Le Major Pipe et son père/2

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II

Le train pour Amiens était à huit heures. Barbet quitta sa femme très tôt. Mais elle avait tenu à se lever pour vérifier tout dans la valise, elle-même.

— J’ai mis dans la pochette ton manuel de conversation.

Il dit :

— Donne-le dans mon pardessus.

— Ton Shakespeare est entre les chemises.

Il dit :

— Donne aussi ; je veux lire en wagon.

— Maintenant, tes pilules antinausiques, tu les as dans ton veston.

Il dit :

— Je vais les fourrer dans la valise. Au front, je n’en ai nul besoin ; je les prendrai à Boulogne, en m’embarquant.

— Et surtout, ajouta-t-elle, ne te fais pas torpiller !

Il ouvrait la porte.

— Il n’y a aucun danger.

— Ah ! fit-elle, tu m’as rapporté, il y a trois jours, une telle liste de catastrophes !

— J’ai eu des explications. Des bateaux de voyageurs, les Boches s’en fichent ! Ce n’est que par accident qu’ils coulent un bateau de voyageurs. Ce qu’ils veulent précipiter au fond de l’eau, c’est la farine, le sucre… Je ne suis pas en sucre…

— Heureusement ! Au revoir, mon chéri. Regarde de tous tes yeux, et rapporte-nous des impressions merveilleuses… Ce que tout le monde va bisquer ! Au revoir ! Écris-moi. Va-t’en vite !

Il descendit ses étages avec allégresse. Il était à la fois énervé et important, les poches bourrées de passeports et de laissez-passer. À la gare, il ne demanda pas un billet ; il eut l’air d’ordonner :

— Première Amiens. Mission officielle.

La buraliste fit simplement :

— Vos pièces, monsieur.

Il se dressa :

— Je vous dis : mission officielle.

— Officielle ou non, monsieur, je dois vous demander vos pièces.

— Comment, officielle ou non ? Mademoiselle, je vous prie d’abord d’être polie !

La buraliste était de sang-froid. Elle cogna simplement au guichet pour appeler un inspecteur.

— Ce monsieur réclame, parce que je demande ses pièces.

— Oh ! monsieur, dit sèchement l’inspecteur, vous devez produire vos pièces !

Alors, Barbet devient bredouillant, empressé, obséquieux. Et il se noya dans des explications qui étaient autant de concessions, sortant de ses poches les papiers nécessaires, puis d’autres avec.

Seulement, quand il eut triomphé des consignes et franchi les barrières, installé dans son wagon, au repos, il pensa :

— Quel sale pays que le nôtre ! Quels fauves, ces gens derrière leurs grilles ! Ah ! pendant quinze jours ne plus être l’esclave de ça ! Les Anglais ont de rudes défauts, mais ce sont des gens libres : vivement l’Angleterre !

Puis il prit possession de sa place, largement, s’enfonçant bien, et il lut d’abord trois journaux qui ne l’intéressèrent pas, car ils ne contenaient aucune nouvelle britannique.

— Des canards, murmura-t-il ; nous Français ne possédons que des canards !

Il fouilla dans son pardessus, prit son Shakespeare, l’ouvrit à une scène entre Hamlet et sa mère : « Cessez de tordre vos mains ! dit Hamlet. Paix ! Asseyez-vous que je vous torde le cœur ! Car ainsi je ferai s’il est de matière malléable, et si l’accoutumance damnée ne l’a pas bronzé. »

Là-dessus, il réfléchit : « C’est rudement fort. » Il ferma son livre, installa ses coudes sur les appuis-bras et s’assoupit.

Il se réveilla un peu avant Amiens. Il sortit son manuel de conversation.

— Si, à l’arrivée, je trouve des Anglais… qui ne sachent que l’anglais…

Et il parcourut les formules proposées par l’auteur :

« Comment s’appelle cette station ? »

« Avez-vous quelque chose à déclarer ? »

« À quelle heure repart l’express ? »

Il se dit : « C’est idiot ! » rangea le manuel, regarda le paysage qui était hivernal, et vingt fois sa montre qui tournait lentement. Puis, à Amiens, il descendit, affectant un air calme, mais il cherchait de tous ses yeux l’officier envoyé a sa rencontre. Ou il ne le trouva pas, ou l’officier n’existait point ; bref, de dépit, il présenta son laissez-passer à un jeune lieutenant qui, à la vue de sa feuille, fut d’une politesse extrême et se mit à lui parler la langue de Shakespeare avec vivacité. Barbet, dans son propre langage, répondit avec non moins de feu. Mais ni l’un ni l’autre ne comprirent un mot. Alors, l’officier anglais, qui était un homme sans préjugés, s’avisa que, peut-être, ce monsieur de France savait l’allemand ; il en essaya quelques mots ; Barbet put répliquer ; et c’est grâce à cet idiome ennemi que, pour la première fois, Barbet réussit à entrer en relations avec l’armée britannique.

Ils en rirent tous deux ; mais ce premier incident fut, pour le journaliste, une première expérience, et, suivant son homme en kaki, il sortit de la gare, murmurant :

— Ce sont des gens inouïs ! Quel sens pratique !

Tout en se laissant conduire à travers les rues d’Amiens, Barbet, toujours au moyen de la langue allemande, apprit qu’il était invité exactement pour quarante-huit heures à l’armée anglaise.

C’était précis ; on lui disait : « Vous arrivez tel jour et repartez tel autre. » En France, une maîtresse de maison a le tort de dire l’heure où l’on se réunit, sans indiquer le moment où elle aime qu’on se sépare. Et les misanthropes prennent congé si tôt, qu’elle grogne, dépitée : « Ceux-là… une fois le dessert !… » ; mais les parasites s’éternisent si tard, qu’elle baille : « Veulent-ils un lit ? » Les Anglais ne vous laissent aucun espoir qu’ils pourront vous retenir ; et Barbet, d’avance, sentit qu’il n’aurait aucune amertume à ne pas être retenu.

Il arriva à un hôtel où on le présenta, sur la porte, à un jeune officier, très grand et de figure aimable, qui portait la casquette rouge de l’État-Major.

— Major James Pipe, dit l’Anglais, qui parlait allemand.

Barbet s’inclina, serra une main, balbutia :

— Monsieur le major, très heureux… L’honneur de ma mission officielle…

Et tout de suite, riant, le major James Pipe lui répondit avec un fort accent d’outre-Manche :

— Très contente aussi, mongsieur Bâbette ; mais nous avons pas beaucoup temps et devons faire si vite que possible.

Une flamme dans les yeux, Barbet répondit : « Je suis votre homme ! » Il affermit son chapeau, prêt à s’élancer : le major lui fit signe simplement d’entrer dans l’hôtel.

Le major James Pipe portait un costume d’officier très élégant, sans rien de fanfaron ni de rébarbatif ; aucun emblème dangereux ou macabre ; pas de sabre menaçant et inutile.

Le visage, rasé, était d’une douceur extrême, avec des lèvres minces qui souriaient pour accueillir, plus qu’elles ne parlaient pour expliquer ; et il avait des sourcils un peu frisés, comme les petits cheveux des tempes, qui donnaient de la finesse à cette figure aimable. Coiffure simple, manteau vague en ratine moelleuse, bottes claires et molles, gants d’antilope, un charme infini dans tout l’habillement, et une aisance à le porter, qui faisait songer aux gravures de chasse ou de sport d’une époque agréable. Rien de l’homme d’armes, la grâce d’un gentleman qui sait vivre et qui, sans déguisement farouche, vient faire la guerre à coups de canon, loyalement, dans une tenue libre et dégagée comme sa conscience.

Barbet eut une minute de tristesse. Il regarda le bas de son pantalon qui gondolait, ses bottines dont le cuir se crevassait un peu, et il fut envahi par un regret aigu de ne pas s’être habillé tout de même en Anglais.

Mais le major James Pipe lui fit signe :

— Mongsieur Bâbette, si vous voulez venir…

Dans l’entrée de l’hôtel, les patères du vestibule étaient couvertes chacune de trois ou quatre casquettes militaires. Le major dit :

— Les Boches, ils répètent les femmes chez nous n’auront plus d’enfants. Mais…

Il sourit :

— Elles ont !

Grâce à cette fécondité passée, Barbet se crut au temps heureux de la paix, lorsqu’une course ou qu’une fête attire la badauderie humaine dans une ville d’ordinaire tranquille. On voyait, dès l’antichambre de ce vieil hôtel français, crasseux et sombre, un désordre et un encombrement qui marquaient une clientèle anormale et un personnel débordé. Et tout de suite Barbet pensa : « Fichtre ! Ça va être dur de se faire servir ici ! »

Aussi, le major James Pipe, pressé de lui montrer les troupes anglaises, saisit avec adresse ce prétexte de manger peu et vite.

Il fit :

— Nous allons demander on nous donne pas toute la liste, voulez-vous ? Ce soir, ayant vu les armées, nous ferons plus aisé.

Barbet approuva.

— D’autant plus, dit-il, que manger trop…

— Oh ! yes, fit le major.

— La suralimentation, on en revient…

— Yes ! Voudrez-vous un omelette, du jambone, une fromage, et en route.

— Parfait ! dit Barbet.

— Alors, je pense meilleur, reprit le major, vous expliquez vous-même. Nous, étrangers, demandons blanc, on apporte noir.

Barbet sortit tout son cou de son col, et commença d’appeler : « Hem ! Par ici ! Quelqu’un ! » Sous les ordres d’un vieux maître d’hôtel, deux jeunes garçons fort échauffés, patinaient dans la salle. Barbet appela dix fois. À la dixième, le vieux consentit à s’approcher.

Barbet plissa le front pour dire avec gravité :

— Pas le menu, surtout !

Du tac au tac, l’autre répliqua :

— Voici la carte. Ces messieurs aiment-ils le consommé de volaille ?

Barbet prit un air décisif :

— Donnez-nous seulement…

— Une truite ? dit le garçon, qui éternua dans sa serviette.

Alors, Barbet commença à le regarder avec inquiétude.

Il était sordide, sa vieille figure amollie et jaunie par la buée des sauces qu’il portait depuis trente ans, et l’habit crasseux, maculé de ronds d’huile, un prétexte de plus pour lui dire : « Servez peu de chose, que nous filions ! »

Mais Barbet eut beau objecter d’une voix ferme : « Pas de truite ! » il reprit d’une bouche en cœur, inscrivant sur un bloc-notes :

— Messieurs, il vous faut une petite entrée.

— Nô, dit le major. Omelette !

— Oui, répéta Barbet, omelette, comprenez-vous ?

— Très bien, lit le vieux, ronronnant, omelette en second, aux pointes d’asperges.

— Je me moque des pointes ! fit Barbet.

— Ce ne sera pas long : la truite est prête. Ces messieurs ne l’auront pas finie que l’omelette sera là. Et alors, je pourrai leur donner un suprême de pintade chevalière.

— Nô, nô, dit le major, cela est terrible ! Il ne comprend ! Mongsieur Bâbette, dites-lui, s’il vous plaît.

Barbet s’ébroua :

— Garçon !

Le vieux s’était tourné pour un ordre :

— Au six, Eugène, une Chablis, une !

Barbet recria : « Garçon ! » L’autre souffla dans un odieux sourire :

— Et ces messieurs pourraient finir par un ris de veau à la belge ?

Le major James Pipe s’était renversé sur sa chaise ; il sortit sa montre ; puis simplement :

— L’auto, il était là dans dix minutes.

— Dix minutes, fit le garçon, j’ai le temps ! Que boiront ces messieurs ? Graves ? Corton ?

Barbet se dressa :

— Garçon, nous allons partir !

Il s’inclina.

— Je sers la truite.

Il leur fallut la manger et… ils se regardèrent. Barbet souriant le premier, pour n’avoir pas l’air de perdre la partie. L’omelette vint après : elle n’était pas exécrable. Le major était gai ; il remarqua :

— Le garçone français est toujours une chose terrible !

Puis, le ris de veau à la belge apparut sur la table, et, tranquillement, le major continua :

— Si vous aviez pas été la, mongsieur Bâbette, ainsi que d’autres Français dans le salle, je crois je serais été obéi… car je aurais fait ficeler…

— Qui donc ?

— Le garçone !

Sur ces mots, le vieux reparut. Il apportait, en Sainte-Nitouche, une salade et des buissons d’écrevisses, et comme Barbet balbutiait : « Comment ? Ah ! ça !… » l’autre l’interrompit : « Pour la tarte, cerises ou abricots ? »

Alors, brusquement, le major James Pipe se leva.

— Puisque on peut pas faire ficeler, je crois il faut partir.

Barbet suivait, très rouge. Le major lui dit dans le couloir :

— Il y a trois semaines, ne savez-vous pas, je menais des batteries de artillerie au front, dans un train. Le train il était arrêté, attendant pour un autre en une jonction. Bien. Les chevaux de batteries ils avaient pas bu pour un jour, yes, ainsi je dis aux hommes faire descendre et boire les chevaux. Mais le maître de station…

— Ces messieurs… (le garçon accourait) ne prennent pas de café ?

— Ainsi, dit le major, le maître de station, il vint et fièrement, me fit le déclaratione que il opposait aux chevaux qu’ils boivent. Il disait : « Je suis ordonné partir, sitôt que l’autre il sera passé, et l’autre le voici, yes ! » Et il était rouge avec colère et… comment vous dites, pour le mousse… il postillonnait ! Alors, je l’ai fait ficeler !

— Pour ces messieurs, reprit le garçon, une liqueur ?

Le major faisait mine de ne pas entendre.

— Mais, dit-il, le conducteur du machine il accourut à son camarade ; il dit ce était sauvage, et pour me punir, il conduirait plus le train du tout, car le liberté, le égalité, le fraternité, et enfin vive le France !…

Le garçon marchait à reculons.

— Messieurs, un cigare ?

Le major en sortit deux. Ils arrivaient à l’auto ; Barbet demanda machinalement :

— Alors… le mécanicien ?…

— Alors, je ai été forcé faire ficeler aussi !… Mais ayant été ingénieur, j’ai conduit le train, avec plaisir même, comme le chose ancienne que on retrouve, et je ai arrivé à l’heure, les chevaux ayant bu et tout étant bien.

Il prit un temps et ajouta :

— Ainsi, pour le garçone, il faudrait même chose.

Barbet, abasourdi, monta dans la voiture. C’est le vieux qui ferma la portière, puis qui, s’inclinant, susurra :

— Sous la banquette, ces messieurs trouveront…

L’auto démarrait. On l’entendit crier :

— … Des sandwichs au filet de bœuf avec une bouteille de Saint-Émilion !

Dés que l’auto fut en route, Barbet, médusé par la ténacité de ce serviteur roublard autant que par la riposte flegmatique du major, Barbet ne pensa même pas à regarder Amiens qu’on traversait. Il était occupé à chercher quoi dire de définitif. Il balbutiait : « C’est fabuleux ! » et aussi : « Vous êtes superbe ! ». Puis, il affirma, se cambrant sur la banquette, qui était trop molle pour un orateur :

— Savez-vous, major, ce qui m’apparaît tout de suite à moi qui ne vous connais que depuis dix minutes ?

Le major James Pipe eut un bon rire jeune :

— Dites, mongsieur Bâbette !

— C’est qu’avant tout, vous êtes des amoureux de liberté.

— Oh ! yes, dit le major James Pipe, je connais personne plus agréable que Madame Liberté.

— Tenez, dit Barbet, ce que vous serrez là, dans votre main…

— Stick ?

— Oui, un stick, ça n’a l’air de rien, mais c’est une badine, major, ce n’est pas une cravache ! Et vous, officier, restez élégant sans morgue ; vous n’êtes pas guindé, corseté, contracté, vous ressemblez à vos aïeux qui se faisaient peindre au grand air, parmi les arbres de leur parc.

— Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! fit le major James Pipe, flatté de ce rappel aimable.

— C’est beau, dit encore Barbet, de faire la guerre comme vous… Mais… à votre avis, est-ce bientôt la fin ?

Alors le major James Pipe dit avec un accent de pleine santé :

— Ça, ça peut pas être avant demain ! Donc, laissez-nous vivre premièrement aujourd’hui, voulez-vous ?

Et ce fut Barbet qui éclata de rire.

Ils étaient tous deux dans une auto féline et puissante, anglaise elle aussi, et ce n’était pas une hideuse machine pour la guerre, mais une charmante voiture pour la paix, — forte et souple, qui supprimait presque tous les cahots d’une route bouleversée jour et nuit par des milliers de camions. Elle s’appelait la M. 24365, et comme Barbet remarquait :

— Admirable, votre voiture !

Le major dit :

— Ce était une bonne amie.

Au volant se tenait un jeune Anglais roublard et preste, l’œil expert, la main rusée, le pied rompu aux arrêts les plus brusques, frôlant les uns, doublant les autres, tournant, se glissant, insistant, trompettant, stoppant, repartant, coupant une colonne, piaffant au nez des chevaux, impudent mais drôle, casse-cou mais sûr de lui, prestigieux, fabuleux.

Ils sortirent d’Amiens au milieu d’un convoi qu’ils eurent tôt fait de laisser derrière. Il avait plu ; la boue giclait sous les roues. Brouillard froid ; des prés gonflés, des feuilles qui gouttent ; une journée misérable noyant dans sa froideur mouillée de pauvres nègres qui, les pieds dans des mares, s’efforçaient tant bien que mal de boucher des trous et de niveler des bosses ; et ils étaient gourds, emmaillotés dans des manteaux raides ; mais ni le major, ni Barbet ne se sentirent l’âme lourde devant la peine immense que chaque jour la guerre exige de ces pauvres hommes. Barbet dit simplement :

— La terre entière est avec nous !

Gaîment, James Pipe reprit :

— C’est l’Exposition universelle qui combat !

Puis, tout à coup :

— Mongsieur Bâbette, vous voulez voir des troupes ?

En effet, une longue colonne de fantassins remontait d’un champ détrempé et débouchait sur la route. D’abord, le chauffeur tenta de la couper. Par sa trompe impatiente il s’indignait d’être bloqué. Le major l’apaisa, et les troupes entourèrent la voiture, l’enserrèrent, s’imposèrent.

Hommes jeunes, forts, roses, qui marchaient au pas, attentifs comme s’ils écoutaient avec satisfaction la cadence de leurs pieds, cadence légère et nette, pareille aux petits mots de leur langue, cadence décidée qui sonnait clair aux oreilles. Leur jeunesse dégageait une buée chaude, et les harnachements neufs avaient un grincement de cuir solide.

Leur lourd bagage en ordre, ils paraissaient robustes sans être accablés. Tous regardaient Barbet en défilant. Mais Barbet ne les regarda qu’une seconde ; il était trop agité par l’importance de son voyage pour rester calme observateur. Au lieu de se dire : « Voyons un peu comment sont faits ces Anglais », il se demandait surtout : « Quelle idée a-t-il de moi, ce jeune major ? »

Et alors, il ne cherchait qu’à se définir, à s’expliquer, à avoir l’air d’un voyageur qui pense. Aussi, tandis que défilait cette troupe d’hommes volontaires, dont les yeux pâles marquent la douceur inaltérable de leur race obstinée, il se tourna vers James Pipe, dans l’auto, et il discourut en ces termes :

— Magnifique votre armée neuve ! De la discipline, sans servitude.

Il cherchait des mots qui eussent l’air médités.

— … Discipline stricte, mais légère… dictée à chacun par sa conscience.

Il se pencha affectueusement :

— Mon cher major, votre armée de citoyens libres, c’est un défi au militarisme ! Cette armée-là n’a pas connu l’amertume de la caserne !

Il devenait rouge.

— Elle a été instruite au grand air des camps, où le vent emporte les rugissements des sous-offs ! Ah ! Ah ! C’est que c’est une révolution, une armée dont le soldat n’est ni un esclave, ni une brute ! Où…

Il bredouillait d’émotion.

— … Où chaque homme a compris et voulu ! C’est une armée unique ! Ça n’est pas mené à coups de bottes ! Ce sont des « équipes », c’est souple, vivace, hardi !

En parlant ainsi, il continuait de tourner le dos aux troupes qui défilaient toujours.

James Pipe approuvait ; en sorte que Barbet continua, jouant soudain l’homme amer :

— Depuis que le monde est monde, c’est par les armées que les humains ont connu les misères les plus lourdes ; mais vos soldats…

Il se redressait, l’œil allumé :

— … Rien qu’à les voir, on se figure qu’il y a des façons nobles de faire la guerre !… Vous êtes un maître peuple !

Il se trouva que sur cette phrase l’auto fut dégagée. Le major fit signe au chauffeur, avide de bondir sur la route, et il dit à Barbet :

— Avez-vous vu leur nouveau casque ?

— Bombé ?

— Nô. Plat.

— Ah parfaitement, dit Barbet.

Puis vivement :

— N’est-ce pas, les Boches seront battus ?

Le major reprit :

— Mais ils sont !… puisqu’ils sont les plus forts et ils avancent pas.

Maintenant, tout le long de la route, c’était l’incessant va-et-vient d’une immense armée d’arrière qui ravitaille l’énorme armée d’avant. L’auto avait l’air de rager, puis s’élançait, et dans un grondement, dépassait des camions chargés de rondins, lourds de vivres, bondés de fourrage, monstrueux et assourdissants, parmi lesquels le chauffeur se jouait, glissait, insinuant, narquois, — un singe sur une machine. Il effara des cavaliers indiens, il éclaboussa un motocycliste écossais qui s’embourba, s’enterra, et resta là, figé, immobile ; il réduisit des artilleurs et leurs pièces à s’écraser dans un fossé pour que lui eût la route libre ; et il emporta le major et Barbet vers la bataille par bonds fantastiques, que son adresse rendit presque moelleux.

— Ce petit, dit Barbet, est un prodige. On a l’impression, avec lui, de vivre un conte de fée.

— Ah ! yes, fit James Pipe, qui se sentait content de son compagnon de voyage.

Barbet, à vrai dire, prenait, pour tout énoncer, un air solennel ou rusé, qui était nouveau pour le major James Pipe, et celui-ci, en Anglais peu constructeur d’idées, s’émerveillait de cette facilité à penser et à s’exprimer. Est-ce que l’autre se sentit admiré ? Bref, il se lança dans un nouveau genre de remarques.

Il déclara qu’en tant que Français et Parisien, il était stupéfait du silence de tous ces chauffeurs sur leurs voitures. Rien, pas même un juron : comme ils étaient avares de tout mot inutile !

— Chez nous, dit-il, sur notre front…

— Ah ! interrompit James Pipe, vous avez été beaucoup sur votre front ?

— Tous mes amis y sont, et… le front, n’est-ce pas, c’est comme les rues de Paris. Même esprit. Gavroche y règne. Une voiture en dépasse une autre : le chauffeur dépassé crie : « Punaise ! » ou « Choléra ! »

— Comment vous dites ? Choléra ? Oh ! Oh ! dit le major James Pipe qui parut s’amuser énormément. Pourquoi choléra ?

— Parce que ça lui vient, et que ça lui hante… et l’autre, du tac au tac, répond : « Fumier de lapin ! »

— Fumier de lapin ? Ah ! Ah ! Mais qu’est-ce, fumier de lapin ?

— Une image pittoresque, dégoûtante et drôle, dit Barbet avec un geste lyrique.

— Mais pardone, reprit James Pipe, pourquoi ce fumier de lapin, si on est dépassé, n’est-ce pas… si on est dépassé… l’autre il est dans le besoin de aller vite… alors… je saisis pas le fumier de lapin…

— Mon cher major, dit Barbet se renversant dans la voiture, il faudrait vous répondre par l’histoire de nos deux peuples. Cela tient, voyez-vous, à l’air d’un pays, comme au premier lait que sucent les enfants. Votre remarque prouve ce que je n’ai cessé de répéter depuis deux ans : vous êtes une race qui ne s’encombre que du strict nécessaire ; il en est des images comme des bagages : le spectacle de la guerre vous suffit.

Ce spectacle devenait, en effet, pathétique, à mesure que la route se rapprochait du drame. Des platanes qui la bordaient, coupés au ras du sol, il ne restait que les souches énormes et mortes. Arbres puissants et beaux qui indiquaient sans doute cette grande voie à l’ennemi. Mais le major James Pipe annonça :

— Nous allons arriver dans Albert, dont l’église est tellement curieuse.

— Albert ? fit Barbet. Le clocher à la Vierge renversée ?

— Yes, le Vierge, dont vous verrez le manière dans lequel elle tient sur l’air.

— Vend-on des cartes ?

— Ça, je ne pourrais dire… mais pour le vue des yeux, aucun autre église bombardé ne peut la rivaliser.

— Dites donc, dites donc, je la vois déjà, fit Barbet, tout dressé ; ce point blanc, à droite ?

— Non, à gauche… ça c’est un sucrerie.

— Ah ! alors…

Barbet se renfonça sur la banquette, et pour se consoler de n’avoir pas découvert l’église d’Albert, il se mit à méditer lentement, à haute voix, sur un ton grave :

— C’est étrange l’impression que nous font les églises au front… Qu’on soit croyant ou non, je le disais à ma femme : il y a, dans cette guerre, des hasards qui laissent presque croire à la marque d’une main divine.

À cette proposition, le major hocha la tête :

— L’homme, il n’est rien.

Il n’avait pas l’air particulièrement enclin au mysticisme. Alors, Barbet ne poursuivit pas, avant que l’on fût dans Albert. Mais, sitôt descendu, il déclara d’une voix lente :

— Que c’est poignant !

L’église d’Albert est trouée, dépecée, ruinée, vitraux éclatés, murailles béantes, mosaïques en miettes, grilles tordues. Par nichées s’en échappent des oiseaux qui pépient la-dedans avec ce qui reste des saints, et à la vérité ce serait une église simplement douloureuse comme tant d’autres, sans sa Vierge, étonnante.

Elle se dressait au haut du clocher, au-dessus du pays. Elle levait, à bout de bras, reniant Jésus qu’elle montrait aux hommes. Les obus l’ont couchée dans le vide. Mais par la base elle tient toujours, et elle est tragiquement penchée sur cette ville qu’elle protégeait.

Elle ne peut plus la protéger. Elle supplie maintenant qu’on lui prenne son fils. Elle veut le défendre. Elle n’est plus la mère de Dieu : elle est une femme qui tremble pour son petit, et elle crie vers les hommes son effroi devant leurs horreurs sacrilèges.

Comment ne tombe-t-elle pas ? Sa vue donne le vertige. Barbet l’eut tout de suite.

Elle appelle sans se lasser, criant une prière, elle qu’on a tant priée. De la place, quand Barbet leva les yeux et vit les nuages courir, affluer, l’entourer, la soutenir et prolonger le geste effaré de ses bras, devant ce retournement dramatique des choses, devant ce désespoir d’en haut, devant ce ciel aux abois qui implore la terre, il ressentit un étonnement religieux ; mais comme lui non plus n’était pas mystique, il ne trouva, pour l’exprimer, qu’une phrase pleine de réalité. Il regarda James Pipe, et, serrant les poings, il dit : « Ah ! les cochons ! »

Le major, à ces mots, frappa sa botte de son stick.

— Seulement, dit-il, les cochons ils étaient là et ils sont plus. Ah ! Ah !

— Toujours le mot de la fin, reprit Barbet, aimable.

— De la fin ? Oh ! je voudrais, dit James Pipe, pour reprendre déjà mes affaires.

— Mais… croyez-vous sérieusement en être encore loin ? demanda Barbet pour la seconde fois en une heure.

Il est vrai qu’il n’attendit pas une seconde réponse lapidaire. Il toussa, puis, la main au dos, recommençant de raisonner, il prit le bras du major, et se promenant de long en large devant l’église, qu’il avait oubliée déjà, il dit simplement :

— Vous êtes des gens forts, vous autres !

À quoi James Pipe opposa un rire large d’homme de sport :

— Je crois vous riez !

— Dieu non, reprit Barbet, l’air un peu ébaubi, comme si trop d’idées l’assaillaient à la fois.

Il s’arrêta, leva encore les yeux vers la Vierge, et répéta comme à l’arrivée :

— Que c’est poignant !

Puis, sur l’invite de son guide, il remonta en auto et quelque temps resta silencieux.

C’est le major James Pipe qui le premier ouvrit la bouche, montrant ses dents blanches :

— Mongsieur Bâbette, vous voulez voir un dépôt ?

Le terrain s’était enflé, puis redescendait mollement. Et l’auto se laissa couler dans la plaine, moteur lâché et toutes roues libres. Brusquement elle stoppa devant des baraques et des wagons.

C’était un des multiples centres de ravitaillement de l’immense armée anglaise. Il y avait là tout un parc rempli de bidons d’essence, de longs trains camouflés, et une forêt morte, arbres couchés et débités, dont il ne reste que des troncs énormes, empilés les uns sur les autres.

— Quelle lutte gigantesque ! dit Barbet.

— Il fallait cela contre le sale Boche, reprit le major James Pipe.

Et il pesa complaisamment sur l’épithète, d’un ton sans colère qui soulignait l’exactitude de la définition, sans en faire une gratuite injure. Puis, sous un hangar, il désigna à Barbet des pneus entassés par centaines, et avec une bonne humeur malicieuse :

— Caoutchouc… yes, caoutchouc !… Je voudrais l’autre, le Fou-Central, le Guillaume-Kaiser, il verrait ça… de loin… avec un lorgnon !

Près de là, empilés, il y avait tous les vivres que le vaste appétit britannique peut désirer. Chaque chose en place, rangée, classée, étiquetée.

— Admirable ! s’écria Barbet.

Puis, comme malgré son admiration il ne se rendait pas compte, il ajouta :

— Qu’est-ce que tout ça ?

— Du mouton préservé.

— Préservé ?

— Yes.

— Conservé ?

— Yes… Remontons dans l’auto, dit James Pipe, nous allons voir le bœuf préservé.

Le bœuf était remarquable aussi.

— Remontons, dit James Pipe. Nous allons maintenant voir le marmelade.

— J’ai l’impression, dit Barbet, de me promener sur les terres de Gargantua. Et dire que tout a traversé la mer !

— Sans torpillement, s’écria le major avec gaîté.

— Et que tout fut emballé, embarqué, débarqué, coltiné ! C’est un effort à confondre les Boches.

— Mais ça peut pas les confondre, car ils viennent pas pour voir On jamais les laisse approcher.

— Ils ne comprendraient d’ailleurs pas, reprit Barbet, ce sont des cuistres. Nous en ont-ils fait un plat avec leur organisation ! Or, la vôtre est supérieure, sans réclame.

— Remontons, dit le major. Je veux vous voyez le veau préservé.

Une fois de plus le chauffeur fit de la prestidigitation avec son volant et sa voiture. Ils croisèrent des troupes en colonnes, des convois de mulets, des canons géants. Devant, derrière, de l’est, de l’ouest, à travers des champs pétris par des milliers de pieds, de roues et de sabots, il affluait des hommes, des charrois, des bêtes de la Grande Armée Anglaise. Et tout cela fourmilliait, pullulait, s’approchait, grandissait. Si bien que devant tous ces soldats, pour la plupart volontaires, à qui l’on avait dit simplement : « La patrie est en danger », Barbet déclara avec conviction :

— C’est raide quand même qu’il y ait encore des Français pour douter de l’Angleterre !

Et il regardait toujours James Pipe.

Celui-ci commençait à s’étonner de promener un voyageur qui tournait le dos à tous les spectacles. Sans cesse il était obligé de lui désigner les choses, et l’autre de dire :

— Oh ! je vois… J’ai bien vu.

Mais tout de suite il entamait un sujet nouveau.

— C’est étonnant ces troupes innombrables d’hommes, qui tous ont compris le devoir national… Ce qui domine sur terre, c’est l’inconscience : elle mène la plupart des troupeaux humains… Alors ? La race britannique est donc privilégiée ?

James Pipe ne savait que répondre : mais tandis que l’auto roulait, il expliqua :

— En 1914, Mongsieur Bâbette, j’ai commencé avec le recrutement… je cherche le mot… personnel… Très intéressant. Dans mes campagnes, je allais trouver les hommes ; je expliquais ; ils comprennent, et, à Noël, je avais… je cherche le mot… c’est cela… je avais tout seul récolté pour Angleterre, quatre mille loyaux et braves garçons.

— Quatre mille ! dit Barbet. Quatre bataillons !

Oui, et James Pipe s’était mis à la tête du premier. Et il avait ainsi commandé à ses gens de maison, à ses fermiers, à son garde-chasse, comme ces seigneurs qui partaient pour la guerre suivis des paysans de leurs terres. Modestement, il constata qu’il les aimait autant qu’il était aimé d’eux, et comme Barbet remarquait :

— Lorsque vous êtes passe dans un État-Major, ils ont du vous pleurer ?

Il répondit :

— C’est moi qui suis en deuil : tous ils ont été tués.

Sa voix marquait un calme qui n’était pas de l’oubli mais du courage. Barbet baissa les paupières, puis d’une voix frémissante :

— Vous avez dû vivre des heures terribles ? Qu’est-ce qui vous a le plus déprimé ?

— Oh ! fit James Pipe, dont la figure aimable était colorée et charmante, le plus c’est le jeu au poker.

— Le jeu ?…

— Yes. Nous jouions la nuit, sous bombardement, toutes les nuits ; aussi c’était très fatigant.

— Major, lui dit solennellement Barbet, vous venez d’avoir ce que nous appelons un mot bien français.

— Français ? Ah ! yes… Regardez ! Regardez ! Un Indien !

Et il fit encore arrêter l’auto.

— Descendons.

C’était un grand soldat des Indes, beau comme dut être le premier homme selon la Bible, avec une barbe soyeuse, un teint cuivré des plus chauds reflets de soleil, des yeux profonds, un front de rêveur, et l’aisance naturelle aux gens bien nés, — merveilleux type d’un pays merveilleux. À l’entrée d’une tente qui, près de lui, semblait petite, il taillait nonchalamment un bout de bois avec un couteau terrible et recourbé, qui avait la forme d’une gorge d’homme. Voyant le major James Pipe, il ne bougea ni ne salua ; mais son regard exprimait une grande douceur l’amitié, — amitié immobile et contemplative. Inutile de le déranger. Le major appela un Écossais, disant à Barbet :

— Les Écossais, c’est les meilleurs des garçons l’Angleterre.

Barbet, cette fois, ne répondit rien. Il n’avait pour ainsi dire plus le temps de passer d’une considération générale à une autre, tant les spectacles se suivaient, rapprochés et divers. À cet instant, d’ailleurs, une seconde auto s’arrêta et il en descendit un autre officier, avec un autre civil. On présenta ces messieurs :

— Mongsieur Bâbette, important french journaliste.

— Mongsieur Pesighi, distingué Parisien, fabricant des aliments préservés.

MM. Persigris et Barbet se saluèrent sans conviction, s’ignorant l’un l’autre. Mais dès que les officiers s’éloignèrent de quelques pas pour se concerter, M. Persigris, qui avait du ventre et la respiration forte, dit à Barbet :

— Qu’est-ce qu’ils discutent ? La sauce à laquelle ils vont nous boulotter ?

C’était un gros homme familier, sans distinction. Il reprit :

— Vous visitez le front, monsieur ?… Diable… je vous en souhaite !… avec ces lascars-là !… Moi ? non, je ne visite plus, merci ! Je suis là pour affaires et je reste prudemment… aux secondes lignes… parce que les tranchées… j’ai fait ça une fois… Vous n’avez pas encore fait ça ?… vous ferez ça demain : je vous souhaite du bonheur !

Il s’approcha contre Barbet pour parler plus bas, et lui soufflant dans le nez :

— Je ne sais pas, monsieur, si vous connaissez bien les Anglais ; mais ce sont des numéros extravagants et dangereux ! Méfiez-vous. D’abord, entre un général en chef et un clown, croyez-moi, il n’y a jamais qu’une très petite différence. Même flegme pour se calotter le crâne ou pour mourir le ventre ouvert, et, ma foi, on se demande s’ils sont sublimes… ou grotesques.

Ce dernier mot choqua Barbet, qui eut un tressaillement ; mais l’autre reprit :

— Vous me trouvez indigne ? Vous êtes anglophile ? Bien. Le seriez-vous encore, mon cher monsieur, s’il vous était arrivé même chose qu’à moi ? Écoutez… Ils m’ont emmené, il y a trois mois, en pleine bataille. Nous avons été surpris par ces cochonneries de gaz asphyxiants. J’ai tourné de l’œil en cinq sec : on n’a eu que le temps de m’emporter, au galop. Quand je suis revenu à moi, j’ai pleuré, toussé, craché, vomi pendant sept heures, oui, monsieur, sept heures ! J’ai pensé rendre toutes mes tripes. Jamais je n’ai souffert pareillement. En sept heures… vous me voyez : je suis gros… en sept heures j’ai été réduit a rien ; en sept heures je n’ai pas retrouvé l’usage de ma langue pour bafouiller un seul petit mot. Eh bien, au bout de sept heures, monsieur, l’officier qui m’avait conduit, l’officier qui avait résisté, lui, à ces cochonneries de gaz, cette espèce de grand cadavre flegmatique, qui durant sept heures était resté au port d’armes au pied de mon lit, rendant les honneurs à mes vomissures (c’est ce qu’ils appellent vous recevoir en gentleman), au bout de sept heures, monsieur, quand j’ai retrouvé l’usage de mes sens, quand, pleurant sur moi-même, bafouillant, bouleversé et tremblant de revivre, j’aurais eu besoin d’un mot qui me fasse comme un cordial, savez-vous, alors, ce qu’il a trouvé cet oiseau-là ? Il m’a regarde dans les yeux ; il m’a salué correctement, et il m’a dit avec dignité :

— Mongsieur Pesighi, s’il vous plaît, excusez-nous !

Barbet, à cette histoire, eut simplement le temps de dire :

— Vous exagérez !…

Les officiers se rapprochaient.

M. Persigris ne put donc détailler davantage son indignation à l’égard de cette étonnante maîtrise de soi. Et Barbet comprit seulement qu’une visite au front britannique pouvait avoir des conséquences fâcheuses. Il en frémit et regarda tout autour, comme pour guetter déjà le danger. Mais on était à dix kilomètres des premières lignes, devant des baraques qui n’avaient rien de tragique.

À la suite de l’Écossais, ils entrèrent tous sous un hangar où ils ne virent que de vulgaires sacs entassés, et M. Persigris dit d’un air entendu :

— Ah !… Voyons un peu !

L’Écossais était agile et débrouillard. D’une pile plus haute que trois hommes, il fit glisser un sac quatre fois comme lui, et il commença à le découdre, tandis que le major James Pipe expliquait :

— C’est pour le nourriture des Indiens, vous voyez… Les Indiens, très difficiles à nourrir… mais les nourrir bien, très important.

Plongeant la main dans ce premier sac, le jeune Écossais en tira de petites racines blanches et poudreuses, et le marchand de conserves demanda en soufflant :

— Qu’est-ce que c’est ces petites ordures ?

— Gingembre, dit le major avec douceur.

Alors M. Persigris goûta, avide et puéril, puis se tourna, toussa, cracha.

— C’est inouï de bouffer ça !

L’Écossais, qui avait le bonheur de ne pas comprendre la langue des marchands de conserves, s’occupait en hâte à ouvrir un second sac, d’où il sortit de petites choses séchées, légumes ou fruits, dans une enveloppe fine et friable comme en ont les oignons.

— Ah ! ça… alors ! dit le marchand de conserves…

Déjà il triturait et de nouveau ouvrait le bec. Le major eut un geste.

— Prenez garde !… Feu !

— Comment, feu ?

— Je dis : feu, reprit le major. Vous aurez votre bouche brûlée. C’est du piment.

— Tout ça ? cria le marchand de conserves.

— Oh ! fit James Pipe imperturbable ; l’autre bâtisse, de même, il est plein avec du piment.

— Sont-ils loufoques ! conclut M. Persigris.

Sans se lasser, l’Écossais, agenouillé sous sa jupe à plis qui bouffait drôlement, ouvrait une caisse à coups de marteau, et y pêchait deux boîtes en zinc. De son canif il découpa prestement les couvercles et fit voir une pâte jaune que le marchand flaira :

— Beurre, dit en souriant le major.

— Que ça pue ! ajouta M. Persigris.

— Beurre des Indes, reprit le major.

— Au lait de rhinocéros ? continua M. Persigris.

Pas plus que l’Écossais, Barbet ne voulut avoir l’air d’entendre. Puis il songeait encore aux gaz asphyxiants. L’autre insista :

— Avec ça, qu’est-ce qu’ils se fourrent dans le gésier ?

— Ici, dit placidement James Pipe.

L’Écossais, en deux temps et trois gestes, venait de faire une brèche dans une caisse métallique, et il tendait quelque chose d’un aspect rugueux, crotté, bizarre, qui rappelait une pomme de terre. Le marchand déclara :

— C’est le clou ! De l’amorce pour la pêche ?

Le major fit un indulgent sourire :

— J’y suis, reprit l’autre ; du crottin d’éléphant ?

Alors, flegmatique, James Pipe prononça :

— Sucre.

— Quel sucre ?

— Leur sucre.

— Ah ! Ah !… Oh !

Il s’esclaffait. C’est à Barbet que le major expliqua : « Mélange miel et cannelle. »

Le gros homme ne cessait plus de rire. Il sortit prendre l’air : il étouffait.

— Ces cocos-là sont vraiment rigolos !

Puis, se gonflant, il devint pompeux :

— Puisque le Gouvernement nous a envoyés voir ça (il regardait Barbet qui approuva cette fois), je peux dire à ces messieurs (il se tourna vers les officiers) qu’à mon avis (il considéra son ventre il y aurait possibilité de remplacer cette camelote par des équivalents de chez nous.

Le major sourit avec finesse.

— Ces Indiens, dit M. Persigris, qu’est-ce qu’ils veulent ? Des sauces pour leur emporter le bec ? Eh bien ! on leur fabriquera ça. Seulement, qu’est-ce qu’ils collent dans leurs sauces ?

Le major expliqua :

— Ils mangent des chèvres…

— Quelle idée !

— … Tuées de certaine façon…

— Ça, on leur fera croire.

Barbet, là, fut choqué. Il s’écarta. Il revint vers l’admirable Indien. Ce dernier s’était accroupi, et avec des brindilles sèches, avait allumé près de sa tente un feu clair, qui craquait, pétillait, s’enflait, et mettait dans le soir tombant une lueur vive, quelque espoir et de la poésie.

C’est l’heure redoutable aux armées, celle où la nuit descend sur les choses et les hommes. Le soldat, même tenace, sent une détresse venir. Le ciel, la plus pure joie des yeux, le ciel qui nous dispense le meilleur de la vie : le grand jour et sa chaleur, dès qu’il s’obscurcit, lorsqu’il disparaît, quand il pèse sur le monde au lieu de l’alléger, à la guerre où les cœurs sont alourdis de misère, c’est l’heure où chacun s’inquiète et, même parmi les autres, souffre de se sentir seul. Le mystère du monde, l’étrangeté de la vie, plus angoissants auprès de la mort, assiègent alors les hommes et leur étouffent la gorge. Seulement, aux secondes lignes, ils ont cette divine ressource : le feu ; et l’on voit toutes les tentes opaques devenir transparentes soudain, légères féeriques dans la nuit pesante.

L’Indien, chauffant ses mains, contemplait les petites flammes rapides qui partaient de son braser, et ses paupières se baissaient doucement. À quoi songeait-il, cet homme qui aime la chèvre au piment, le beurre fort et la cannelle au miel ? L’énigme de l’existence n’est-elle pas si profonde qu’il y a bien place pour ses réponses et sa rêverie ? Et par des temps on la raison est en faillite, est-ce que, dans la bizarrerie de ses mœurs exigeantes, il n’y a pas plus de bon sens que dans le ricanement d’un marchand que la guerre a fait cossu ?… Barbet, trop occupé de préparer un plan pour ne pas mourir en visitant les premières lignes, ne se disait rien de tout cela. Seul, le major James Pipe, sans souffler mot, l’avait à demi senti. Seulement, en jeune Anglais qui n’aime pas discuter, il répondait à ce gros homme par monosyllabes, et il souriait.

Après que tout le monde eut bien pataugé dans la boue, les deux groupes se dirigèrent vers leurs autos. Barbet les rejoignit et là, le major James Pipe, contraint sans doute par des banalités trop grossières, se décida à dire d’une voix toujours aimable :

— C’est le… enfin leur religion, vous voyez… Nous ne pouvons comprendre… mais nous avons à respecter.

Il régnait à ce moment, dans cette campagne ravagée par la guerre, un mortel silence, et ces simples mots, dits sans pompe, avec une pointe de tendresse, étaient d’une certaine grandeur dans la nuit qui étreignait la terre.

Ces messieurs se saluèrent encore. Découvert, le marchand de conserves prononça :

— Moi… retiré des affaires… j’irai aux Indes.

— Oh ! dit l’officier anglais qui le conduisait, et dont on n’avait pas encore entendu la voix, je crains… vous pourrez voir peu.

— Je resterai, reprit le marchand, ce qu’il faudra : trois mois ; six mois !

— Vous verrez rien, répéta l’officier.

— Pourquoi ?

— C’est trop immense… trop incroyable en hommes… et choses aussi.

— Vous y êtes allé ?

— Beaucoup… mais… c’est si grand… je compris mal…

— Vous êtes resté trop peu ?

— Exactement.

— Combien ?

L’officier baissa les yeux :

— Vingt-trois ans…

Alors, M. Persigris, marchand de conserves, fronça les sourcils, comme si on se moquait de lui ; puis il remonta en voiture sans ajouter un mot. L’obscurité devenait épaisse et accablante.

Le major repartait avec Barbet, — Barbet, désormais songeur et silencieux, mais dès qu’ils furent en route, rapprochant son épaule de celle de son compagnon, le major James Pipe dit à mi-voix :

— On n’a pas le temps, vous voyez, nous, les hommes, de tout comprendre… Il arrive trop souvent que il vient la nuit !

Et ce fut la conclusion philosophique de la première journée que Barbet passa au front anglais.