Le Magasin d’antiquités/Tome 1/6

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 49-58).



CHAPITRE VI.


La petite Nelly se tenait timidement à quelque distance du nain, étudiant du regard la physionomie de M. Quilp tandis qu’il lisait la lettre ; son regard témoignait de la crainte et du peu de confiance que lui inspirait le nain, mais en même temps d’une certaine envie de rire, en présence de cet extérieur bizarre et de ce grotesque maintien. Et cependant chez l’enfant il y avait une vive inquiétude : quelle réponse rapporterait-elle ? Il dépendait de cet homme de la rendre à son gré agréable ou désolant, cette considération étouffait toute envie de rire, et contribuait plus à la retenir que tous les efforts qu’eût pu faire Nelly par elle-même.

Le contenu de la lettre plongea M. Quilp dans une assez grande anxiété. À peine en avait-il lu deux ou trois lignes, qu’il commença à écarquiller les yeux et à froncer horriblement les sourcils ; aux deux ou trois lignes suivantes, il se mit à se gratter la tête d’une manière désordonnée, et, en arrivant à la fin, il poussa un sifflement long et aigu, en signe de surprise et de contrariété. Il plia la lettre, la déposa près de lui, mordit les ongles de ses dix doigts avec une sorte de voracité, reprit vivement la lettre et la relut. Cette seconde lecture ne fut pas selon toute apparence, plus satisfaisante que la première ; elle le jeta dans une rêverie nouvelle d’où il ne sortit que pour livrer encore un assaut à ses ongles et regarder l’enfant qui, les yeux baissés, attendait le bon plaisir de sa réponse.

« Hé ! cria-t-il soudain d’une voix qui la fit tressaillir, comme si un coup de feu avait été tiré à son oreille. Hé ! Nelly !

— Oui, monsieur.

— Nelly, connaissez-vous le contenu de cette lettre ?

— Non, monsieur.

— Est-ce certain, bien certain, sur votre âme ?

— Bien certain, monsieur.

— Bien sûr ? Mettriez-vous votre main au feu que vous n’en savez pas un seul mot ? demanda le nain.

— Je n’en sais pas un mot, répondit l’enfant.

— C’est bien, murmura Quilp, rassuré par le regard sincère de Nelly. Je vous crois. Tout est parti déjà ! parti en vingt-quatre heures ! Que diable en a-t-il donc fait ? C’est là le mystère ! »

Sur cette réflexion, il se mit de nouveau à gratter sa tête et à ronger ses ongles. Pendant cette opération, ses traits prirent insensiblement une expression qui pour lui était un sourire amical, mais qui chez tout autre eût été une grimace sinistre : l’enfant, en levant les yeux sur lui, s’aperçut qu’il la regardait avec un intérêt et une complaisance toute particulière.

— Vous êtes charmante aujourd’hui, Nelly, charmante. Vous sentez-vous fatiguée, Nelly ?

— Non, monsieur. J’ai hâte de m’en retourner ; car il sera inquiet jusqu’à mon retour.

— Rien ne presse, petite Nelly, rien ne presse. Nelly, vous plairait-il d’être mon numéro deux ?

— D’être quoi, monsieur ?

— Mon numéro deux, Nelly, ma « seconde mistress Quilp ? … »

L’enfant frissonna, mais ne parut pas comprendre. Ce qu’observant, Quilp se hâta d’expliquer plus clairement sa pensée : « D’être la seconde mistress Quilp quand la première mistress Quilp sera morte, ma douce Nell, dit Quilp dardant ses yeux sur elle et l’attirant à lui, et arrondissant son doigt pour lui faire signe de s’approcher ; oui, d’être ma femme, ma petite femme aux joues vermeilles, aux lèvres purpurines. Supposons que mistress Quilp vive cinq ans ou même quatre seulement, vous serez précisément d’âge à me convenir. Ha ! ha ! soyez bonne fille, Nelly, soyez bonne fille, et vous verrez si un de ces jours vous ne serez pas Mistress Quilp de Tower-Hill. »

Loin de se laisser séduire par cette délicieuse perspective, l’enfant recula à quelques pas loin du nain, toute agitée, toute tremblante. Pour lui, soit qu’il éprouvât par tempérament de la jouissance à causer de l’effroi à autrui, soit qu’il lui fût agréable de se figurer la mort de mistress Quilp numéro un et l’élévation de mistress Quilp numéro deux au même titre et au même poste, soit enfin qu’il pensât que la proposition de sa personne serait, au moment voulu, très-agréable et favorablement accueillie, il ne fit que rire de son alarme et feignit de n’y point prendre garde.

« Venez avec moi à Tower-Hill ; vous y verrez mistress Quilp. Elle vous aime beaucoup, Nell, mais elle ne vous aime pas autant que moi. Venez à mon logis.

— Il faut que je m’en aille. Mon grand-père m’a dit de revenir aussitôt que j’aurais une réponse.

— Mais vous ne l’avez pas, Nelly, vous ne l’aurez pas, vous ne pouvez pas l’avoir avant que je sois de retour chez moi : ainsi, pour remplir tout à fait votre commission, il faut, comme vous voyez, que vous m’accompagniez. Donnez-moi mon chapeau que voilà, et nous partirons ensemble. »

En parlant ainsi, M. Quilp se laissa rouler du haut du bureau jusqu’à ce que ses petites jambes atteignissent le sol ; alors il se trouva debout et sortit pour aller au débarcadère. La première chose qu’il aperçut, ce fut le jeune homme qui se plaisait tant à marcher la tête en bas, et un autre garçon du même âge et de la même taille, se roulant tous deux dans la boue, enlacés étroitement et se battant avec une égale ardeur.

« C’est Kit !… s’écria Nelly joignant les mains ; le pauvre Kit qui est venu avec moi ! Oh ! je vous en prie, monsieur Quilp, séparez-les !

— Je vais les séparer ! dit vivement Quilp, rentrant dans son comptoir d’où il revint presque aussitôt armé d’un gros bâton. Je vais les séparer. À présent, battons-nous, mes enfants ; je vais me battre tout seul contre vous, contre vous deux, contre vous deux à la fois ! »

En même temps qu’il leur lança ce défi, le nain se mit à brandir son bâton ; et dansant autour des combattants, marchant et sautant sur eux, avec une sorte de frénésie, il frappa tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un enragé, visant toujours à la tête et assenant des coups tels qu’un sauvage seul en pouvait porter. Cet assaut terrible, sur lequel ils n’avaient pas compté, refroidit sensiblement l’ardeur des deux parties, qui se remirent sur pied et demandèrent quartier.

« Chiens que vous êtes ! je vous mettrai en bouillie ! dit Quilp, s’efforçant encore, mais en vain, d’approcher l’un ou l’autre, pour leur administrer le coup d’adieu. Je vous meurtrirai jusqu’à ce que votre peau soit couleur de cuivre ! je vous casserai la face jusqu’à ce que vous n’ayez plus qu’un profil à vous deux ! Vous verrez ça !

« Ah çà ! laissez votre bâton, ou bien malheur à vous ! Laissez votre bâton ! » dit le commis, qui s’était jeté de côté et cherchait l’occasion de s’élancer sur le nain.

« Approchez-vous un peu, que je le laisse… tomber sur votre crâne ! Un peu plus près, un peu plus près !… »

Le nain avait les yeux étincelants. Le jeune homme déclina l’invitation ; mais, quand il crut voir que son maître était moins sur ses gardes, il s’élança, et, saisissant l’arme, il tâcha de l’arracher des mains de Quilp. Celui-ci, qui était fort comme un lion, tint bon tandis que l’autre tirait de toutes ses forces ; alors Quilp lâcha tout à coup le bâton, et son adversaire, privé de ce point d’appui, alla en vacillant tomber en arrière sur la tête. Le succès de cette manœuvre flatta M. Quilp au delà de toute expression : il se mit à rire et à trépigner des pieds avec une gaieté folle.

« C’est égal, dit le jeune garçon, secouant et frottant à la fois sa tête ; allez voir si jamais je me battrai contre ceux qui diront que vous êtes le nain le plus laid qu’on puisse montrer pour un penny !

— Comment ! chien, voulez-vous dire que je ne le suis pas ?

— Non !

— Alors pourquoi vous battiez-vous sur mon domaine, drôle que vous êtes ?

— Parce qu’il s’est permis de dire cela, mais ce n’est pas parce que ça n’est pas vrai.

— Pourquoi a-t-il prétendu, s’écria Kit, que miss Nelly est laide et qu’elle et mon maître sont obligés de faire tout ce qu’il vous plaît ?

— Il l’a dit parce qu’il est fou, et vous avez parlé en garçon sage et spirituel, trop spirituel pour vivre longtemps, à moins que vous n’ayez soin de votre santé, Kit. »

Quilp, en faisant cette réponse, avait pris un air doucereux, mais il y avait surtout un fond de malice qui couvait dans ses yeux et sur ses lèvres. Il ajouta :

« Kit, voici six pence pour vous. Dites toujours la vérité. En toute circonstance soyez sincère, Kit. Et vous, chien, fermez le comptoir et donnez-moi la clef. »

Le commis obéit à cet ordre ; le zèle qu’il avait déployé pour défendre son maître fut récompensé par un violent coup que celui-ci lui appliqua sur le nez avec la clef, et qui lui fit venir des larmes aux yeux. Ensuite M. Quilp s’en retourna chez lui dans son bateau avec Nelly et Kit ; tandis que, pour se venger, le commis du nain se mit à marcher sur les mains, la tête en bas, le long des limites du débarcadère, tout le temps que son maître mit à passer l’eau.

Mistress Quilp était seule au logis et, ne s’attendant pas au retour si prochain de son seigneur et maître, elle avait cherché du repos dans un sommeil bienfaisant, quand le bruit des pas du nain la réveilla en sursaut. À peine avait-elle eu le temps de paraître occupée à quelque travail d’aiguille, lorsqu’il entra, accompagné de la jeune fille. Il avait laissé Kit au bas de l’escalier.

« Voici Nelly Trent, ma chère mistress Quilp, dit le mari. Vite un verre de vin et un biscuit ; car elle a fait une longue course. Elle vous tiendra compagnie ma chère, pendant que je vais écrire une lettre. »

Betzy regarda le maître en tremblant, se demandant ce qu’il pouvait y avoir sous cette affabilité inaccoutumée. Sur l’ordre qu’il lui en donna par signe, elle le suivit dans la chambre voisine.

« Écoutez-moi attentivement, lui dit Quilp à voix basse. Il faut que vous tâchiez de tirer d’elle quelque confidence sur le compte de son grand-père, sur ce qu’ils font, comment ils vivent, sur ce qu’il lui dit. J’ai mes raisons pour savoir tout cela, s’il est possible. Vous autres femmes, vous êtes plus libres entre vous que vous ne le seriez avec nous. Vous particulièrement, ma chère, vous avez de petites manières douces qui réussiront auprès d’elle. Vous m’entendez ?

— Oui, Quilp.

— Allez. Eh bien, qu’est-ce ?

— Cher Quilp, balbutia la jeune femme, j’aime cette enfant ; je voudrais bien, s’il se pouvait, n’avoir pas à la tromper… »

Le nain, marmottant un juron terrible, regarda autour de lui comme s’il cherchait un bâton pour infliger un juste châtiment à l’insoumission de sa femme ; mais celle-ci, avec sa docilité habituelle, s’empressa de conjurer sa colère, et lui promit d’exécuter son ordre.

« Vous m’entendez ! reprit-il lui pinçant et lui serrant le bras. Insinuez-vous dans ses secrets ; vous le pouvez, je le sais. Et souvenez-vous bien que j’écoute. Si vous n’êtes pas assez pressante, je ferai craquer cette porte, et malheur à vous si j’ai besoin de la faire craquer trop souvent !… Allez ! »

Mistress Quilp sortit pour remplir la commission, et son aimable époux, se cachant derrière la porte à demi fermée et y appliquant son oreille, se mit à écouter avec une attention perfide.

Cependant la pauvre Betzy se demandait comment elle entrerait en matière et quelle sorte de questions elle pourrait faire : elle ne se décida à parler qu’au moment où la porte, en craquant avec force, l’avertit d’agir sans plus de retard.

« Depuis quelque temps vous avez fait bien des allées et venues ici, chère, pour voir M. Quilp.

— C’est ce que j’ai dit cent fois à mon grand-père, répliqua naïvement Nelly.

— Et qu’est-ce qu’il répond à cela ?

— Il se borne à soupirer, il baisse la tête et paraît si triste, si accablé, que si vous pouviez le voir en cet état, sûrement il vous ferait pitié ; mais je sais que vous n’y pourriez pas plus remédier que moi… Comme cette porte craque !

— C’est son habitude, dit mistress Quilp en dirigeant de ce côté un regard inquiet. Mais votre grand-père n’a pas toujours été sans doute aussi triste ?

— Oh ! non, dit vivement l’enfant. Quelle différence autrefois ! Nous étions si heureux, si gais, si contents ! Vous ne pouvez vous imaginer quel pénible changement nous avons subi depuis quelque temps.

— Que je regrette de vous entendre parler ainsi, ma chère ! » s’écria mistress Quilp.

Et elle disait vrai.

« Je vous remercie, dit l’enfant l’embrassant sur les joues. Vous avez toujours été bonne pour moi, et c’est un plaisir de causer avec vous. Je ne puis parler de lui à personne, si ce n’est au pauvre Kit. Pour moi, je suis encore heureuse ; je devrais peut-être me trouver plus heureuse que je ne le fais, mais vous ne pouvez concevoir combien cela m’afflige quelquefois de voir mon grand-père changer comme il fait.

— Peut-être, Nelly, changera-t-il encore, mais pour redevenir ce qu’il était autrefois.

— Oh ! si Dieu voulait seulement qu’il en fût ainsi !… dit l’enfant en versant un ruisseau de larmes. Mais il y a longtemps déjà qu’il a commencé… Il me semble que j’ai vu cette porte remuer.

— C’est le vent, dit mistress Quilp d’une voix faible. Vous disiez donc qu’il a commencé… ?

— Oui, à être si pensif, si abattu, à oublier la manière dont nous passions les longues soirées autrefois. J’avais l’habitude de lui faire la lecture au coin du feu ; il était assis et m’écoutait. Quand je m’arrêtais et que nous nous mettions à causer, il m’entretenait de ma mère et me disait que je parlais tout à fait comme elle, que j’avais la même figure qu’elle, lorsqu’elle était une enfant de mon âge. Ensuite il me prenait sur ses genoux, et il s’efforçait de me faire comprendre que ma mère n’était pas dans un tombeau, mais qu’elle était partie pour un beau pays au delà des nuages, un beau pays où la vieillesse et la mort sont inconnues… Oh ! nous étions bien heureux alors !

— Nelly ! Nelly ! s’écria la pauvre femme, je ne puis supporter de vous voir triste comme vous l’êtes à votre âge. De grâce, ne pleurez pas !…

— Cela m’arrive si rarement, dit Nelly ; mais j’ai retenu longtemps mes larmes, et je ne suis pas encore soulagée, car je sens ces larmes revenir dans mes yeux sans pouvoir les retenir encore. Je ne crains pas de vous confier ma peine ; je sais que vous n’en direz rien à personne. »

Mistress Quilp tourna la tête sans proférer un seul mot.

« Autrefois, reprit l’enfant, nous nous promenions souvent dans les champs et parmi les arbres verts ; et lorsque, le soir, nous rentrions au logis, la fatigue nous faisait mieux aimer encore notre maison et trouver qu’on y était bien. Elle était triste et sombre ; mais qu’importe ? disions-nous : cela ne nous rendait que plus agréable le souvenir de notre dernière promenade et le projet de notre promenade prochaine. Maintenant ces promenades sont finies ; et quoique notre maison soit la même, elle est plus triste et plus sombre qu’elle ne l’a jamais été. »

Nelly s’arrêta ; mais bien que la porte eût craqué plus fort que précédemment, mistress Quilp ne dit rien. Ce fut l’enfant qui ajouta avec chaleur :

« Ne supposez pas que mon grand-père m’aime moins qu’autrefois. Chaque jour il m’aime davantage et me témoigne plus de tendresse et de sollicitude que la veille. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m’aime.

— Je suis bien sûre qu’il vous aime tendrement, dit mistress Quilp.

— Oui, s’écria Nelly, oh oui ! aussi tendrement que je l’aime : Mais je ne vous ai pas encore confié son plus grand changement, et ayez soin de n’en jamais rien dire à personne. Il ne dort plus, si ce n’est le peu de sommeil qu’il prend le jour dans son fauteuil ; car chaque nuit il sort et reste dehors presque toute la nuit.

— Nelly !…

— Chut ! fit l’enfant, posant un doigt sur sa bouche et regardant autour d’elle. Quand il revient le matin, et c’est habituellement au point du jour, c’est moi qui lui ouvre. La nuit dernière, l’heure était très-avancée ; on voyait déjà clair. Mon grand-père était affreusement pâle ; ses yeux étaient rouges ; ses jambes tremblaient sous lui. Quand je retournai me mettre au lit, je l’entendis gémir. Je me levai et courus à lui ; avant qu’il sût que j’étais là, je l’entendis encore s’écrier qu’il ne pouvait plus supporter cette vie, et que, si ce n’était pour son enfant, il voudrait mourir. Que faire, mon Dieu ! que faire ? »

Les sources de son cœur étaient ouvertes ; la jeune fille, succombant au poids de ses peines et de ses tourments, et puissamment émue par la première confidence qu’elle eût jamais faite encore, ainsi que par la sympathie qui avait accueilli son petit récit, cacha son visage dans le sein de sa douce amie et fondit en larmes.

Au bout de quelques moments, M. Quilp reparut ; il exprima la plus grande surprise de trouver Nelly dans cet état. Il mit dans cette fausse surprise un naturel parfait, une habileté consommée ; la dissimulation était en effet chez lui un art qu’il avait acquis par une longue pratique, et dans lequel il excellait.

« Elle est fatiguée, comme vous voyez, mistress Quilp, dit le nain, louchant horriblement pour faire comprendre à sa femme qu’elle devrait dire comme lui. Il y a loin de chez elle au débarcadère ; elle a été effrayée de voir deux drôles qui se battaient, et, en outre, elle a eu peur de l’eau. C’était à la fois trop d’émotions pour elle. Pauvre Nelly ! »

Sans le vouloir, M. Quilp employa le meilleur moyen possible pour rendre sa jeune visiteuse à elle-même en lui posant doucement la main sur la tête. De la part de tout autre, ce contact n’eût produit sur Nelly aucun effet particulier ; mais, en se sentant touchée par le nain, l’enfant éprouva instinctivement une telle répugnance et un si vif désir d’échapper à cette caresse, qu’elle se leva aussitôt et déclara qu’elle était prête à partir.

« Attendez, dit le nain, vous dînerez avec mistress Quilp et moi.

— Mon absence n’a été déjà que trop longue, monsieur, répondit Nelly en essayant ses yeux.

— Eh bien ! si vous voulez partir, vous êtes libre. Nelly. Voici ma lettre. C’est seulement pour dire que je le verrai demain ou après-demain, et que je ne puis faire aujourd’hui pour lui cette petite affaire. Adieu, Nelly. Et vous, monsieur, veillez bien sur elle ; vous m’entendez ? »

Kit, qui avait apparu pour obéir à cet ordre, ne daigna pas répondre à une recommandation aussi inutile ; et, après avoir lancé à Quilp un regard menaçant, comme s’il attribuait au nain les pleurs que Nelly avait versés et se sentait disposé à les lui faire payer cher, il tourna le dos et suivit sa jeune maîtresse, qui avait pris congé de Betzy et était partie.

Dès que les deux époux furent seuls, le nain s’écria :

« Vous êtes habile à poser des questions, mistress Quilp !

Que pouvais-je faire de plus ? demanda-t-elle avec douceur.

— Ce que vous pouviez faire de plus ? dit Quilp en ricanant. C’est à moi à vous demander ce que vous pouviez faire de moins ! Ne pouviez-vous faire ce que je vous avais prescrit sans prendre vos airs favoris de pleurnicheuse, coquine !…

— Vraiment, je suis fort affligée pour cette enfant, Quilp. J’en ai fait bien assez. Je l’ai amenée à me confier son secret lorsqu’elle nous supposait seules… Et vous, vous étiez là !… Que Dieu me pardonne !

— Vous l’avez amenée là !… Le beau malheur ! Ah ! j’avais eu raison de vous dire que je ferais craquer la porte. Il est fort heureux pour vous que, grâce au peu de mots qu’elle a laissés échapper, j’aie saisi le fil dont j’avais besoin ; car, autrement, c’est à vous que je m’en serais pris, soyez-en sûre ! »

Mistress Quilp, qui était loin d’en douter, ne répliqua rien. Son mari ajouta avec une certaine chaleur :

« Mais rendez grâces à votre bonne étoile, cette même étoile qui a fait de vous la compagne de Quilp, rendez-lui grâces de ce que je suis enfin sur la trace du vieillard, de ce que j’ai attrapé un rayon de lumière. Plus un mot sur ce sujet, soit maintenant, soit à l’avenir. Vous n’avez pas besoin de faire un dîner trop confortable, car je n’y serai pas ce soir. »

En parlant ainsi, M. Quilp prit son chapeau et s’en alla. Betzy, désolée du rôle qu’elle avait été obligée de jouer, se retira dans sa chambre, où elle se jeta sur son lit ; et là, se cachant la tête dans ses draps, elle pleura sa faute avec plus d’amertume que de bien plus grandes pécheresses au cœur moins tendre ne le font pour des fautes plus graves ; car souvent la conscience n’est que trop élastique ; souvent sa flexibilité lui permet de s’élargir sans fin et de se prêter complaisamment à toutes les circonstances. Il y a des gens qui, dans leur prudence habile, la quittent petit à petit comme on se débarrasse d’un gilet de flanelle dans les chaleurs de l’été, et qui réussissent même, à la longue, à s’en passer tout à fait ; mais il en est d’autres qui savent franchement prendre ou quitter cet habit à volonté ! Comme cette façon d’agir est la plus large et la plus facile, c’est aussi la plus à la mode.