Le Magasin d’antiquités/Tome 2/62

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 199-209).



CHAPITRE XXV.


Une faible lumière, rouge et enflammée, comme un œil qui souffre du brouillard, scintillait à la fenêtre du comptoir de Quilp, en son débarcadère. Tel était, à travers la brume, le fanal qui annonça à M. Sampson Brass, s’approchant d’un pas craintif de la maisonnette de bois, que l’excellent propriétaire de l’immeuble, son estimable client, était chez lui et attendait sans doute, avec sa patience accoutumée et la douceur bien connue de son caractère, l’accomplissement de la mission qui amenait M. Brass dans son magnifique domaine.

« Un vilain endroit pour s’y hasarder la nuit, murmurait Sampson, comme il trébuchait pour la vingtième fois sur quelque vieille épave et se relevait boitant du coup. Je crois en vérité que le gamin s’amuse chaque jour à changer de place les attrapes dont il jonche le sol pour meurtrir et estropier les gens, à moins que ce ne soit son maître lui-même qui le fasse de ses propres mains, ce qui est encore plus probable. Je n’aime pas à venir ici sans ma sœur Sally, c’est une protection plus sûre que celle d’une douzaine d’hommes. »

Tout en rendant cet hommage au mérite de l’enchanteresse en son absence, M. Brass fit une halte ; il dirigea un regard d’anxiété, d’abord vers la lumière, puis par-dessus son épaule.

« Qu’est-ce qu’il fait là ? se dit le procureur se levant sur la pointe des pieds et essayant de distinguer un peu ce qui se passait à l’intérieur, chose bien impossible, à raison de la distance. Il boit, je suppose ; il s’échauffe le sang pour se rendre plus dolent et plus furieux encore, et pour élever sa méchanceté et sa malice à la température de l’eau bouillante. J’ai toujours peur quand il me faut venir seul ici ; avec ça que sa note monte à un joli total. Je ne crois pas qu’il lui prenne envie de m’étrangler et de me jeter doucement dans l’eau à l’heure de la marée montante, ni plus ni moins qu’il tuerait un rat, mais c’est égal, je ne suis pas sûr qu’il n’en fit volontiers la farce. Attention ! le voilà qui chante ! … »

M. Quilp, en effet, se délassait par un exercice vocal, mais c’était moins un chant qu’un récitatif, la répétition monotone et précipitée d’une phrase unique, avec une bruyante cadence sur le mot final qu’il enflait et terminait par un rugissement discordant. Cette mélopée ne se rapportait ni à l’amour, ni à la guerre, ni au vin, ni à l’honneur, à rien de ce qui inspire la plupart des chansons ; le sujet n’était pas de ceux qu’on met le plus souvent en musique ou qu’on connaît généralement dans les ballades. Voici la phrase purement et simplement : « Le digne magistrat, après avoir fait observer que le prisonnier aurait bien du mal à trouver un jury disposé à accueillir ses moyens de défense, l’a renvoyé pour être jugé aux assises prochaines, et a ordonné la mise à exécution immédiate de l’enquête ordinaire pour continuer les pour—su—i—tes. »

Toutes les fois qu’il arrivait à ce mot décisif, il y insistait à perte d’haleine, et finissait en poussant un grand éclat de rire, puis il recommençait.

« Il est terriblement imprudent, murmura Brass après avoir entendu deux ou trois reprises du chant, horriblement imprudent ! Je voudrais qu’il fût muet ; je voudrais qu’il fût sourd ; je voudrais qu’il fût aveugle. Que le diable l’emporte ! … cria-t-il en l’entendant recommencer encore. Je voudrais qu’il fût mort. »

Tout en articulant ces vœux d’ami en faveur de son client M. Sampson composait ses traits de manière à leur donner leur douceur habituelle ; il attendit que le hurlement du refrain eût expiré pour s’approcher de la maison de bois et frapper à la porte.

« Entrez, cria le nain.

— Comment cela va-t-il ce soir, monsieur ? dit Sampson regardant à l’intérieur. Ah ! ah ! ah ! comment cela va-t-il, monsieur ? Oh ! bon Dieu ! qu’il est original ! étonnamment original !

— Entrez, imbécile que vous êtes, répliqua le nain, au lieu de rester là à branler la tête et à montrer vos dents. Entrez, faux témoin, parjure, suborneur ! entrez.

— Quelle richesse de bonne humeur ! s’écria Brass en fermant la porte derrière lui ; quelle veine prodigieuse de comique ! Cependant n’y a-t-il pas aussi quelque imprudence, monsieur ?…

— À quoi ? demanda Quilp. À quoi, Judas ?

— Judas ! s’écria Brass ; quelle verve d’esprit et de gaieté ! Judas ! Ah ! oui… bon Dieu ! c’est excellent ! Ah ! ah ! ah ! »

Pendant tout ce temps, Sampson se frottait les mains et contemplait avec un mélange de surprise risible et d’effroi une grande figure provenant sans doute de la carcasse d’un vieux vaisseau, une grosse tête avec des yeux à fleur de tête et un nez épaté, qui avait été dressée contre la muraille, dans un coin, auprès du poêle, comme l’idole hideuse de quelque fétiche adoré par le nain. Une certaine quantité de bois de charpente posé sur cette tête, et qui, dans l’obscurité et à distance, se dessinait comme un chapeau à cornes, ainsi qu’une imitation d’étoile sur le côté gauche de la poitrine et d’épaulettes sur les épaules, dénotait que ce devait être dans l’origine l’image de quelque amiral fameux ; car, sans cela, l’observateur eût cru plutôt voir le portrait authentique d’un triton de distinction ou du grand serpent de mer. Comme cette figure se trouvait disproportionnée avec l’appartement qu’elle décorait maintenant, on l’avait sciée net à la ceinture. Même dans cet état, elle touchait encore du plancher au plafond ; et se portant en avant de cet air de curiosité hardie et avec ce sans-gêne effronté qui caractérisent les têtes de vaisseau, elle paraissait réduire tout autour d’elle à des proportions microscopiques.

« Connaissez-vous cela ? dit le nain suivant le regard de Sampson. Reconnaissez-vous à qui ça ressemble ?

— Eh ! dit Brass penchant son visage de côté, puis le rejetant un peu en arrière, comme font les connaisseurs ; en l’examinant avec plus d’attention, il me semble voir un… Oui, il y a certainement dans le sourire ce je ne sais quoi qui me rappelle le… et cependant, sur mon honneur, je… »

Le fait est que Sampson, n’ayant jamais rien aperçu qui offrît la moindre analogie avec ce fantôme matériel, était fort embarrassé n’étant point certain que M. Quilp ne considérât pas cette figure comme sa propre image et ne l’eût pas mise là par conséquent comme un portrait de famille, ou bien qu’il n’eût pas eu la fantaisie d’y voir l’effigie de quelque ennemi. Au reste, il ne tarda pas à savoir ce qu’il en devait croire, car, tandis que Brass examinait la tête avec ce regard capable que bien des gens prennent quand ils sont pour la première fois devant des portraits qu’ils doivent deviner sans les reconnaître le moins du monde, le nain tira le journal où se trouvaient les mots déjà cités qu’il avait psalmodiés, et saisissant une grosse barre de fer qui lui tenait lieu de tisonnier, il appliqua sur le nez de l’amiral un coup si violent que la tête en fut ébranlée.

« N’est-ce pas Kit ? n’est-ce pas son portrait, son image, lui-même enfin ? cria le nain faisant pleuvoir un déluge de coups sur la tête impassible et la couvrant de meurtrissures profondes. N’est-ce pas là le modèle exact, le vrai daguerréotype de ce chien ?… N’est-ce pas… ? n’est-ce pas… ? n’est-ce pas lui ? »

Et chaque fois qu’il répétait cette question, il frappait sur le colosse jusqu’à ce que son propre visage fût baigné d’une sueur produite par la violence de cet exercice.

Assurément, c’eût été chose fort amusante à voir du haut d’une galerie où l’on se serait trouvé à l’abri, de même qu’un combat de taureaux est généralement regardé comme très-agréable pour les gens qui ne sont pas dans l’arène, de même aussi que l’aspect d’une maison en feu a bien plus d’attraits que la comédie même, pour les personnes qui n’habitent pas près du foyer de l’incendie. Mais dans l’ardeur des gesticulations de Quilp il y avait quelque chose qui fit regretter au procureur que le comptoir fût un peu trop petit et beaucoup trop solitaire pour trouver autant de plaisir qu’il aurait voulu à ce genre de divertissement. Il se tint donc le plus loin possible des atteintes du nain en besogne, sans pouvoir articuler que de faibles applaudissements. Mais quand Quilp eut cessé, et que d’épuisement il fut tombé sur un siège, son conseiller légal s’approcha de lui d’un air plus obséquieux que jamais.

« Parfait !… cria-t-il. Hé ! hé ! parfait ! »

Et se retournant comme pour invoquer le témoignage de l’amiral lui-même, tout meurtri qu’il était :

« C’est une tête tout à fait remarquable ! ajouta-t-il.

— Asseyez-vous, dit le nain. J’ai acheté ce chien-là hier. Je l’ai percé avec des vrilles, je lui ai enfoncé des fourchettes dans les yeux, j’ai gravé mon nom sur sa face. Je me propose de finir par le brûler.

— Ah ! ah ! s’écria Brass. C’est fort amusant !

— Venez ! dit Quilp en lui faisant signe de s’approcher davantage. Qu’est-ce que vous trouvez donc d’imprudent, hein ?

— Rien, monsieur, rien. À peine si cela vaut la peine d’en parler, monsieur ; mais je pensais que ce chant, d’une gaieté admirable en soi, était peut-être un peu…

— Oui ? dit Quilp ; un peu quoi ?

— Un peu trop… ou si vous l’aimez mieux, suspect de ressembler à un manque de réflexion, monsieur, répondit Brass regardant avec timidité les yeux du nain qui étaient tournés vers le feu dont ils reflétaient la lueur rougeâtre.

— Eh bien ? … demanda Quilp sans se retourner.

— Eh bien ! vous savez, monsieur… répondit Brass s’enhardissant à prendre plus de familiarité ; le fait est, monsieur, que toute allusion à ces petites coalitions d’amis pour des objets très-louables en eux-mêmes, mais que la loi désigne sous le nom de complots, doit être, vous me comprenez, monsieur ? tenue, le plus possible, secrète et entre amis.

— Ah ! ah ! dit Quilp levant les yeux avec un calme parfait ; qu’entendez-vous par là ?

— De la prudence, une prudence excessive ! l’œil au guet ! s’écria Brass en hochant la tête. Bouche close, monsieur, même ici, voilà ma pensée exacte.

Votre pensée exacte… à vous, à vous, méchant Polichinelle, qu’est-ce que c’est que votre pensée ? Qu’est-ce que vous me parlez de coalitions faites ensemble ? Est-ce que je me coalise, moi ? Est-ce que je connais rien à vos coalitions ?

— Non, non, monsieur ; non certainement, non du tout.

— Si vous continuez de me cligner de l’œil et de me secouer ainsi votre tête, dit le nain regardant autour de lui comme s’il cherchait son tisonnier, je vais faire faire une autre grimace à votre figure de singe.

— Ne vous emportez pas, je vous prie, monsieur, répliqua Brass se reprenant vivement. Vous avez parfaitement raison, monsieur, parfaitement raison. Je n’eusse pas dû faire d’allusion à ce sujet, monsieur. Changeons de conversation, s’il vous plaît. Vous vous êtes informé, monsieur, à ce que m’a dit Sally, de notre locataire. Il n’est pas de retour, monsieur.

— Non ? dit Quilp faisant bouillir du rhum dans une petite casserole et le surveillant pour l’empêcher de déborder. Pourquoi n’est-il pas de retour ?

— Pourquoi, monsieur ? … Il… mon Dieu ! monsieur Quilp…

— Pour quelle raison ? dit le nain suspendant sa main au moment où il allait porter la casserole à sa bouche.

— Vous avez oublié l’eau, monsieur, dit Brass, et… Excusez-moi, monsieur, mais c’est brûlant. »

Sans daigner répondre à cette observation autrement que par un fait pratique, M. Quilp approcha la casserole de ses lèvres et but résolument tout le spiritueux qui s’y trouvait contenu, une pinte environ, qui, à l’instant où il avait retiré le vase du feu, bouillonnait et sifflait avec force. Ayant absorbé ce joli petit stimulant et montré son poing à l’amiral, il ordonna à M. Brass de poursuivre.

« Mais d’abord, dit-il avec sa grimace habituelle, prenez vous-même une goutte, une légère goutte, une bonne goutte toute chaude.

— Volontiers, monsieur, dit Brass ; s’il y avait dedans quelque chose comme une cuillerée d’eau, ça ne ferait pas de mal…

— Il n’y a rien de semblable ici ! cria le nain. De l’eau pour les procureurs ! … Du plomb fondu et du soufre, une bonne poix bouillante à faire des vésicatoires, et du goudron, voilà ce qu’il leur faut. N’est-ce pas, Brass ? hein ?

— Ah ! ah ! ah ! dit en riant M. Brass. Dieu, que c’est brûlant ! et cependant cela vous chatouille. On a beau faire, c’est un vrai plaisir, ma parole !

— Buvez cela, dit le nain qui pendant ce temps en avait fait chauffer encore un peu. Avalez-moi cela jusqu’à la lie, écorchez-vous le gosier et soyez heureux. »

L’infortuné Sampson prit quelques petites gorgées de la liqueur, qui aussitôt se répandit en larmes brûlantes, et sous cette forme coula des joues de Brass dans la cruche où il buvait, faisant passer au rouge cramoisi la couleur de son visage et de ses paupières et produisant un violent accès de toux, au milieu duquel on eût pu entendre encore la victime déclarer, avec la constance d’un martyr, que c’était « vraiment magnifique ! » Tandis que le procureur souffrait le martyre, le nain renoua la conversation.

« Qu’est-il donc devenu, votre locataire ? demanda-t-il.

— Il est encore avec la famille Garland, répondit Brass pris par intervalles de quintes de toux. Il n’est venu chez nous qu’une fois, monsieur, depuis le jour où le coupable a subi son interrogatoire. C’était pour annoncer à M. Richard qu’il ne pouvait plus supporter le séjour de la maison après ce qui s’était passé ; qu’il en avait beaucoup souffert, d’autant plus qu’il se regardait jusqu’à un certain point comme la cause de cet événement. Un excellent locataire, monsieur. J’espère que nous ne le perdrons pas.

— Bah ! s’écria le nain ; vous ne pensez jamais qu’à vos intérêts ; pourquoi alors ne pas vous imposer des réformes ? Si j’étais à votre place, je gratterais, j’entasserais, j’économiserais.

— Sur ma parole, monsieur, je crois que Sarah entend l’économie aussi bien que personne. Je fais bien tout ce que vous dites là, monsieur Quilp.

— Allons, arrosez-moi encore votre gosier ; vous n’avez encore pleuré que d’un œil : c’est au tour de l’autre à présent, buvez, mon homme, cria le nain. Vous allez me faire croire que c’est pour m’obliger que vous avez pris un clerc.

— Enchanté, monsieur, toutes les fois que nous pouvons vous être agréables. Eh bien ! oui, monsieur, c’était pour vous faire plaisir.

— Qu’est-ce qui vous empêche de le renvoyer ? Ce sera toujours ça d’économisé.

— Renvoyer M. Richard ! …

— Dame ! à moins que vous n’en ayez encore un autre, perroquet que vous êtes ! Quand vous répéterez toujours ce que je dis, à quoi bon ? … Eh bien ! oui.

— Sur ma parole, monsieur… Je ne m’attendais pas à ce conseil de votre part.

— Comment pouviez-vous vous y attendre ? dit le nain en ricanant, moi-même je ne m’y attendais pas. Combien de fois aurai-je besoin de vous répéter que j’ai conduit chez vous ce jeune homme pour avoir toujours l’œil sur lui et savoir ce qu’il devenait ; que j’avais une combinaison, un projet, un joli petit divertissement en train, dont l’essence, la fine fleur étaient que le vieillard et l’enfant, qui sont maintenant, je pense à tous les diables, devinssent aussi gueux que des rats galeux, tandis que Richard et son gracieux ami les croyaient riches comme des Crésus !

— Je sais cela, monsieur ; je sais bien cela.

— Très-bien, monsieur. Mais à présent vous pouvez savoir aussi qu’ils ne le sont pas, pauvres, qu’ils ne peuvent pas l’être, lorsqu’un homme tel que votre locataire les cherche et bat tout le pays pour les retrouver ?

— Naturellement, dit Sampson.

— Naturellement ? répéta le nain avec humeur. Eh bien ! alors naturellement aussi vous devez comprendre que je me moque de ce jeune homme comme de rien du tout, et naturellement vous devez savoir que hors de là il ne peut vous servir à rien ni à vous ni à moi ?

— J’ai dit fréquemment à Sarah, répondit Brass, qu’il n’entendait rien aux affaires. On ne peut avoir aucune confiance en lui, monsieur. Vous me croirez si vous voulez, mais je me suis aperçu que ce jeune homme, même dans les plus simples affaires de l’étude qui lui étaient confiées, embrouillait tout, malgré les recommandations qu’on lui avait faites. C’est une mâchoire, monsieur, dont l’incapacité dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer. N’était le respect, la reconnaissance que je vous dois, monsieur… »

Comme il devenait clair que Sampson allait se lancer sur le terrain d’une harangue apologétique, à moins qu’il ne fût interrompu à propos, M. Quilp le frappa poliment sur le haut de la tête avec la petite casserole, en le priant de vouloir bien lui laisser la paix.

« J’entends, monsieur, dit Brass en frottant la place sur sa caboche avec un sourire, vous me rappelez au fait, c’est bien là votre caractère pratique, et j’ajouterai aussi extrêmement plaisant, excessivement plaisant !

— Écoutez-moi, s’il vous plaît, répliqua le nain ; sinon, je serai un peu moins plaisant. Il n’y a pas lieu de penser que le digne ami de Richard revienne jamais. Ce chenapan aura été forcé de se sauver pour quelque friponnerie en pays étranger, où puisse-t-il pourrir !

— Certainement, monsieur, c’est très-juste, puissamment raisonné, s’écria Brass regardant de nouveau l’amiral, comme si la grosse tête était en tiers dans leur conversation.

— Je le hais, dit Quilp entre ses dents ; je l’ai toujours haï pour des motifs de famille. C’était d’ailleurs un drôle intraitable ; autrement, on eût pu en tirer parti. Le Swiveller est un cœur de poule, un esprit léger. Je n’ai plus besoin de lui. Qu’il se pende ou se noie, qu’il meure de faim ou qu’il aille au diable, peu m’importe !

— Il sera fait assurément comme vous le voulez, répondit Brass. Ce sera un coup pénible pour Sarah ; mais elle sait maîtriser toutes ses impressions. Ah ! monsieur Quilp, j’y ai souvent pensé, mon Dieu ! s’il avait plu à la Providence de vous réunir vous et Sarah dans votre jeunesse, quels fruits de bénédiction eussent résulté d’une telle union ! Vous n’avez jamais connu notre cher père, monsieur ? C’était un gentleman parfait. Sarah était son orgueil et sa joie ; monsieur, le vieux renard eût fermé ses yeux en paix, s’il eût pu auparavant lui trouver un époux tel que vous. Vous l’estimez, n’est-ce pas, monsieur ?

— Je l’aime ! coassa le nain.

— Vous êtes trop bon, monsieur. Avez-vous à me donner quelque autre ordre dont je puisse prendre note, avec cette petite affaire de M. Richard ?

— Non, répondit le nain en saisissant la casserole. Buvons à la belle Sarah.

— Si nous pouvions, dit humblement le procureur, y boire dans un autre vase qui fût moins brûlant, cela vaudrait peut-être mieux. Je pense que Sarah, en apprenant l’honneur que vous lui avez fait de porter un toast à sa santé, ne sera pas fâchée en même temps d’apprendre que cette fois-ci la liqueur aura été un peu moins chaude. »

Mais M Quilp resta sourd à ces objections. Sampson Brass, qui jusqu’alors avait bu modérément, se vit forcé à de nouvelles libations de cette liqueur diabolique ; aussi, malgré tous ses efforts pour conserver le sang-froid et l’équilibre, le rhum eut-il sur lui un effet terrible. Le pauvre procureur vit le comptoir tourner en cercle avec une excessive rapidité, et le parquet s’élever en même temps que le plafond descendait, de manière à produire un aplatissement épouvantable. Après un moment de stupeur léthargique, il se trouva partie sous la table partie sur la grille du foyer. Comme cette position peu confortable n’était pas celle qu’il eût choisie lui-même, il tenta de se remettre sur ses jambes vacillantes, et prenant pour point d’appui la tête de l’amiral, il chercha autour de lui son hôte.

La première impression de M. Brass fut que son hôte était parti, et l’avait laissé seul, que peut-être même il l’avait enfermé sous clef pour la nuit. Cependant, une forte odeur de tabac, changeant le cours de ses idées, l’amena à regarder en l’air : il vit alors que le nain était occupé à fumer dans son hamac.

« Bonsoir, monsieur, dit M. Brass d’un ton caressant ; bonsoir, monsieur.

— Vous avez, à ce que je vois, l’intention de passer là toute la nuit ? dit le nain, laissant tomber un regard sur lui. Eh bien ! c’est bon, passez-y la nuit, si vous voulez.

— En vérité, cela me serait impossible, monsieur, répondit Brass, que les nausées et l’atmosphère fétide de la chambre avaient presque asphyxié ; si vous aviez l’extrême bonté de me prêter une lumière pour que je pusse me diriger à travers votre cour, monsieur… »

Quilp descendit en un moment, non sur ses jambes, ni sur sa tête ni sur ses mains, mais en laissant rouler son corps tout en bloc.

« Certainement, » dit-il.

Et il saisit une lanterne qui était le seul luminaire de la maison.

« Prenez bien garde où vous mettrez le pied, mon cher ami. Marchez prudemment parmi les charpentes, car tous les gros clous ont la pointe en l’air. Dans la ruelle voisine il y a un chien. La nuit dernière, il a mordu un homme ; la nuit précédente, une femme ; et mardi dernier, il a étranglé un enfant, seulement, histoire de rire. N’approchez pas trop de lui.

— De quel côté du chemin se trouve-t-il, monsieur ? demanda Brass épouvanté.

— À droite. Mais quelquefois il se cache à gauche pour s’élancer de là sur les passants. Je ne puis donc pas vous renseigner d’une manière précise à cet égard. Ayez soin de bien vous garer. Je ne vous pardonnerai jamais si vous y manquez. Voici une lumière. Allons, n’hésitez pas, vous connaissez le chemin : tout droit ! »

Quilp avait méchamment caché la lumière en tournant le verre de la lanterne du côté de sa poitrine, et il resta à la porte de son comptoir, éclatant de rire et tremblant de joie des pieds à la tête ; car il entendait le procureur trébucher sur le terrain, et de temps en temps tomber lourdement de tout son poids. Enfin, cependant, M. Brass parvint à s’éloigner, et Quilp ne distingua plus le bruit de ses pas.

Alors le nain rentra chez lui et s’élança de nouveau dans son hamac.