Le Magasin d’antiquités/Tome 2/49

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 93-99).



CHAPITRE XII.


La mère de Kit eût pu s’épargner la peine de regarder si souvent derrière elle ; car rien n’était plus loin de la pensée de M. Quilp que de songer à les poursuivre, elle et son fils, ou de renouveler la querelle sur laquelle ils s’étaient séparés.

Il s’en alla droit son chemin, sifflant de temps à autre quelque bribe de chansonnette ; et, avec un visage parfaitement tranquille et composé, il se dirigea allègrement vers son logis. En route il évoquait l’idée des inquiétudes, des terreurs de mistress Quilp qui, n’ayant pas reçu la moindre nouvelle de lui depuis trois grands jours et deux nuits, et n’ayant pas eu préalablement avis de son départ, était sans doute en ce moment dans une mortelle anxiété, en proie au plus vif chagrin.

Cette gracieuse perspective était si bien d’accord avec les goûts du nain, et si agréable pour lui, que, tout en marchant, il en riait à cœur joie jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. De plus en plus joyeux, quand il atteignit la rue voisine de sa demeure, il exprima son plaisir par un cri rauque qui n’effraya pas médiocrement un passant paisible qui marchait devant lui sans s’attendre à cette surprise. Nouvelle jouissance pour Quilp, et qui augmenta d’autant sa satisfaction.

Telle était l’heureuse disposition d’esprit de M. Quilp lorsqu’il atteignit Tower-Hill. Là, s’étant arrêté à regarder la croisée de son logis, il la trouva plus splendidement éclairée qu’il n’est d’usage dans une maison en deuil. Il s’approcha plus près encore, écouta attentivement et put entendre plusieurs voix se livrant à une conversation animée, et dans le nombre il reconnut, outre celles de sa femme et de sa belle-mère, des organes masculins.

« Ah ! s’écria le nain jaloux, qu’est-ce que c’est que ça ? … Est-ce qu’elles reçoivent des visites en mon absence ? »

Une toux étouffée qui venait de l’intérieur fut la réponse qu’il reçut.

M. Quilp chercha dans ses poches son passe-partout ; mais il l’avait oublié. Il n’avait d’autre ressource que de frapper à la porte.

« Il y a de la lumière dans le couloir, se dit-il en mettant son œil au trou de la serrure. Frappons un léger coup ; et avec votre permission, madame, je vais vous prendre à l’improviste. Holà ! … »

Il appliqua à la porte un tout petit coup avec précaution : pas de réponse. Mais, ayant de nouveau fait jouer le marteau sans plus de bruit, il vit s’ouvrir tout doucement la porte et aperçut le jeune gardien de son débarcadère. D’une main, il le saisit au collet ; de l’autre, il le traîna jusqu’au milieu de la rue.

« Vous m’étranglez, maître, murmura le jeune garçon, lâchez-moi, s’il vous plaît.

— Qui est-ce qui est là-haut, chien que vous êtes ? dit Quilp sur le même ton. Parlez, et parlez bas, ou je vous étranglerai pour tout de bon. »

Le jeune garçon ne put qu’indiquer la fenêtre, et répondre par un rire étouffé, mais qui exprimait si bien une gaieté folle, que M. Quilp furieux prit de nouveau le malheureux à la gorge, et il allait mettre sa menace à exécution ou peu s’en faut, si le jeune garçon ne s’était adroitement débarrassé de l’étreinte du nain pour se jeter derrière le réverbère voisin : là M. Quilp, après de vains efforts pour l’attraper par les cheveux, fut obligé de parlementer.

« Voulez-vous bien me répondre ? dit-il. Qu’est-ce qu’on fait là haut ?

— Vous ne me laissez pas parler ! dit l’autre. Ils… ah ! ah ! ah ! pensent que vous… êtes mort. Ah ! ah ! ah !

— Mort ! s’écria Quilp avec un rire féroce. Oh ! que non. Le pensent-ils en effet ? Le pensent-ils réellement, chien que vous êtes !

— Ils pensent que vous êtes noyé, répondit le jeune garçon, dont la nature malicieuse avait une grande affinité avec celle de son maître. La dernière fois qu’on vous a vu, c’est au bord du débarcadère, et l’on pensait que vous étiez tombé à l’eau. Ah ! ah ! ah !

Le plaisir d’espionner son monde dans ce délicieux concours de circonstances et de causer un désappointement général en reparaissant vivant et très-vivant, procura à Quilp une sensation plus douce que n’eût pu le faire le meilleur coup de fortune. Il n’était pas moins réjoui maintenant que son joyeux compagnon : tous deux restèrent quelques instants à grimacer, à souffler comme des cachalots, à secouer la tête l’un en face de l’autre, de chaque côté du poteau, comme une incomparable paire de magots de la Chine.

« Pas un mot, dit Quilp s’avançant vers la porte sur la pointe du pied. Pas un son ! même d’une planche qui crie ou d’un faux pas dans une toile d’araignée. Noyé !… eh ! eh ! mistress Quilp !… noyé ! »

En parlant ainsi, il souffla la chandelle, défit ses souliers, et se mit en devoir de gravir l’escalier, laissant son jeune ami enchanté, tout entier au délice de faire ses culbutes dans la rue.

La chambre à coucher donnant sur l’escalier n’était pas fermée ; M. Quilp se glissa dans cette pièce et s’établit derrière la porte qui la faisait communiquer au salon. Or, comme elle était entre-bâillée afin de laisser l’air circuler et qu’elle avait en outre une fente assez commode dont le nain s’était maintes fois servi utilement pour espionner et qu’il avait même élargie avec son couteau à cet effet, non-seulement il put tout entendre, mais il put voir distinctement tout ce qui se passait.

L’œil appliqué à cette fente propice, il vit M. Brass assis à une table où se trouvaient, outre plumes, encre et papier, la cave à liqueurs, sa propre cave avec son propre rhum de la Jamaïque réservé jusqu’ici pour lui seul ! puis de l’eau chaude, d’odorants citrons, des morceaux de sucre, tout ce qu’il fallait enfin pour composer un grog délicieux. Avec tous ces matériaux de choix, maître Sampson, qui était loin de méconnaître leurs justes droits à son attention, avait composé un grand verre de punch aux vapeurs brûlantes ; en ce moment même il était en train de délayer le breuvage avec une cuiller à thé et y attachait un regard dans lequel une faible expression de regret était dominée par un rayon de douce et agréable jouissance. À la même table et appuyée sur ses deux coudes se trouvait mistress Jiniwin : elle n’avait plus besoin de prélever en cachette quelques cuillerées sur le punch d’autrui ; elle buvait à larges gorgées dans son verre à elle ; tandis qua sa fille, qui n’avait pas positivement de cendres sur la tête ni un sac de toile sur les épaules, mais bien une tenue décente et un certain air de chagrin, était à demi couchée dans un fauteuil et adoucissait sa peine en acceptant de temps à autre un peu de ce breuvage bienfaisant. Il y avait là encore deux bateliers-côtiers qui tenaient des dragues et autres instruments de leur métier : le plaisir qu’ils avaient à boire, leur nez naturellement rouge, leur face enluminée, leur air joyeux, leur présence en un mot, augmentaient, bien loin de le diminuer, l’air de gaieté et de confort qui faisait le vrai caractère de la réunion.

« Si je pouvais empoisonner le punch de cette chère vieille dame, se dit Quilp, je mourrais heureux !

— Ah ! dit M. Brass rompant le silence et levant ses yeux au plafond avec un soupir, qui sait s’il ne nous regarde pas d’en haut ! Qui sait s’il ne nous contemple pas de… du lieu quelconque où il peut être, et s’il n’a pas les yeux fixés sur nous ! Ô mon Dieu ! »

Ici M. Brass fit une pause pour boire la moitié de son verre de punch ; puis il reprit ainsi en secouant la tête avec un sourire triste, mais sans perdre de vue l’autre moitié de son verre :

« Il me semble en vérité que j’aperçois ses yeux qui étincellent dans le miroir de cette liqueur. Ah ! quand pourrons-nous le revoir ainsi ? Jamais, jamais ! Ce que c’est que de nous ! une minute avant, nous sommes ici, ajouta-t-il en élevant son grand verre à la hauteur de son visage ; et la minute d’après, nous sommes là… » Il goûta le contenu, puis, se frappant avec un geste emphatique un peu au-dessous de la poitrine, il s’écria : « Oui, nous sommes dans la tombe silencieuse. Et penser que me voilà ici à boire son rhum ! … Tout cela me semble un rêve ! »

Pour s’assurer sans doute de la réalité de sa position, M. Brass tendit, tout en parlant, son verre à mistress Jiniwin afin qu’elle l’emplit ; et se tournant vers les deux bateliers :

« Alors les recherches ont été tout à fait infructueuses ?

— Tout à fait, mon maître. Mais je crois bien que si son corps est porté quelque part, ça sera pour sûr du côté de Grinidge[1], à la marée basse… Est-ce pas, camarade ? »

L’autre gentleman fit un signe d’assentiment et ajouta que le corps était attendu à l’hôpital où quelques pensionnaires ne seraient point fâchés de le voir arriver.

« Alors il ne nous reste plus qu’à nous résigner, dit M. Brass, qu’à nous résigner. Ce serait une consolation que d’avoir son corps, une triste consolation.

— Oh ! certainement oui, dit vivement mistress Jiniwin ; si nous l’avions, au moins n’aurions-nous plus de doutes. »

Sampson Brass reprit sa plume.

« Occupons-nous, dit-il, de l’avis et du signalement à publier. Il y a pour nous un plaisir mélancolique à rappeler ses traits. Nous en étions restés aux jambes…

— Jambes torses, dit mistress Jiniwin.

— Pensez-vous qu’elles fussent torses ? dit Brass d’un air confidentiel. Il me semble les voir encore marchant très-écartées dans la rue en pantalon de nankin un peu court sans sous-pieds. Ah ! dans quelle vallée de larmes nous vivons ! Décidément mettrons-nous torses ?

— Je pense qu’elles l’étaient un peu, dit mistress Quilp avec un sanglot.

Jambes torses, dit Brass écrivant et parlant à la fois, la tête grosse, le buste court, les jambes torses.

— Très-torses ! dit mistress Jiniwin.

— Non, madame, non, ne mettons pas « très-torses, » dit Brass avec l’expression d’un pieux respect. N’insistons pas sur les imperfections physiques du défunt. Il est en un lieu, madame, où il ne sera plus question de ses jambes. Contentons-nous de mettre torses, madame.

— Je m’imaginais que vous demandiez l’exacte vérité, dit la belle-mère. Voilà tout.

— Dieu vous bénisse comme je vous aime ! murmura Quilp. Allons, voilà qu’elle y retourne… Toujours du punch !

— Le soin qui nous occupe, dit l’homme de loi posant sa plume et vidant son verre, me remet involontairement sous les yeux le fantôme du père d’Hamlet. Oui, je me figure voir le défunt avec le costume qu’il portait tous les jours, son habit, son gilet, ses souliers, ses bas, son pantalon, son chapeau, son esprit et sa verve, son éloquence et son parapluie ; tout cela se présente à moi comme autant d’images de ma jeunesse, son linge ! … dit encore M. Brass avec un doux sourire qu’il adressa à la muraille, son linge qui toujours était d’une couleur particulière, car c’était un de ses caprices, une singulière fantaisie ; ah ! comme il me semble le voir encore !

— Continuez donc le signalement, monsieur, dit mistress Jiniwin avec impatience ; cela vaudrait bien mieux.

— C’est vrai, madame, c’est vrai, s’écria M. Brass. Le chagrin ne doit pas engourdir nos facultés, madame. Voulez-vous m’en verser encore une goutte, s’il vous plaît ? Nous en étions à son nez…

— Nez plat, dit mistress Jiniwin.

— Aquilin ! … cria Quilp passant sa tête à travers la porte et touchant de sa main le bout de son nez. Aquilin, sorcière que vous êtes ! Le voyez-vous ? appelez-vous ça un nez plat ? Osez-vous l’appeler ainsi, hein ?

— Oh ! magnifique ! magnifique ! acclama le procureur par la simple force de l’habitude. Parfait ! … Comme il est spirituel ! … Quel homme remarquable ! quel homme extraordinaire ! et quel art il possède pour surprendre les gens ! »

Quilp ne prit point garde à ces compliments, ni à l’air décontenancé et terrifié que Brass montrait de plus en plus, ni aux cris que poussaient sa belle-mère qui se sauva hors de la chambre, et sa femme qui tomba évanouie. L’œil fixé sur Sampson Brass, il alla droit vers la table ; commençant par le verre du procureur, il en avala le contenu, puis il fit régulièrement le tour de la table jusqu’à ce qu’il eût bu les deux autres verres ; ensuite il mit sous son bras sa cave à liqueurs sans cesser de dévisager Brass avec son regard étrange.

— Je ne suis pas encore mort, Sampson, dit-il. Non, pas encore !

— Oh ! c’est charmant ! s’écria Brass reprenant un peu d’aplomb. Ah ! ah ! ah ! C’est charmant ! Il n’y a pas un homme au monde qui se fût ainsi tiré d’affaire. C’était une position difficile. Mais il a un tel flux de bonne humeur, un flux si prodigieux !…

— Bonsoir, dit le nain avec un geste expressif.

— Bonsoir, monsieur, bonsoir, s’écria le procureur en se retirant à reculons. Quelle heureuse, oh ! oui, quelle bienheureuse surprise ! Ah ! ah ! ah ! Délicieux ! vraiment délicieux ! »

Le nain attendit que le bruit des exclamations de M. Brass se perdît dans l’éloignement, car M. Brass n’avait pas cessé de les continuer à haute voix tout en descendant l’escalier. Il s’avança alors vers les deux bateliers qui étaient restés immobiles dans une sorte d’étonnement stupide.

« N’avez-vous pas, messieurs, dit-il en tenant avec une grande politesse la porte ouverte, sondé la rivière toute la journée ?

— Oui monsieur, et hier aussi.

— Pardieu ! vous vous êtes donné là bien de la peine. Je vous prie de considérer comme à vous tout ce que vous trouverez sur… sur le corps du noyé. Bonsoir. »

Les deux hommes s’entre-regardèrent ; mais sans s’amuser à discuter sur le point en litige, ils se glissèrent hors de la chambre. Après avoir fait si vite maison nette, Quilp ferma les portes ; et tenant toujours précieusement sa cave à liqueurs, en levant les épaules et se croisant les bras, il resta à considérer sa femme évanouie, semblable à un cauchemar qui vient de peser sur la poitrine du patient endormi.




  1. Pour Greenwich.