Le Magasin d’antiquités/Tome 2/60

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 182-192).



CHAPITRE XXIII.


Kit était comme plongé dans un sommeil léthargique, les yeux tout grands ouverts et fixés sur le sol, sans prendre garde à la main tremblante de M. Brass qui le tenait par un des bouts de sa cravate, ni à la serre beaucoup plus solide de miss Sally qui en avait étreint l’autre bout ; cependant les précautions de la vieille fille n’étaient pas pour lui sans inconvénient : car miss Sally, cette femme enchanteresse, outre qu’elle lui enfonçait de temps en temps les phalanges de ses doigts dans la gorge un peu plus qu’il ne fallait, avait dès le premier moment appréhendé si fortement ce malheureux, que même dans le désordre et l’égarement de ses pensées, il ne pouvait s’empêcher de se sentir suffoqué. Il resta dans cette posture, entre le frère et la sœur, passif et n’opposant aucune résistance, jusqu’au moment où M. Swiveller revint suivi d’un constable.

Ce fonctionnaire était sans doute familiarisé avec des scènes de cette nature ; les vols qui chaque jour défilaient sous ses yeux, depuis le minime larcin jusqu’à l’effraction dans les maisons habitées, ou les aventures de grand chemin, n’étaient pour lui qu’une affaire comme une autre ; il ne voyait dans les individus coupables de ces méfaits qu’autant de pratiques qui venaient se faire servir au magasin de loi criminelle en gros et en détail dont il tenait le comptoir ; aussi reçut-il de M. Brass le rapport de ce qui s’était passé à peu près avec autant d’intérêt et de surprise qu’en pourrait montrer un entrepreneur de pompes funèbres, s’il lui fallait écouter dans les plus minutieux détails le récit de la dernière maladie du mort auquel il vient rendre par profession les devoirs suprêmes. Ce fut donc avec une parfaite indifférence qu’il arrêta Kit.

« Nous ferons bien, dit ce ministre subalterne de la police, de le conduire au bureau du magistrat, tandis que celui-ci y est encore. Je vous prierai, monsieur Brass, de venir avec nous, ainsi que… »

Il regarda miss Sally d’un air d’hésitation et de doute, comme s’il ne savait comment qualifier une personne qui pouvait être prise aussi raisonnablement pour un griffon ou tout autre monstre mythologique.

« Madame, hein ? dit Sampson.

— Ah ! oui… madame, répliqua le constable. Le jeune homme qui a découvert le billet est nécessaire également.

— Monsieur Richard, monsieur, dit Brass d’une voix dolente Quelle triste nécessité ! … Mais l’autel de la patrie, monsieur…

— Vous prendrez un fiacre, je suppose ? interrompit le constable saisissant avec peu de précaution par le bras, au-dessus du coude, Kit que ses gardiens avaient relâché. Veuillez en envoyer chercher un.

— Mais permettez-moi de dire un mot, s’écria Kit levant ses yeux et regardant autour de lui d’un air de supplication. Un mot seulement ! Je suis aussi innocent que pas un de vous. Sur mon âme, je ne suis pas coupable. Moi, un voleur ! Ah ! monsieur Brass, vous ne le croyez pas, j’en suis sûr. C’est bien mal de votre part.

— Je vous donne ma parole, constable… » dit Brass.

Mais ici le constable l’interrompit, en vertu de ce principe constitutionnel : « Les paroles volent, » faisant observer que les paroles ne sont que de la bouillie pour les chats, mais que les serments en justice sont la nourriture des hommes forts.

« Parfaitement juste, constable, dit Brass toujours sur le même ton dolent ; c’est d’une exactitude rigoureuse. Constable, je fais devant vous le serment qu’il y a quelques minutes à peine, avant d’avoir fait cette fatale découverte, j’avais encore tant d’estime pour ce jeune homme, que je lui eusse confié… Un fiacre, monsieur Richard ! Vous tardez bien, monsieur ! …

— Vous ne trouverez personne, s’écria Kit, pour peu qu’il me connaisse, qui n’ait confiance en moi. Qu’on demande à qui que ce soit si jamais l’on a douté de ma probité, si jamais j’ai fait tort d’un farthing à personne. Autrefois, quand j’étais pauvre, quand j’avais faim, ai-je jamais été pris en faute, et peut-on supposer que je commencerais à l’être aujourd’hui ? … Oh ! réfléchissez à ce que vous faites. Comment, avec cette affreuse accusation qui pèse sur moi, oserais-je jamais revoir les meilleurs amis qu’il y ait au monde ? »

M. Brass répondit que le prisonnier aurait bien fait de penser à tout cela plus tôt ; et il était en train de lui adresser d’autres observations d’une nature aussi peu consolante, quand on entendit le locataire demander, du haut de l’escalier, ce qu’il y avait et pourquoi tout ce tapage et ce bruit de pas qui remplissaient la maison.

Involontairement, Kit fit un mouvement pour s’élancer vers la porte, dans son désir de répondre lui-même ; mais il fut vivement retenu par le constable, et il eut la douleur de voir M. Sampson Brass sortir seul pour aller raconter les faits à sa manière.

Quand M. Brass fut de retour, il dit, au sujet du gentleman :

« Il est comme nous tous : il ne voulait pas y croire. Que ne puis-je moi-même mettre en doute le témoignage de mes sens ! Mais malheureusement ce témoignage est irréfragable. Mes yeux n’ont pas besoin de subir un débat contradictoire, et, en disant cela avec véhémence, il clignotait et frottait ses yeux, ils sont bien obligés de s’en tenir à leur impression première. Allons, Sarah ! j’entends le fiacre qui roule dans Bevis-Marks ; mettez votre chapeau ; nous partirons immédiatement. Triste commission ! Il me semble que je vais à l’enterrement.

— Monsieur Brass, dit Kit, accordez-moi une faveur. Conduisez-moi d’abord chez M. Witherden. »

Sampson secoua la tête d’un air d’irrésolution.

« Je vous en prie, dit le jeune homme. Mon maître y est. Au nom du ciel, conduisez-moi là d’abord.

— En vérité, je ne sais pas… balbutia le procureur ; qui peut-être avait ses raisons secrètes pour désirer de se présenter sous le jour le plus favorable aux yeux du notaire. Constable, combien de temps avons-nous ? »

Le constable, qui, durant toute cette scène, avait mâchonné une paille avec la plus grande philosophie, répondit que, si l’on partait tout de suite, on aurait bien le temps ; mais que, si l’on s’amusait à lanterner, il faudrait aller tout droit à Mansion-House ; et finalement, il déclara que ça lui était bien égal, qu’on en ferait ce qu’on voudrait.

M. Richard Swiveller, que le fiacre avait amené, était resté incrusté dans, le meilleur coin sur la banquette de derrière. M. Brass invita le constable à faire avancer le prisonnier, et se déclara prêt à partir. En conséquence, le constable, tenant toujours Kit de la même manière et le poussant un peu devant lui, à la distance réglementaire d’environ trois quarts de bras, le fit monter dans la voiture où il le suivit. Miss Sally grimpa ensuite. La voiture se trouvant remplie par les quatre personnes qui l’occupaient, M. Sampson Brass se jucha sur le siège et fit partir le cocher.

Encore étourdi complètement par le changement soudain et terrible qui s’était opéré dans son sort, Kit était assis tristement, promenant son regard à travers la glace de la portière. Il appelait de tous ses vœux l’apparition dans la rue de quelque phénomène monstrueux qui pût lui donner lieu de croire avec raison qu’il faisait un rêve. Hélas ! tous les objets qu’il apercevait n’étaient que trop réels et trop connus ; c’était la même succession de détours de rue, c’étaient les mêmes maisons, les mêmes flots de gens courant sur le trottoir, les uns près des autres, dans diverses directions ; le même mouvement de charrettes et de voitures sur la chaussée ; les mêmes étalages bien connus à la porte des boutiques : une régularité dans le bruit et le tumulte, telle que jamais rêve n’en a possédé. Toute fantastique qu’elle semblait être, la situation n’en était donc pas moins réelle. Kit était arrêté sous une accusation de vol ; le billet de banque avait été trouvé sur lui, bien qu’il fût innocent en pensée comme en action, et on l’emmenait prisonnier !

Absorbé par ces cruelles idées, songeant dans l’affliction de son cœur à sa mère et au petit Jacob, se disant que la conscience même de son innocence ne suffirait pas pour soutenir sa fermeté en face de ses amis, si ces derniers le croyaient coupable ; perdant de plus en plus l’espérance et le courage à mesure qu’on approchait de la maison du notaire, le pauvre Kit continuait de regarder fixement sans rien voir à travers la glace, quand tout à coup, comme si le nain avait été évoqué par une conjuration magique, la hideuse face de Quilp lui apparut.

Quel rayonnement de joie il y avait sur cette face !

Quilp était à la fenêtre d’une taverne d’où il promenait ses regards dans la rue ; et il se penchait si fort en avant, les coudes appuyés sur le rebord de la croisée et la tête posée entre ses deux mains, que cette attitude, ainsi que ses efforts pour comprimer un éclat de rire, le faisaient paraître tout bouffi, tout gonflé et deux fois plus gros et plus large que de coutume. En le reconnaissant, M. Brass fit immédiatement arrêter la voiture juste en face de l’endroit où était le nain. Celui-ci ôta son chapeau et salua les voyageurs avec une hideuse et grotesque politesse.

— Ohé ! cria-t-il. Où allez-vous ainsi, Brass ? Où allez-vous ? Quoi ! Sally est aussi avec vous ? Douce Sally ! Et Richard ? Aimable Richard ! Et Kit ? Honnête Kit !

— Il est tout à fait jovial ! … dit Brass au cocher. Ah ! monsieur, une triste affaire ! … Ne croyez jamais à la probité, monsieur.

— Pourquoi pas ? répliqua le nain. Pourquoi pas, coquin de procureur ?

— Un billet de banque se perd dans notre étude, monsieur, dit Brass en secouant la tête, et il se retrouve dans son chapeau. Je l’avais laissé seul un moment auparavant. Pas moyen de se faire illusion, monsieur. Une kyrielle de preuves. Rien n’y manque.

— Eh ! quoi, s’écria le nain, avançant son corps à moitié hors de la fenêtre, Kit un voleur ! Kit un voleur ! Ah ! ah ! ah ! Eh bien, c’est le voleur le plus laid qu’on puisse montrer pour un penny. Ohé, Kit ! Ah ! ah ! ah ! Comment ? vous avez fait arrêter ce pauvre Kit avant qu’il ait eu seulement le temps de me rosser. Est-ce malheureux ! Ohé, Kit ! »

Et en même temps, il fit entendre une explosion de rire qui fit trembler le cocher sur son siège, montrant du doigt la perche d’un teinturier voisin, d’où pendaient diverses étoffes, qui figuraient, par analogie, un homme accroché au gibet.

« Ah ! voilà comme ça finit, Kit ? … cria-t-il en se frottant rudement les mains. Ah ! ah ! ah ! Quel chagrin pour le petit Jacob et pour son aimable mère ! … Brass, envoyez-lui le ministre du Petit-Béthel, pour qu’il l’assiste et le console. Holà, Kit, holà ! En avant, marche, cocher. Bonjour, bonjour, Kit ; bonne chance ; bon courage ; toutes mes amitiés aux Garland, à la bonne chère dame et au gentleman. Dites-leur, je vous prie, que j’ai demandé de leurs nouvelles. Bien des vœux pour eux, pour vous, pour tout le monde, Kit, pour tout le monde ! »

Ces vœux et ces adieux coulaient comme un torrent, et le flot en durait encore lorsque la voiture fut hors de vue. Bien sûr enfin de ne plus apercevoir le fiacre, Quilp releva la tête et se roula sur le parquet dans un accès de joie furibonde.

On arriva chez le notaire, ce qui ne fut pas long, car on avait rencontré le nain dans une rue voisine, à très-peu de distance de la maison de M. Witherden. Brass descendit ; et ouvrant d’un air triste la portière du fiacre, il invita sa sœur à l’accompagner dans l’étude, pour préparer les excellentes personnes qui se trouvaient dans la maison à la fâcheuse nouvelle qu’on leur apportait. Il requit également l’assistance de M. Swiveller. Tous trois entrèrent dans l’étude, M. Sampson donnant le bras à sa sœur, et M. Swiveller seul, derrière eux.

Le notaire était assis devant le feu, au fond de l’étude ; il causait avec M. Abel et M. Garland ; M. Chukster, assis à son pupitre, attrapait comme il pouvait à la volée quelques lambeaux de leur conversation. Tout en tournant le bouton, M. Brass observa, à travers le vitrage de la porte, cette disposition locale ; et voyant que le notaire l’avait reconnu, il commença à secouer la tête et à soupirer profondément, tout le long de la cloison qui les séparait encore.

« Monsieur, dit Sampson, retirant son chapeau et portant à ses lèvres les deux premiers doigts du gant de castor de sa main droite, je me nomme Brass, Brass de Bevis-Marks, monsieur. J’ai eu l’honneur et le plaisir, monsieur, de soutenir contre vous quelques petites affaires testamentaires. Comment va votre santé, monsieur ?

— Mon clerc est là pour s’entendre avec vous, monsieur Brass, sur l’affaire qui vous amène, dit le notaire, l’éloignant par un geste.

— Je vous remercie, monsieur, je vous remercie certainement. Permettez-moi, monsieur, de vous présenter ma sœur ; presque un de nos collègues, monsieur, malgré la faiblesse de son sexe ; une femme qui m’est précieuse, monsieur, dans mes travaux. Monsieur Richard, ayez la bonté d’approcher, s’il vous plaît. Non réellement, dit Brass, faisant quelques pas entre le notaire et son cabinet, vers lequel celui-ci avait commencé à battre en retraite, et parlant du ton d’un homme offensé, réellement, monsieur, avec votre permission je requiers de vous personnellement un mot ou deux d’entretien.

— Monsieur Brass, répondit avec vivacité le notaire, je suis occupé. Vous voyez bien que je suis occupé avec monsieur. Si vous voulez communiquer votre affaire à M. Chukster que voici là-bas, vous pouvez compter de sa part sur toute l’attention qu’elle mérite.

— Messieurs, dit Brass, portant sa main droite le long de son gilet et regardant avec un sourire affable les deux Garland père et fils, messieurs, j’en appelle à vous ; veuillez considérer que je m’adresse à vous. J’appartiens à la justice. Je suis qualifié « gentleman » par acte du parlement. Mon titre, je le maintiens en vertu d’une patente annuelle de douze livres sterling pour mon diplôme. Je ne suis pas de vos musiciens, de vos acteurs, de vos faiseurs de livres, de vos peintres, tous gens qui prennent un état sans garantie du gouvernement. Je ne suis pas de vos bohémiens ou vagabonds. Quiconque m’intente une poursuite, est obligé de m’appeler gentleman ; sinon, son action est nulle et de nul effet. Eh bien ! je vous le demande, est-ce comme ça qu’on doit me recevoir ? En effet, messieurs…

— Bien, bien, interrompit le notaire. Ayez la bonté d’exposer votre affaire, monsieur Brass.

— M’y voici, monsieur. Ah ! monsieur Witherden ! vous êtes loin de vous douter de… Mais je ne me laisserai pas aller aux digressions. Je pense que le nom d’un de ces messieurs est Garland.

— De tous deux, dit le notaire.

— Vraiment ! … dit Brass avec le salut le plus humble. J’eusse dû le penser, d’après la ressemblance qui est prodigieuse. Enchanté d’avoir l’honneur d’être présenté à deux gentlemen de leur distinction, quoique la circonstance qui me vaut cette faveur soit bien pénible. Un de vous, messieurs, a un domestique appelé Kit ?

— Tous deux, répondit le notaire.

— Deux Kit ! … dit Brass en souriant. Bon Dieu !

— Un Kit, monsieur, répliqua M. Witherden avec impatience ; un Kit qui est au service de ces deux messieurs. Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Ce qu’il y a, monsieur ! … répondit Brass en baissant la voix de manière à faire impression sur l’auditoire. Ce jeune homme, monsieur, en qui j’avais une confiance entière et sans limites ; que j’avais toujours traité comme s’il était mon égal ; ce jeune homme a ce matin commis un vol dans mon étude, et il a été saisi en flagrant délit.

— C’est quelque fausseté ! s’écria le notaire.

— Ce n’est pas possible, dit M. Abel.

— Je n’en crois pas un mot, » dit le vieux gentleman.

M. Brass promena sur eux un regard calme et répondit avec le même sang-froid :

« Monsieur Witherden, vos paroles sont de celles qu’on peut actionner ; et si j’étais un homme de bas étage, qui ne pût supporter bravement la calomnie, je vous poursuivrais en dommages. Mais dans ma position, je me borne à mépriser de pareilles expressions. Je respecte la chaleureuse indignation de l’autre gentleman, et je regrette sincèrement d’être le messager d’aussi mauvaises nouvelles. Je ne me fusse certainement pas exposé à une commission si pénible, n’était que le jeune homme a demandé d’être conduit ici d’abord et que j’ai cédé à ses prières. Monsieur Chukster, voulez-vous avoir la bonté de frapper à la fenêtre pour avertir le constable qui attend dans le fiacre ? »

À ces mots, les trois gentlemen s’entre-regardèrent avec consternation. M. Chukster, exécutant la prière qui lui était adressée et quittant son tabouret avec l’ardeur d’un prophète qui voit l’accomplissement de ses prédictions à jour fixe, tint la porte ouverte pour laisser entrer le malheureux prisonnier.

Quelle scène lorsque le pauvre Kit entra ! Jetant les accents à la fois éloquents et rudes que lui dictait la vérité, il appela le ciel en témoignage de son innocence, et déclara devant Dieu qu’il ne savait pas comment le billet avait pu être trouvé sur lui ! Quelle confusion de langues, avant que tous les détails fussent relatés et les preuves énoncées ! Quel morne silence quand tout eut été dit, et quels regards de doute et de surprise furent échangés par les trois amis !

« N’est-il pas possible, dit M. Witherden après une longue pause, que ce billet soit tombé accidentellement dans le chapeau, par exemple, quand on a écarté les papiers qui se trouvaient sur le pupitre ? »

Mais on lui fit comprendre clairement que c’était impossible. M. Swiveller, bien qu’il ne voulût pas être un témoin à charge, ne put s’empêcher de démontrer, d’après la place qu’occupait le billet dans le chapeau, qu’on devait l’y avoir caché tout exprès.

« Je suis désolé, dit Brass, affreusement désolé. Lorsqu’il sera mis en jugement, je m’estimerai heureux de le recommander à l’indulgence du tribunal en raison de ses bons antécédents. J’avais déjà perdu de l’argent, mais il ne s’ensuit pas positivement que ce soit ce garçon qui l’ait pris. La présomption est contre lui, elle est très-forte ; mais, après tout, nous sommes des chrétiens.

— Je suppose, dit le constable en promenant son regard en demi-cercle, que personne ne peut fournir de témoignage sur tout l’argent dont il a pu disposer dans ces derniers temps. En savez-vous quelque chose, monsieur ? »

M. Garland, à qui la question avait été posée, répondit : « Il avait de l’argent de temps en temps. Mais l’argent dont vous parlez lui était donné, m’a-t-il dit, par M. Brass lui-même.

— Oui certainement, s’écria vivement Kit. Ne pouvez-vous pas me justifier en cela, monsieur ?

— Hein ? murmura Brass, dont les yeux se portèrent de visage en visage avec une expression d’étonnement stupide.

— Vous savez, cet argent, ces petits écus que vous me donniez de la part du locataire.

— Ô ciel ! s’écria Brass en secouant la tête et en fronçant les sourcils, vilaine affaire ! vilaine affaire !

— Eh ! quoi, ne lui avez-vous pas donné de l’argent, de la part de quelqu’un, monsieur ? demanda M. Garland avec la plus grande anxiété.

Moi ? je lui ai donné de l’argent, monsieur ! répondit Sampson. Oh ! par exemple, c’est trop d’effronterie. Constable, mon cher ami, nous ferons mieux de partir.

— Comment ! … dit Kit d’une voix déchirante, ose-t-il nier qu’il m’ait donné cet argent ? … Demandez-le-lui, je vous en supplie. Demandez-lui de déclarer, oui ou non, si ce n’est pas vrai.

— Est-ce vrai, monsieur ? dit le notaire.

— Messieurs, répondit Brass de l’accent le plus grave, je vous déclare qu’il ne fera que gâter encore son affaire par un pareil détour. Si réellement il vous inspire de l’intérêt, donnez-lui plutôt le conseil de changer de tactique. Vous me demandez si c’est vrai, monsieur ? Certainement non, ce n’est pas vrai.

— Messieurs, s’écria Kit, éclairé tout à coup par un rayon de lumière, mon maître, monsieur Abel, monsieur Witherden, vous tous, je vous ai dit la vérité ! … Comment ai-je pu m’attirer sa haine, je l’ignore ; mais tout ceci n’est qu’un complot tramé pour ma ruine. Soyez-en sûrs, messieurs, c’est un complot ; et quoi qu’il arrive, jusqu’à mon dernier soupir je dirai que c’est lui, lui-même, qui a mis le billet dans mon chapeau. Regardez-le, messieurs. Voyez comme il change de couleur. Lequel de nous deux a l’air d’être le coupable, de lui ou de moi ?

— Vous l’entendez, messieurs, dit Brass en souriant, vous l’entendez. Maintenant, n’êtes-vous pas frappés de l’idée que cette affaire prend une sombre tournure ? Est-ce un acte de haute trahison ou bien un simple délit ordinaire ? Peut-être, messieurs, s’il n’avait pas dit cela en votre présence et si je vous l’avais rapporté, vous n’eussiez pas voulu le croire, mais vous voyez. »

Grâce à ces observations pacifiques et railleuses, M. Brass avait réussi à dissiper la répugnance invincible qu’inspirait son caractère. Mais la vertueuse Sarah, obéissant à l’impulsion de sentiments plus violents, et peut-être aussi plus jalouse de l’honneur de la famille, s’élança d’auprès de son frère sans que rien eût pu faire soupçonner son dessein, et se rua furieuse sur le prisonnier. Le visage de Kit se fût probablement trouvé mal de cette attaque, si le constable, devinant les projets de miss Sally, n’eût poussé Kit de côté dans ce moment critique. Ce fut M. Chukster qui paya pour lui : car ce gentleman, se trouvant juste auprès de l’objet du ressentiment de miss Brass, et la rage étant aveugle comme l’amour et la fortune, il fut appréhendé au corps par la belle guerrière ; son faux-col fut arraché jusqu’en ses fondements et sa chevelure mise dans le plus grand désordre avant que les efforts réunis des assistants fussent parvenus à faire comprendre à miss Sally son erreur.

Le constable, averti par cette attaque désespérée et pensant probablement qu’il serait mieux dans les vues de la justice que le prisonnier fût conduit sain et sauf devant le magistrat avant d’être mis en pièces, emmena Kit sans plus de façons vers le fiacre. Là, il insista pour que miss Brass montât en lapin auprès du cocher. Ce ne fut pas sans une violente discussion que cette charmante créature voulut bien obtempérer à cette proposition. Pourtant elle finit par prendre sur le siège la place occupée précédemment par son frère Sampson, qui après quelque résistance se mit sur la banquette à la place de Sarah. Ces arrangements une fois terminés, prisonnier, constable et témoins se rendirent en toute hâte chez le magistrat, suivis par le notaire et ses deux amis dans une autre voiture. M. Chukster seul fut laissé en arrière, à sa grande indignation : car il considérait comme si matériellement concluantes, et comme des indices si frappants du caractère hypocrite et astucieux de Kit, les preuves qu’il eût pu fournir sur la manière dont ce jeune homme était revenu pour achever de gagner son schelling, qu’il ne pouvait voir dans la suppression forcée de son témoignage qu’un compromis véritable avec le crime.

À la salle de justice, ils trouvèrent le locataire qui s’y était rendu directement et les attendait dans une impatience indicible. Mais cinquante locataires ensemble n’eussent pu prêter assistance au pauvre Kit. Au bout d’une demi-heure, il était renvoyé aux prochaines assises. Tandis qu’il était conduit en prison, un charitable agent de la justice l’avertit de ne point se laisser abattre, car la session devait s’ouvrir bientôt ; sa petite affaire y serait, selon toute vraisemblance, jugée très-promptement, et en moins d’une quinzaine il pourrait être confortablement embarqué pour se voir transporter à Botany-Bay.