Le Magasin d’antiquités/Tome 2/51

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 109-116).



CHAPITRE XIV.


L’aimable et joyeux propriétaire du palais de garçon dormit au milieu de sa société favorite, à savoir : la pluie, la boue, la saleté, l’humidité, le brouillard et les rats, jusqu’à une heure assez avancée du jour. Appelant alors son valet de chambre, M. Tom Scott, et lui ayant ordonné de l’aider à se lever et de lui préparer son déjeuner, il quitta sa couche et fit sa toilette. Ce devoir accompli et le repas terminé, Quilp se rendit de nouveau dans Bewis Marks.

Cette visite n’était pas destinée à M. Swiveller, mais à l’ami et patron d’icelui, M. Sampson Brass. Ces deux gentlemen étaient absents l’un et l’autre ; jusqu’à miss Sally, la vie et le flambeau de la loi, qui n’était pas à son poste. Leur absence à tous était signalée aux visiteurs par un bout de papier écrit de la main de M. Swiveller et attaché au cordon de la sonnette ; sans faire connaître au lecteur à quel moment de la journée il avait été placé là, ce papier donnait seulement ce vague et trop discret avis : « On sera de retour dans une heure. »

« Il y a bien au moins une servante, je suppose, dit le nain en frappant à la porte de la maison. Voyons ça. »

Après un assez long intervalle de temps, la porte s’ouvrit et une voix grêle fit entendre ces mots :

« Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre ?

— Hein ? » murmura le nain en abaissant son regard (chose tout à fait contraire à ses habitudes) sur la petite servante.

Et la servante répondit, comme lors de sa première entrevue avec M. Swiveller :

« Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre ?

— Je vais écrire un billet, dit le nain passant devant elle et entrant dans l’étude. Songez bien à le remettre à votre maître dès qu’il sera de retour. »

M. Quilp grimpa sur le haut d’un tabouret pour écrire, tandis que la petite servante, prémunie contre de pareils événements par les instructions qu’on lui avait données, attachait sur le nain de grands yeux, toute prête d’avance, s’il dérobait seulement un pain à cacheter, à se précipiter dans la rue pour appeler la garde.

Le billet fut promptement écrit ; il était très-court. Tout en le pliant, M. Quilp rencontra le regard de la petite servante. Il examina longtemps et curieusement cette jeune fille.

« Comment vous trouvez-vous ici ? » dit le nain en mâchant un pain à cacheter avec d’horribles grimaces.

La petite servante, effrayée peut-être par cet examen, ne put articuler une réponse intelligible ; mais le mouvement de ses lèvres permettait de comprendre qu’elle répétait intérieurement sa même phrase au sujet d’une carte ou d’une lettre.

« Est-ce qu’on ne vous traite pas mal, ici ? Votre maîtresse n’est-elle pas un vrai cosaque ? » dit Quilp d’un ton caressant.

À cette dernière question, la petite servante, avec un regard très-fin mêlé de crainte, serra fortement sa bouche arrondie, et secoua vivement la tête.

Soit qu’il y eût dans cette vivacité de mouvement quelque chose qui plût à M. Quilp, ou que l’expression qu’avaient prise les traits de la petite servante fixât son attention pour un autre motif ; soit tout simplement qu’il voulût s’amuser à lui faire perdre contenance, toujours est-il qu’il posa carrément ses coudes sur le pupitre, et, pressant ses joues entre ses mains, se mit à la dévisager.

« D’où venez-vous ? dit-il après une longue pose en se caressant doucement le menton.

— Je ne sais pas.

— Quel est votre nom ?

— Je n’en ai pas.

— Quelle bêtise ! … Comment votre maîtresse vous appelle-t-elle quand elle a besoin de vous ?

— Petit démon. »

Elle ajouta tout aussitôt, comme si elle craignait d’autres questions :

« Voulez-vous me laisser une carte ou une lettre ? »

Ces réponses étranges étaient de nature à provoquer des questions nouvelles. Quilp, cependant, sans prononcer un mot de plus, détourna son regard de la petite servante, se frotta le menton d’un air plus préoccupé que jamais ; mais se courbant sur le billet comme pour en écrire l’adresse avec plus de soin et d’exactitude scrupuleuse, il examina encore la servante du haut de ses épais sourcils, moins hardiment peut-être, mais fort attentivement. Le résultat de cette investigation secrète fut que notre nain, voilant son visage de ses mains, s’amusa de la jeune fille avec malice et sans bruit, jusqu’au moment où les veines de sa face furent près de se rompre dans un éclat de rire. Enfonçant alors son chapeau sur son front pour dissimuler cette gaieté, il lui jeta le billet et sortit à la hâte.

Une fois dans la rue, il ne put résister à un secret mouvement d’hilarité, et se mit à rire en se tenant les côtes, mais à rire de toutes ses forces, essayant de regarder à travers le grillage de la salle poudreuse, comme pour apercevoir encore la jeune fille ; il prolongea ce manège jusqu’à ce qu’il en fût fatigué. Enfin il se rendit au Désert, qui était situé à une portée de fusil de son palais de garçon ; là, il commanda, pour le soir, un thé pour trois personnes dans le berceau du bosquet. En effet, sa course et son billet avaient eu pour but d’engager miss Sally Brass et son frère à venir goûter les jouissances qu’on savourait en ce lieu.

Ce n’était pas précisément la saison où l’on a l’habitude de prendre le thé dans les tavernes d’été, moins encore dans les tavernes d’été délabrées, qui dominent les bords vaseux d’un grand fleuve à la marée basse. Néanmoins, ce fut dans ce lieu choisi que M. Quilp ordonna qu’on servît une collation froide ; et, à l’heure convenue, il recevait, sous le toit crevassé du berceau ruisselant d’humidité, M. Sampson avec sa sœur Sally.

« Vous aimez les beautés de la nature, dit Quilp avec une grimace. N’est-ce pas, Brass, que c’est charmant ? N’est-ce pas que c’est nouveau, pur et primitif ?

— C’est délicieux, en effet, monsieur, répondit le procureur.

— Un peu frais ? dit Quilp.

— Non… non, pas tout à fait, ce me semble, monsieur, répondit Brass, dont les dents claquaient de froid.

— Peut-être un peu humide et fiévreux ? dit Quilp.

— Juste assez humide pour être agréable, répondit Brass ; mais rien de plus, monsieur, rien de plus.

— Et Sally ? ajouta le nain ravi de plaisir ; aime-t-elle cet endroit ?

— Elle l’aimera mieux, répondit la virago, quand elle y prendra le thé : faites-nous-le servir, et ne m’ennuyez pas davantage.

— Douce Sally ! s’écria Quilp faisant un geste comme pour l’embrasser ; gentille, charmante, ravissante Sally !

— C’est un homme vraiment remarquable ! dit M. Brass dans un de ces apartés dont il avait l’habitude ; c’est vraiment un troubadour ! vous savez, un troubadour ! »

Brass semblait laisser tomber ces compliments comme sans y songer, à son propre insu ; mais le malheureux procureur, outre le froid terrible qu’il ressentait à la tête, avait été mouillé en chemin, et il eût volontiers consenti même à un sacrifice pécuniaire, pour échanger le lieu humide où il se trouvait contre une bonne chambre bien chaude, où il pût se sécher devant un bon feu. De son côté, Quilp, qui, indépendamment de sa malice démoniaque, n’était pas fâché de faire expier à Sampson la part qu’il avait prise dans la scène de deuil dont il avait été l’invisible témoin, du temps qu’il était noyé, observait ces signes de malaise avec un bonheur inexprimable ; il n’aurait pas éprouvé plus de joie à s’asseoir au banquet le plus splendide.

Il convient aussi de faire remarquer, comme un petit trait du caractère de miss Sally Brass, que certainement, pour son propre compte, elle eût supporté de fort mauvaise grâce les désagréments du Désert, et qu’elle n’eût sans doute pas manqué de s’en aller avant l’apparition du thé ; mais que, sitôt après avoir remarqué l’état pénible, la souffrance secrète de son frère, elle témoigna une satisfaction farouche, et se mit à s’amuser à sa manière. Quoique la pluie filtrât à travers les fentes du toit et mouillât leurs têtes, miss Brass ne faisait entendre aucune plainte, et présidait à la distribution du thé avec un calme imperturbable. Tandis que M. Quilp, dans sa bruyante hospitalité, installé sur une barrique vide, vantait ce lieu de plaisance comme le plus beau et le plus confortable des trois royaumes, et levait son verre pour boire à leur prochaine réunion de plaisir dans cet agréable endroit ; tandis que M. Brass, avec la pluie qui inondait sa tasse, faisait de pénibles efforts pour se donner une contenance et paraître à l’aise ; tandis que Tom Scott, qui attendait à la porte sous un vieux parapluie, se roidissait contre son mal, et s’efforçait de rire à gorge déployée, miss Sally Brass, sans songer à la pluie qui tombait sur ses charmes féminins et sur sa riche toilette, se tenait tranquillement assise devant le plateau, contemplant avec une jouissance intérieure la disgrâce de son frère, et satisfaite, dans son généreux oubli d’elle-même, de rester dans la taverne toute la nuit, en face des tourments qu’il éprouvait, et que son caractère avare et sordide ne lui permettait point de vouloir éviter. Et notez bien, car autrement le portrait ne serait pas complet, quoique ce ne soit qu’un trait, notez bien que miss Sally sympathisait au plus haut degré avec M. Brass, et qu’elle eût été hors d’elle si le procureur se fût permis de contrarier son client en quoi que ce fût.

Au plus fort de cette bruyante partie de plaisir, M. Quilp, ayant, sous un prétexte en l’air, renvoyé son serviteur aérien, reprit tout à coup ses manières habituelles, descendit de sa barrique, et posa une main sur la manche du procureur.

« Un mot, dit le nain, avant d’aller plus loin. Sally, voulez-vous écouter une minute ? »

Miss Sally se rapprocha, accoutumée qu’elle était à avoir avec leur hôte des conférences qui n’en valaient que mieux, pour être dissimulées sous un air d’indifférence.

« C’est une affaire, dit le nain promenant son regard du frère à la sœur, une affaire très-délicate. Réfléchissez-y bien de concert quand vous serez seuls.

— Certainement, monsieur, répondit Brass tirant de sa poche son agenda et son crayon. Je vais prendre note des points principaux, s’il vous plaît, monsieur. Des documents remarquables, ajouta le procureur en levant les yeux au plafond, des documents parfaits ! … Il présente tout avec tant de lucidité, que c’est un plaisir de recueillir ses paroles ! Je ne connais pas un acte du Parlement qui le vaille pour être clair.

— Si c’est un plaisir, je suis bien fâché d’être obligé de vous en priver, dit sèchement Quilp. Serrez votre livre. Nous n’avons pas besoin de notes. Voilà : il y a un garçon nommé Kit… »

Miss Sally fit un signe de tête pour témoigner qu’elle connaissait ce garçon.

« Kit ? dit M. Sampson. Kit ? … ah ! oui, j’ai entendu ce nom-là ; mais je ne me rappelle pas bien… Je ne me rappelle pas bien…

— Vous êtes aussi lent qu’une tortue, et vous avez le crâne aussi épais qu’un rhinocéros ! répliqua son gracieux client avec un geste d’impatience.

— Il est admirablement facétieux ! … s’écria l’obséquieux Sampson. Ses connaissances en histoire naturelle sont prodigieuses. C’est un vrai Bouffon. »

Nul doute que M. Brass ne voulût faire un compliment à son hôte ; et il est vraisemblable de penser qu’il avait eu l’intention de dire Buffon, mais qu’il avait laissé se glisser dans le mot une voyelle de trop. Quoi qu’il en soit, Quilp ne lui laissa pas le temps de se reprendre, mais il s’acquitta lui-même de ce soin en lui assenant sur la tête un coup du manche de son parapluie.

« Pas de querelle entre nous, dit miss Sally retenant la main de Quilp. Je vous ai dit que je connais ce garçon, et cela suffit.

— Elle est toujours dans la question ! dit le nain en lui donnant une tape sur le dos et regardant Sampson avec dédain. Sally, je n’aime point ce Kit.

— Ni moi, répondit miss Brass.

— Ni moi, dit Sampson.

— Alors, ça va bien, s’écria Quilp. La moitié de notre besogne est déjà faite. C’est un de ces honnêtes gens, un de ces beaux caractères, un animal qui rôde pour surprendre les secrets, un hypocrite, un double masque, un lâche, un espion furtif, un chien couchant devant ceux qui le nourrissent et l’amadouent, mais pour tous les autres, c’est un dogue qui vient vous aboyer dans les jambes.

— Quelle terrible éloquence ! s’écria Brass en éternuant. C’est effrayant !

— Venons-en à l’affaire, dit miss Sally ; pas tant de discours !

— C’est juste, s’écria Quilp en laissant tomber un nouveau regard de dédain sur Sampson ; toujours elle est dans la question ! Je dis, Sally, que ce Kit est un dogue aboyeur et insolent pour tout le monde, mais surtout pour moi. En un mot, je lui garde rancune.

— Cela suffit, monsieur, dit Sampson.

— Non, cela ne suffit pas, monsieur, dit Quilp en ricanant ; voulez-vous bien m’écouter jusqu’à la fin ? Outre que je lui garde rancune sur ce qu’il me contrecarre en ce moment et s’est placé comme une barrière entre moi et un résultat qui sans cela pourrait être une mine d’or pour nous tous ; outre ce motif, je répète qu’il me déplaît, que je le hais. Maintenant, vous connaissez ce garçon, c’est à vous à deviser le reste. Trouvez entre vous quelque moyen de me débarrasser de lui, et mettez-le à exécution. Puis-je y compter ?

— Vous pouvez y compter, monsieur, dit Sampson.

— Alors donnez-moi la main, répliqua Quilp. Sally, ma belle enfant, donnez-moi la vôtre : je compte sur vous tout autant et même plus que sur lui. Voici justement Tom Scott qui revient. Holà ! de la lumière, des pipes, du grog encore ! du grog toujours ! … et vive cette charmante soirée ! »

Pas un mot de plus ne fut prononcé, pas un regard de plus échangé qui eût le moindre rapport au sujet réel de cette réunion. Ce trio avait l’habitude d’agir de concert ; les liens d’un intérêt mutuel les attachaient les uns aux autres ; il n’était donc pas besoin de plus amples explications entre eux. Quilp, reprenant ses façons bruyantes aussi aisément qu’il les avait quittées, se montra au bout d’un instant le même tapageur, le même petit sans souci, le même viveur que quelques minutes auparavant. Il était dix heures précises quand l’aimable Sally sortit du Désert, soutenant son tendre et bien-aimé frère qui avait le plus grand besoin de l’appui fraternel que pouvait lui procurer ce corps délicat, son pas étant, pour une cause inconnue, fort loin d’être solide, et ses jambes ayant des dispositions à faire sans cesse des écarts et à se poser tout de travers.

Accablé, malgré les sommes prolongés qu’il avait faits, par les fatigues de ces jours derniers, le nain, ne perdit pas de temps pour se rendre à sa riante demeure, où bientôt il rêva dans son hamac.

Abandonnons-le à ses rêves, auxquels ne sont peut-être pas étrangères les douces figures que nous avons laissées sous le porche de la vieille église, et allons rejoindre nos voyageurs qui sont assis à regarder devant eux.