Le Magasin d’antiquités/Tome 2/54

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 133-144).



CHAPITRE XVII.


Parmi ses occupations diverses, le vieux bachelier trouvait dans l’antique église une source inépuisable d’intérêt et d’agrément. Il en était devenu fier, comme la plupart des hommes le sont des merveilles du petit monde où ils se meuvent ; il en avait fait une étude particulière ; il en avait appris l’histoire ; plus d’un jour d’été le trouva dans l’intérieur de l’église, plus d’une soirée d’hiver le vit au coin du feu du desservant, méditant sur ce sujet favori et ajoutant quelque richesse nouvelle à son petit trésor de traditions et de légendes.

Comme il n’était pas de ces esprits farouches qui voudraient mettre à nu la Vérité, en la dépouillant du peu de voiles et de vêtements que le temps et la féconde imagination des poëtes aiment à lui prêter, des agréments qui la décorent et servent, comme les eaux de son puits, à donner des grâces de plus aux charmes qu’ils cachent et montrent à moitié, à éveiller l’intérêt et la curiosité plutôt qu’à faire naître la langueur et l’indifférence ; comme, loin de ressembler à ces censeurs moroses et endurcis, le vieux bachelier aimait à voir la déesse couronnée de ces guirlandes de fleurs sauvages que la tradition a tressées pour lui en faire une brillante parure, et qui souvent ont d’autant plus de fraîcheur qu’elles ont plus de simplicité ; il marchait d’un pas léger et posait une main légère sur la poussière des siècles. Il aurait été bien fâché de soulever aucune des nobles pierres qu’on y avait élevées sur les tombes, pour voir s’il était vrai qu’il y eût là-dessous quelque cœur honnête et loyal. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux cénotaphe de pierre grossière qui, depuis longues générations, passait pour contenir les ossements d’un certain baron, lequel, après avoir porté le ravage, le pillage et le meurtre en pays étranger, était revenu plein de repentir et de douleur faire pénitence et mourir dans sa patrie. Or, de doctes antiquaires avaient récemment découvert que cette tradition n’était nullement fondée, et que le baron en question était mort, à les en croire, les armes à la main sur un champ de bataille, en grinçant des dents et proférant des malédictions jusqu’à son dernier soupir. Le vieux bachelier soutint haut et ferme que la tradition seule était véridique ; que le baron, repentant de ses crimes, avait fait de grandes charités et rendu doucement son âme à Dieu ; et que, si jamais baron monta au ciel, celui-ci y était assurément bien tranquille. Autre exemple : lorsque les mêmes archéologues prétendirent prouver qu’un certain caveau secret ne contenait nullement la tombe d’une vieille dame qui avait été pendue, traînée sur la claie et écartelée par les ordres de la glorieuse reine Élisabeth, pour avoir secouru un malheureux prêtre qui se mourait de faim et de soif à sa porte, le vieux garçon soutint solennellement, envers et contre tous, que l’église était sanctifiée par la présence des cendres de la pauvre dame ; il démontra que les restes de la victime avaient été recueillis pendant la nuit aux quatre coins de la ville, apportés en secret dans l’église, et déposés dans le caveau. Il y a plus : le vieux bachelier, dans l’excès de son patriotisme local, alla jusqu’à nier la gloire de la reine Élisabeth et à dire tout haut qu’il mettait bien au-dessus d’une pareille gloire celle de la plus humble femme du royaume qui avait au cœur de la tendresse et de la piété. Quant à la tradition d’après laquelle la pierre plate posée près de la porte n’était point le tombeau du misérable qui avait déshérité son fils unique et légué à l’église une somme d’argent pour établir un carillon, le vieux bachelier s’empressa de l’admettre ; il disait qu’il était impossible que le pays eût jamais produit un tel monstre. En un mot, il voulait bien que toute pierre ou toute plaque de cuivre fût le monument des actions seules dont la mémoire était digne de survivre, mais pour les autres, elles ne méritaient que l’oubli. Qu’ils eussent été ensevelis dans la terre consacrée, à la bonne heure, mais il les y laissait enfouis profondément, pour ne jamais revoir le jour.

Ce fut par les soins d’un si bon maître que l’enfant apprit facilement sa tâche. Déjà fortement émue par le monument silencieux et la paisible beauté du site au sein duquel il élevait sa majestueuse vieillesse entourée d’une jeunesse perpétuelle, il semblait à Nelly, lorsqu’elle entendait ces récits, que cette église était le sanctuaire de toute bonté, de toute vertu. C’était comme un autre monde, où jamais le péché ni le chagrin n’étaient apparus, un lieu de repos inaltérable, où le mal n’osait mettre le pied.

Après lui avoir raconté, au sujet de presque toutes les tombes et les pierres sépulcrales, l’histoire qui s’y rattachait, il la conduisit dans la vieille crypte, maintenant un simple caveau noir, et lui montra comment elle était éclairée au temps des moines ; comment, parmi les lampes qui pendaient du plafond, et les encensoirs qui, en se balançant, exhalaient les parfums de la myrrhe, et les chapes brillantes d’or et d’argent, et les peintures, et les étoffes précieuses, et les joyaux tout rayonnants, tout étincelants sur les arcades profondes, le chant des voix de vieillards avait retenti plus d’une fois à minuit dans les siècles reculés, tandis que des ombres dont le visage se cachait sous un capuchon étaient agenouillées tout autour à prier en défilant les grains de leur rosaire. De là, il la ramena dans l’église et lui fit remarquer, au haut des vieilles murailles, de petites galeries le long desquelles les nonnes avaient coutume de passer, à peine visibles de si loin dans leur costume sombre, s’y arrêtant parfois comme de tristes fantômes pour écouter les cantiques. Il lui apprenait aussi comment les guerriers, dont les images étaient couchées sur les tombes, avaient autrefois porté ces armes maintenant brisées ; comme quoi ceci avait été un heaume, ceci un bouclier, ceci un gantelet ; comme quoi ils avaient tenu l’épée à deux mains et assené sur l’ennemi les coups terribles de leur masse de fer. Tout ce qu’il disait, l’enfant le recueillait précieusement dans son esprit. Que de fois, la nuit, elle s’éveilla d’un rêve du temps passé et sortit de son lit pour aller regarder au dehors la vieille église, souhaitant avec ardeur de voir les croisées s’éclairer et d’entendre le son de l’orgue et les chants apportés sur l’aile du vent !

Le vieux fossoyeur ne tarda pas à aller mieux. Quand il fut sur pied, il apprit à l’enfant bien d’autres choses, quoique de nature différente. Il n’était pas encore en état de travailler ; mais un jour qu’il y avait une fosse à creuser, il alla surveiller l’homme chargé de ce soin. Il était justement ce jour-là d’une humeur communicative ; et l’enfant, d’abord debout à côté de lui, puis assise à ses pieds sur l’herbe, tournant vers lui son visage pensif, commença à causer avec le vieillard.

L’homme qui servait d’aide au fossoyeur était un peu plus âgé que lui, quoique beaucoup plus actif. Mais il était sourd, et lorsque le fossoyeur, qui par parenthèse eût fait à grand’peine un mille de chemin en une demi-journée, échangeait une observation avec lui au sujet de son ouvrage, l’enfant ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’il y mettait une sorte de pitié impatiente pour l’infirmité de cet homme, comme s’il eût été lui-même la plus forte et la plus alerte des créatures vivantes.

« Je suis fâchée de vous voir faire cette besogne, dit l’enfant en s’approchant. Je n’avais pas entendu dire qu’il y eût quelqu’un de mort.

— Elle habitait un autre hameau, ma chère, répondit le fossoyeur, à trois milles d’ici.

— Était-elle jeune ?

— Oui… oui ; pas plus de soixante-quatre ans, je pense. David, avait-elle plus de soixante-quatre ans ? »

David, qui bêchait ferme, n’entendit pas un mot de cette question. Le fossoyeur, qui ne pouvait réussir à l’atteindre avec sa béquille et qui était aussi trop infirme pour se lever sans assistance, appela son attention en lui jetant sur son bonnet de coton rouge une motte de terre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit David en le regardant.

— Quel âge avait Becky Morgan ? demanda le fossoyeur.

— Becky Morgan ? répéta David.

— Oui, répliqua le fossoyeur ; ajoutant d’un ton à moitié compatissant et à moitié grondeur, mais sans être entendu de son vieux compagnon : Vous devenez bien sourd, Davy, terriblement sourd. »

Ce dernier, interrompant sa besogne, se mit à nettoyer sa bêche avec un morceau d’ardoise qu’il avait sous la main à cet effet, et grattant dans son opération l’essence d’autant de Becky Morgans que le ciel seul peut en connaître, il se mit à réfléchir sur cette matière.

« Laissez-moi y penser, dit-il ensuite. J’ai vu, la nuit dernière, qu’on avait écrit sur le cercueil… N’était-ce pas soixante-dix-neuf ans ?

— Non, non !

— Ah ! oui, c’était cela, reprit le vieillard avec un soupir. Car je me souviens d’avoir pensé qu’elle était à peu près du même âge que nous. Oui, c’était soixante-dix-neuf ans.

— Êtes-vous sûr de n’avoir pas mal lu, Davy ? demanda le fossoyeur, laissant voir sur ses traits une certaine émotion.

— Hein ? … dit l’autre ; répétez-moi cela.

— Il est très-sourd ! Il est tout à fait sourd ! s’écria vivement le fossoyeur. Êtes-vous sûr d’avoir bien lu ?

— Oh ! oui. Pourquoi pas ?

— Il est tout à fait sourd, murmura le fossoyeur ; et puis je crois qu’il tombe en enfance. »

Nelly se demandait avec quelque étonnement quelle raison le fossoyeur pouvait avoir de parler ainsi, quand, à dire vrai, son assistant n’avait pas moins d’intelligence que lui et était infiniment plus robuste. Mais le fossoyeur n’ayant rien ajouté de plus, Nelly ne donna pas suite à cette réflexion.

« Vous m’avez parlé, dit-elle, de vos travaux de jardinage. Est-ce que vous plantez quelque chose ici ?

— Dans le cimetière ? … Non, je n’y mets rien.

— J’y ai vu des fleurs et des arbustes. Tenez, en voici là-bas. Je m’imaginais qu’ils avaient poussé par vos soins, quoiqu’ils soient bien chétifs.

— Ils poussent à la grâce de Dieu, et Dieu sans doute a ses raisons pour qu’ils ne se montrent pas ici dans tout leur éclat.

— Je ne vous comprends pas.

— Eh bien ! écoutez. Ces arbustes marquent les tombes de ceux qui avaient des amis tendres et dévoués.

— J’en étais sure !… s’écria l’enfant. Ils ont bien fait, vraiment : cela me fait plaisir à penser.

— Oui, répliqua le fossoyeur ; mais attendez. Regardez-les, ces arbustes ; voyez comme ils penchent leur tête, comme ils sont languissants, comme ils dépérissent. En devinez-vous la cause ?

— Non, répondit l’enfant.

— C’est que la mémoire de ceux qui sont couchés en ce lieu périt si vite ! D’abord on vient soigner ces fleurs le matin, vers midi et le soir ; bientôt les visites sont moins fréquentes ; une fois par jour, une fois par semaine ; d’une fois par semaine, elles arrivent à ne plus avoir lieu qu’une fois par mois ; puis les intervalles sont éloignés et incertains ; et enfin l’on ne vient plus du tout. Il est rare que ces marques de souvenir fleurissent longtemps. J’ai vu les fleurs d’été les plus passagères leur survivre presque toujours.

— Ce que vous m’apprenez là m’afflige extrêmement.

— Ah ! répondit le vieillard en hochant la tête, c’est ainsi que s’expriment les braves gens qui entrent ici pour parcourir notre cimetière ; mais moi je pense tout autrement. « C’est, me disent-ils, une louable habitude que vous avez dans ce pays de cultiver la terre autour des tombes, mais il est triste de voir toutes ces plantes s’étioler ou mourir. » Je leur demande pardon en leur répondant que, selon moi, c’est bon signe pour le bonheur de ceux qui survivent. C’est comme ça ; la nature le veut.

— Peut-être cela vient-il de ce que les parents qui les pleurent s’habituent à regarder dans le jour le ciel bleu, et pendant la nuit les étoiles, et à penser que les morts habitent là et non dans leurs tombeaux. »

L’enfant avait prononcé ces paroles avec chaleur. Ce fut d’un accent de doute que le vieillard lui répondit :

« Oui, peut-être. Ce n’est pas impossible.

— Qu’il en soit ainsi ou non, pensa Nelly, je ferai de cet endroit mon jardin. Ce ne sera pas déjà si rude d’y donner un petit coup de bâche, et je suis certaine que j’y trouverai du plaisir. »

Le fossoyeur ne remarqua ni la coloration de ses joues brûlantes ni les larmes qui humectaient ses yeux. Il s’était tourné vers David qu’il appela par son nom. Bien évidemment la question de l’âge de Becky Morgan le troublait encore, quoique l’enfant eût peine à comprendre pourquoi.

Le deuxième ou troisième appel fait par son nom attira enfin l’attention du vieux compagnon, qui interrompit sa tâche, s’appuya sur sa bêche et posa sa main contre son oreille dure.

« Est-ce que vous m’appelez ? dit-il.

— J’aurais cru, Davy, répondit le fossoyeur, que Becky Morgan… et il montra la tombe, était bien plus âgée que vous ou moi.

— Soixante-dix-neuf ans, répondit le vieillard avec un triste balancement de tête. Je vous dis que je l’ai vu.

— Vous l’avez vu ?… Oui ; mais, Davy, les femmes n’avouent pas toujours leur âge.

— C’est possible tout de même, s’écria le compagnon, dont les yeux brillèrent tout à coup. Elle pouvait bien être plus âgée.

— J’en suis sûr. Songez donc seulement comme elle paraissait vieille. Vous et moi nous n’avions l’air que d’enfants auprès d’elle.

— Elle paraissait vieille, répéta David. Vous avez raison ; elle paraissait vieille.

— Rappelez-vous, dit le fossoyeur, combien depuis longues, longues années, elle paraissait vieille ; comment voulez-vous qu’elle n’eût que soixante-dix-neuf ans, notre âge seulement ?

— Elle devait avoir pour le moins cinq ans de plus que nous ! s’écria l’autre.

— Cinq ans !… repartit le fossoyeur ; dites plutôt dix. Elle avait bien quatre-vingt-neuf ans. Rappelez-vous l’époque à laquelle sa fille mourut. Certainement elle avait quatre-vingt-neuf ans comme un jour, et la voilà qui veut se donner dix ans de moins !… Ô vanité humaine !… »

En fait de réflexions morales sur ce thème abondant, le compagnon ne resta pas en arrière, et tous deux ensemble y ajoutèrent des commentaires nombreux, d’après l’autorité desquels il eût été permis de se demander, non pas si la défunte avait bien l’âge qu’on lui supposait, mais si elle n’avait pas parfaitement atteint la limite patriarcale de la centaine. Lorsqu’ils eurent décidé la question à leur satisfaction mutuelle, le fossoyeur, avec l’aide de son ami, se leva pour partir.

« Il fait froid à rester assis à cette place, dit-il, et il faut que je prenne des ménagements jusqu’à l’été prochain.

— Qu’est-ce ? demanda David.

— Il est très-sourd, le pauvre diable ! … Bonjour.

— Ah ! dit David le suivant du regard, il baisse considérablement. Comme il vieillit tous les jours ! »

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent, chacun de son côté, persuadé que l’autre avait moins de temps à vivre que lui ; tous deux grandement consolés et rassurés par la petite fiction dont ils étaient tombés d’accord sur l’âge de Becky Morgan, car, grâce à cet expédient, la mort n’était plus pour eux un précédent de fâcheux augure, puisqu’elle leur promettait au moins une dizaine d’années à vivre encore.

L’enfant resta quelques minutes à considérer le vieux sourd, comme il rejetait la terre avec sa pelle, s’arrêtant souvent pour tousser et reprendre haleine, et se répétant entre les dents, avec une sorte de joie grave, que le fossoyeur baissait rapidement. À la fin elle s’éloigna et, traversant toute pensive le cimetière, elle rencontra sans s’y attendre le maître d’école qui était assis au soleil sur un tertre vert et lisait.

« Nell ici ! … dit-il amicalement, tandis qu’il fermait son livre. Il m’est bien agréable de vous voir respirer en plein air, en pleine lumière. Je craignais que vous ne fussiez encore dans l’église où vous vous tenez si souvent.

— Vous le craigniez ! … dit l’enfant en s’asseyant auprès de lui. N’est-ce pas un lieu convenable ?

— Sans doute, sans doute. Mais il faut être gaie quelquefois. Allons, ne secouez pas la tête et ne souriez pas si tristement.

— Non, si vous lisiez dans mon cœur, vous n’y verriez pas de tristesse. Ne me regardez donc pas ainsi, comme si vous me supposiez du chagrin. Il n’y a pas sur la terre une créature plus heureuse que je ne le suis maintenant. »

Pleine de reconnaissance et de tendresse, l’enfant prit la main du maître d’école et la pressa entre les siennes.

Ils gardèrent un silence de quelques moments ; puis Nelly murmura :

« C’est la volonté du ciel !

— Quoi donc ?

— Tout ça, tout ce qui nous concerne. Mais lequel de nous est triste maintenant ? Ce n’est pas moi toujours, vous voyez que je souris.

— Et moi aussi, dit-il, je souris à l’idée que nous rirons encore plus d’une fois ici. Ne causiez-vous pas avec quelqu’un là-bas ?

— Oui.

— De quelque chose qui vous aura rendue triste ?… »

Ici il y eut un long silence.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda tendrement le maître d’école. Allons, dites-moi ce que c’était.

— Je m’affligeais, dit l’enfant fondant en larmes, je m’affligeais de penser que ceux qui meurent parmi nous sont bientôt oubliés.

— Et pensez-vous, dit le maître d’école, remarquant le regard qu’elle avait promené autour d’elle, qu’un tombeau sans visiteurs, un arbre languissant, une fleur ou deux fanées soient des preuves d’oubli ou de froide négligence ? Pensez-vous qu’il n’y ait pas, en dehors des fleurs ou des arbustes, des pensées en action, des souvenirs vivants pour perpétuer la mémoire des morts ? Nell, Nell, il y a peut-être dans le monde en ce moment bien des gens occupés au travail, dont les bonnes actions et les bonnes pensées n’ont d’autre source que ces tombeaux en apparence si négligés.

— Ne m’en dites pas davantage, s’écria l’enfant. Ne m’en dites pas davantage. Je sens, je comprends cela. Comment ai-je pu l’oublier ? je n’avais pourtant qu’à penser à vous.

— Il n’est rien, dit vivement son ami, non, rien d’innocent et de bon qui puisse mourir et être oublié. Si nous ne croyons pas à cela, ne croyons plus à rien. Un petit enfant, un enfant bégayant à peine qui meurt au berceau, revivra dans les plus doux souvenirs de ceux qui l’aimèrent, et remplira là-haut son rôle en rachetant les péchés du monde, bien que son corps puisse être réduit en cendres ou enseveli dans les profondeurs de l’Océan. Il n’y a pas un petit ange dont se recrute l’armée du ciel, qui ne fasse sur la terre son œuvre sainte en faveur de ceux de ceux qui l’ont chéri ici-bas. Oublié ! oh ! si l’on pouvait fouiller à leur source les bonnes actions des créatures humaines, combien la mort elle-même paraîtrait belle ! et comme on trouverait que la charité, la mansuétude, la pure affection ont pris souvent naissance dans la poussière des tombes !

— Oui, dit Nelly, c’est la vérité ; je le sais. Qui peut mieux que moi en reconnaître la force, moi pour qui votre petit écolier est toujours vivant ! … Cher, cher bon ami, si vous saviez tout le bien que vous me faites ! »

Le pauvre maître d’école se pencha vers elle sans rien répondre, car son cœur était plein.

Ils étaient encore assis au même endroit quand le grand-père arriva. Avant qu’ils eussent pu échanger une parole, l’horloge de l’église sonna l’heure de la classe, et le maître d’école se retira.

« Un brave homme, dit le grand-père le suivant des yeux ; un excellent homme. Sûrement ce n’est pas lui qui nous fera jamais du mal. Nous sommes en sûreté ici enfin, n’est-ce pas ? Nous ne nous en irons jamais d’ici ? »

L’enfant inclina la tête et sourit.

« Elle a besoin de repos, reprit le vieillard en lui caressant la joue. Trop pâle ! trop pâle ! Elle n’est plus ce qu’elle était…

— Quand ? demanda Nelly.

— Ah ! oui… quand ? Combien y a-t-il de semaines ? Pourrais-je les compter sur mes doigts ? … Mais il vaut mieux les oublier ; heureusement elles sont passées.

— Heureusement, cher grand-papa, répondit l’enfant. Oui, nous les oublierons ; oui, si jamais elles reviennent à notre souvenir, ce sera seulement comme un mauvais rêve qui se sera évanoui.

— Chut ! dit le vieillard la poussant vivement avec sa main et regardant par-dessus son épaule. Ne parle plus de ce rêve ni de toutes les souffrances qu’il a causées. Ici il n’y a pas de rêves. C’est un lieu paisible ; les rêves se sont éloignés. N’y pensons jamais, de peur qu’ils ne reviennent nous poursuivre. Les yeux fatigués et les joues creuses, la pluie, le froid et la faim, et avant cela des horreurs pires encore, voilà ce qu’il nous faut oublier si nous voulons vivre tranquilles ici.

— Merci, ô mon Dieu ! s’écria intérieurement Nelly, pour cet heureux changement !

— Je serai patient, dit le vieillard, je serai humble, plein de reconnaissance et de soumission si tu veux bien me garder. Mais ne t’éloigne pas de moi, ne pars point seule ; laisse-moi demeurer auprès de Nell, je serai tout à fait sincère et docile.

— Que je parte ! que je m’en aille seule ! répliqua l’enfant avec une gaieté feinte ; en vérité, ce serait une drôle de plaisanterie. Voyez, mon cher grand-papa, nous ferons de cet endroit notre jardin. Pourquoi pas ? La place est excellente. Demain nous commencerons et travaillerons ensemble, l’un près de l’autre.

— C’est une bonne idée ! s’écria le grand-père. Eh bien ! c’est cela, ma mignonne, nous commencerons demain. »

Rien d’égal au plaisir du vieillard, lorsque le lendemain ils entreprirent leur travail. Rien d’égal à son insouciance pour les images funèbres que rappelait ce lieu. Ils arrachèrent des tombes les longues herbes et les orties, éclaircirent les pauvres arbustes, extirpèrent les racines, nettoyèrent le gazon doux en le débarrassant des feuilles mortes et des mauvaises herbes. Ils étaient encore dans toute l’ardeur de leurs opérations quand l’enfant, levant sa tête qui était penchée vers le sol, remarqua que le vieux bachelier était assis sur une barrière voisine à les observer.

« C’est très-bien, très-bien, dit le petit gentleman adressant un signe d’amitié à Nell qui le saluait. Est-ce que vous avez fait tout cela ce matin ? »

Nelly répondit en baissant les yeux :

« C’est peu de chose, monsieur, en comparaison de ce que nous voulons faire.

— Un bon ouvrage, un bon ouvrage, dit le vieux garçon. Mais ne vous occuperez-vous que des tombes des enfants et des jeunes gens ?

— Nous en viendrons bientôt aux autres, monsieur, » répondit Nell en détournant la tête et parlant bas.

Ce n’était là qu’un petit incident ; cette préférence marquée pouvait être volontaire ou bien due au hasard, ou tenir à la sympathie que Nelly éprouvait pour la jeunesse sans en avoir conscience elle-même. Mais ce fait, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, parut produire une impression sur le vieillard. Il jeta un regard rapide sur les tombes, puis contempla avec anxiété son enfant qu’il attira contre lui et à qui il ordonna de se reposer. Quelque chose qui depuis longtemps avait échappé à sa mémoire sembla s’agiter péniblement dans son esprit. Il ne pouvait l’en effacer, comme il avait fait d’autres sujets plus graves ; mais l’impression grandit, grandit encore, se reproduisit plusieurs fois ce même jour, et souvent dans la suite. Une fois, tandis qu’ils étaient à l’œuvre, l’enfant, voyant que son grand-père se retournait fréquemment et la regardait avec inquiétude comme s’il s’efforçait de résoudre quelques doutes cruels ou de réunir quelques pensées dispersées, le pressa de s’expliquer à ce sujet. « Ce n’est rien, dit-il, rien ! » Et posant sur son bras la tête de Nelly, il lui caressa la joue avec sa main et murmura :

« Chaque jour elle devient plus forte. Ce sera bientôt une femme. »