Le Magasin d’antiquités/Tome 2/47

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 77-83).



CHAPITRE X.


Il faut maintenant nous élancer rapidement sur les traces de la mère de Kit et du gentleman, de peur qu’on n’adresse à cette histoire le reproche de manquer de suite et de laisser les personnages dans des situations douteuses et incertaines. La mère de Kit et le gentleman allaient grand train dans la chaise de poste à quatre chevaux, dont nous avons raconté le départ lorsqu’elle s’éloigna de la maison du notaire, ne tardant pas à laisser la ville derrière elle et à faire jaillir les étincelles du pavé de la grande route.

La bonne femme n’était pas médiocrement embarrassée de la nouveauté de sa situation. En outre, elle éprouvait certaines appréhensions maternelles à l’endroit du petit Jacob, ou du poupon, ou de tous deux peut-être. Elle craignait, par exemple, qu’ils ne tombassent dans le feu ou ne dégringolassent du haut de l’escalier, ou ne fussent pris entre les portes, ou qu’ils ne s’échauffassent la gorge en essayant de calmer leur soif au goulot des théières : ces préoccupations lui faisaient garder un silence pénible. Quand elle promenait ses regards à travers la glace sur les gardiens de barrière, les conducteurs d’omnibus et autres, elle éprouvait le sentiment de la dignité de sa nouvelle position, à peu près comme on voit dans les obsèques solennelles ces pleureurs qui, sans être autrement affligés de la perte du défunt, tout en saluant par la portière les gens de leur connaissance, se sentent en conscience obligés de conserver une gravité décente et un air d’indifférence pour tout ce qu’ils aperçoivent.

Au reste, pour demeurer calme en la compagnie du gentleman, il eût fallu être doué de nerfs d’acier. Avec cet homme toujours en mouvement, jamais la voiture n’était fermée, jamais les chevaux ne marchaient assez vite. Il ne pouvait rester dans la même position plus de deux minutes, il remuait continuellement ses bras et ses jambes, levant les châssis puis les laissant retomber avec violence, mettant la tête à la portière pour l’en retirer et l’y remettre un instant après. Il avait aussi dans sa poche une boîte à allumettes, de forme mystérieuse et inconnue ; et pour s’assurer si la mère de Kit tenait les yeux fermés, cric, crac, cric, voilà que le gentleman consultait sa montre à la clarté d’une allumette, laissant les étincelles tomber sur la paille comme s’il n’eût pas songé au danger de brûler tout vif avec la bonne dame, avant que les postillons pussent arrêter les chevaux. Si l’on faisait halte pour le relais, aussitôt il s’élançait hors de la voiture sans qu’on eût le temps de baisser le marchepied, se ruait dans la cour de l’auberge comme un pétard enflammé, tirant sa montre sous le réverbère, oubliant de la consulter et la tirant de nouveau ; en un mot, faisant tant d’extravagances, que la mère de Kit finissait presque par avoir peur de lui. Quand les chevaux étaient attelés, il se jetait dans la voiture avec l’agilité d’un arlequin, et avant que la chaise de poste eût parcouru un mille, sa montre et sa boîte à allumettes recommençaient leur train, si bien que la mère de Kit était éveillée encore une fois sans espoir de pouvoir fermer l’œil de tout ce relais.

« Comment vous trouvez-vous ? demandait le gentleman se tournant brusquement vers elle, après chacun de ces manèges répétés.

— Parfaitement bien, monsieur, je vous remercie.

— Ne vous manque-t-il rien ? Avez-vous froid ?

— Je suis un peu frileuse, monsieur, répondit la mère de Kit.

— Je le savais ! s’écria le gentleman baissant une des glaces de devant. Elle aurait besoin d’un petit grog ! C’est bien naturel. Comment ai-je pu oublier cela ? Hé ! postillon, vous arrêterez à la plus prochaine auberge, et vous demanderez qu’on apporte un verre d’eau chaude et d’eau-de-vie. »

Vainement la mère de Kit s’épuisait à protester qu’elle n’avait aucun besoin de ce genre. Le gentleman était inexorable ; et toutes les fois qu’il ne savait plus quel autre cours donner à sa pétulance, il finissait invariablement par se rappeler et par conclure que la mère de Kit avait besoin d’un petit grog.

Ce fut de cette manière qu’ils voyagèrent jusqu’à près de minuit. Ils s’arrêtèrent alors pour souper. À ce repas, le gentleman demanda tout ce qu’il y avait dans la maison ; et parce que la mère de Kit ne pouvait manger de tout à la fois ni tout manger, il se mit en tête qu’elle devait être malade.

« Vous êtes triste, dit le gentleman qui ne faisait lui-même que se promener autour de la chambre. Je vois bien ce qui vous préoccupe, madame. Vous êtes triste.

— Vous êtes trop bon, monsieur ; je ne suis pas triste.

— Je sais que vous l’êtes. J’en suis sûr. J’arrache brusquement cette pauvre femme du sein de sa famille, et je m’étonne de la voir devenir de plus en plus triste ! Je suis gentil ! Combien d’enfants avez-vous, madame ?

— Deux, monsieur, sans compter Kit.

— Des garçons, madame ?

— Oui, monsieur.

— Sont-ils baptisés ?

— Jusqu’à présent ils n’ont été qu’ondoyés, monsieur.

— Je serai le parrain de l’un d’eux. Souvenez-vous-en, s’il vous plaît, madame. Vous auriez peut-être besoin de vin chaud, madame ?

— Je n’en pourrais boire une goutte, monsieur.

— Vous en avez besoin, dit le gentleman. Je vois que vous en avez besoin. J’aurais dû y songer d’abord. »

Aussitôt courant à la sonnette et demandant du vin chaud avec autant de précipitation que si l’on eût appelé, à l’instant même, au secours d’une personne asphyxiée ou noyée, le gentleman fit avaler à la mère de Kit une rasade de ce breuvage à une si haute température, que mistress Nubbles en eut les larmes aux yeux ; puis il l’entraîna de nouveau vers la chaise de poste, où, sans doute par l’effet de cet agréable sédatif, elle ne tarda pas à devenir insensible à l’agitation perpétuelle de son compagnon de voyage et s’endormit presque tout de suite. Les heureux effets du remède ne furent point de nature passagère ; car, bien que la distance fût plus considérable, le voyage plus long que le gentleman ne l’avait prévu, la mère de Kit ne s’éveilla pas avant qu’il fît grand jour et que les roues de la voiture retentissent sur le pavé d’une ville.

« Nous voici arrivés ! … cria le gentleman baissant toutes les glaces. Droit aux figures de cire, postillon. »

Le postillon qui était sur le cheval de brancard toucha le bord de son chapeau et fit jouer ses éperons de manière à imprimer à l’attelage une allure brillante. Les quatre chevaux partirent au grand galop, et parcoururent les rues avec un fracas qui attira aux portes et aux fenêtres les bonnes gens stupéfaits, et domina même le timbre des horloges publiques comme elles sonnaient huit heures et demie. La voiture s’arrêta devant une porte autour de laquelle une certaine quantité de personnes étaient réunies en groupe.

« Qu’est-ce que c’est ? … dit le gentleman mettant sa tête hors de la portière. Qu’est-ce qu’il y a ici ?

— Une noce, monsieur, une noce ! crièrent plusieurs voix, hourra ! »

Le gentleman, tout hors de lui en se voyant au centre de ce rassemblement bruyant, descendit avec l’aide d’un des postillons, et présenta la main à la mère de Kit. À l’aspect de mistress Nubbles, la populace s’écria :

« Encore un mariage ! » et se mit à hurler et à sauter de joie.

« Le monde est devenu fou, je pense, » dit le gentleman traversant le flot populaire avec celle qu’on lui prêtait pour fiancée. Il ajouta :

« Restez derrière, s’il vous plaît, et laissez-moi frapper. »

Tout ce qui fait du bruit a le don de plaire à la foule. Une vingtaine de mains sales se tendirent à l’envi et frappèrent pour le gentleman, rarement fut-il donné à un simple marteau de porte de produire un bruit aussi discordant que celui-ci. Après avoir rendu ces services volontaires, la foule se retira modestement un peu en arrière, préférant laisser au gentleman seul la responsabilité du tapage.

Un homme qui avait un gros bouquet blanc à sa boutonnière, ouvrit la porte et regarda d’un air impassible le gentleman en lui disant :

« Eh bien ! monsieur, qu’est-ce que vous voulez ?

— Qui est-ce qui se marie ici, mon ami ? demanda le gentleman.

— C’est moi.

— Vous ! … et qui diable épousez-vous ?

— De quel droit me faites-vous cette question ? répliqua le fiancé en le regardant de la tête aux pieds.

— De quel droit ! … s’écria le gentleman pressant avec plus de force contre son bras celui de mistress Nubbles, car la bonne femme semblait ne songer qu’à s’échapper. D’un droit que vous ne soupçonnez guère. Songez-y bien, braves gens, si ce particulier a épousé une mineure…

— Fi ! fi ! cela ne peut avoir lieu.

— Où est l’enfant que vous avez ici, mon brave ami ? Elle s’appelle Nelly ; où est-elle ? »

Comme il émettait cette question, à laquelle se joignit la mère de Kit, on entendit partir d’une chambre voisine une sorte de cri perçant, et aussitôt une grosse dame tout habillée de blanc accourut vers la porte et vint s’appuyer sur le bras de son fiancé.

« Où est-elle ? dit la dame, m’apportez-vous de ses nouvelles ? Qu’est-elle devenue ? »

Le gentleman se retourna et considéra d’un air de sinistre appréhension, de désappointement et d’incrédulité les traits de l’ex-mistress Jarley, mariée de ce matin même au philosophe Georges. Jugez de l’éternelle rage et de l’irrémédiable désespoir de M. Slum, le poëte ! Enfin le gentleman balbutia :

« C’est à vous qu’il faut demander où elle est ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Oh ! monsieur, s’écria la fiancée, si vous venez ici avec l’intention de lui faire du bien, que n’êtes-vous venu il y a une semaine !

— Elle n’est pas… morte ? dit le gentleman qui était devenu très-pâle.

— Non, monsieur, oh ! non, ce n’est pas ça.

— Dieu soit loué ! … dit-il d’une voix étouffée. Permettez-moi d’entrer. »

Mistress Jarley et Georges s’écartèrent pour le recevoir chez eux. Quand le gentleman et la mère de Kit furent entrés, la porte se referma immédiatement.

« Vous voyez en moi, braves gens, dit le gentleman en se tournant vers le nouveau couple, un homme qui tient aux deux personnes qu’il cherche plus qu’à sa propre vie. Elles ne me reconnaîtraient pas. Mes traits leur sont étrangers ; mais si elles sont ici, ou si l’une d’elles s’y trouve, prenez avec vous cette brave femme, et qu’elles puissent la voir d’abord, car elles la connaissent toutes deux. Si vous refusez de me les montrer par suite d’une fausse tendresse ou d’une crainte inutile, vous pourrez juger de mes intentions lorsqu’elle reconnaîtra cette femme pour une vieille amie, dévouée à leurs intérêts.

— Je l’avais toujours dit ! s’écria la fiancée. Je savais bien que ce n’était pas une enfant ordinaire ! … Hélas ! monsieur, nous ne possédons aucun moyen de vous assister ; car tout ce que nous pouvions faire nous l’avons vainement essayé déjà. »

En même temps Georges et mistress Jarley racontèrent au gentleman, dans les plus grands détails et sans la moindre réserve, tout ce qui était à leur connaissance au sujet de Nelly et de son grand-père, depuis leur première rencontre jusqu’au jour où ils avaient disparu subitement Ils ajoutèrent, et c’était l’exacte vérité :

« Nous avons fait tous les efforts possibles pour retrouver leurs traces, mais nous n’y avons pas réussi. D’abord, nous fûmes très-alarmés pour leur sûreté, de même que nous redoutions les soupçons auxquels pouvait les exposer leur brusque départ. Nous arrêtâmes notre pensée sur la faiblesse d’esprit du vieillard, sur l’inquiétude que l’enfant avait toujours témoignée quand son grand-père était absent, sur la société qu’on supposait qu’il recherchait, et sur la consomption qui peu à peu s’était emparée d’elle et qui la minait au physique comme au moral. Que dans la nuit elle ait perdu la trace du vieillard et que, sachant ou bien se doutant de quel côté il s’était dirigé, elle ait couru à sa poursuite, ou qu’ils aient quitté la maison ensemble, voilà ce qu’il nous est impossible de savoir au juste. Mais nous croyons pouvoir affirmer qu’il n’y a que peu d’espoir d’entendre jamais parler d’eux, et qu’il ne faut pas compter sur leur retour, que leur fuite soit venue du fait du vieillard ou de celui de l’enfant. »

Le gentleman avait écouté tous ces détails de l’air d’un homme accablé par le chagrin et trompé dans son attente. Des larmes lui vinrent aux yeux quand on parla du grand-père, et il parut éprouver une affliction profonde.

Pour ne pas trop étendre cette partie de notre récit, et afin d’abréger cette longue histoire, disons en peu de mots qu’avant la fin même de l’entrevue le gentleman parut comprendre qu’il en avait assez entendu pour être convaincu de la sincérité de ces renseignements, et qu’il s’efforça de faire agréer aux deux mariés une marque de sa reconnaissance pour la bienveillance qu’ils avaient témoignée à l’enfant sans ressources ; mais l’un et l’autre refusèrent d’accepter ce présent. À la fin, l’heureux couple partit avec force cahots dans la caravane pour aller passer sa lune de miel en excursions champêtres, tandis que le gentleman et la mère de Kit se tenaient tristement devant la portière de leur voiture.

« Où allons-nous, monsieur ? demanda le postillon.

— Menez-moi, dit le gentleman, au D… »

Il ne voulait certainement pas dire : « à l’auberge ; » mais il substitua ce mot par respect pour la mère de Kit, et ils se rendirent à l’auberge.

Déjà le bruit s’était répandu au dehors que la petite jeune fille qui montrait les figures de cire était l’enfant d’une grande famille, à laquelle on l’avait soustraite dès son bas âge, et qui venait seulement de retrouver ses traces. L’opinion publique se divisait sur la question de savoir si c’était la fille d’un prince, ou d’un duc, ou d’un comte, ou d’un vicomte, ou d’un baron ; mais on était unanimement d’accord sur le fait principal, et l’on s’accordait à reconnaître le gentleman pour son père. Chacun s’avança pour jeter sur lui un regard, bien qu’on ne pût voir que le bout de son noble nez, pendant qu’il s’éloignait dans sa chaise de poste à quatre chevaux, accablé sous le poids de sa douleur.

Que n’eût-il pas donné pour savoir (et que de chagrin cela ne lui eût-il pas épargné) qu’en ce moment même l’enfant et son grand-père étaient assis sous le porche d’une vieille église, attendant patiemment le retour du maître d’école !