant marteau de cuivre, que personne n’avait peut-être jamais soulevé pour frapper à la porte, se dédommageait à chaque cahot en se donnant le plaisir de se frapper lui-même tout le long de la route.