Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/10

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Hachette (p. 123-134).


X


le complot


Julien revint avec ses dindes ; il les compta, les renferma, leur donna du grain et rentra à la maison. Il n’y trouva que Frédéric ; Bonard labourait encore, Mme Bonard était à la laiterie.

« Tu ne vas pas à la foire demain ? demanda Frédéric à Julien.

julien.

Si fait, je crois bien que j’irai. Je le demanderai ce soir à Mme Bonard.

frédéric, surpris.

Comment ? tu disais hier que tu resterais à la maison.

julien, avec malice.
Oui, mais j’ai changé d’idée.
frédéric.

Qu’est-ce qui gardera les dindes si tu t’en vas ?

julien.

Elles ne mourront pas pour rester un jour dans la cour avec du grain à volonté.

frédéric.

Mais il faudra bien que quelqu’un reste pour garder la maison.

julien.

Ah bien ! on t’y fera rester sans doute.

frédéric, indigné.

Moi !… par exemple ! Moi le fils de la maison ! Pendant que toi tu irais t’amuser ! Toi qui es ici par charité pour servir tout le monde !

julien, attristé.

Je n’y resterai pas longtemps ! Ce ne sera pas moi qui te ruinerai.

frédéric.

Et où iras-tu ? Qu’est-ce qui voudra de toi ?

julien.

Ne t’en tourmente pas. Je suis déjà placé.

frédéric.

Placé ! Toi placé ? Et chez qui donc ?

julien.

Chez M. Georgey. Le bon M. Georgey, qui veut bien me garder chez lui. »

Frédéric retomba sur sa chaise dans son étonnement. Julien serait à la place qu’ambitionnait, qu’espérait Alcide ! Une place si pleine d’agréments, près d’un homme si facile à tromper ! Et c’était ce petit sot, ce petit pauvrard qui profitait de tous ces avantages !

« Il faut que je voie Alcide, se dit-il ; il faut que je le prévienne ; il a de l’esprit, il est fin, il trouvera peut-être un moyen de le perdre dans l’esprit de l’Anglais… Heureusement que nous avons encore une journée devant nous. »

Julien examinait la figure sombre de Frédéric et se disait :

« Il n’est pas content, à ce qu’il paraît. Il ne veut pas que j’aille à la foire, il a peur que je ne les empêche de tromper ce pauvre M. Georgey. Raison de plus pour que j’y aille. »

Ils restèrent quelques minutes sans rien dire, sans se regarder. Mme Bonard rentra pour servir le souper. Tous deux se levèrent. Frédéric allait parler, mais Julien le prévint.

« Maîtresse, dit-il en s’avançant vers elle, j’ai quelque chose à vous demander, une chose que je désire beaucoup.

madame bonard.

Parle, mon enfant ; tu ne m’as jamais rien demandé. Je ne te refuserai pas, bien sûr.

julien.

Maîtresse, j’ai bien envie d’aller demain à la foire.

madame bonard.

Tu iras, mon ami, tu iras. J’allais te dire de t’y préparer ; tu as bien des choses à acheter pour être vêtu proprement. Et ce n’est pas l’argent qui te manque, tu sais bien.

julien.

Avec tout ce que vous m’avez déjà acheté, maîtresse, je n’ai guère plus de dix francs ; à cinq francs par mois, il faut du temps pour gagner de quoi se vêtir.

madame bonard.

Dix francs ! Tu vas voir ce que tu as. »

Et, ouvrant l’armoire, elle en tira un petit sac en toile, le dénoua et étala sur la table cinq pièces de vingt francs, quatre pièces de cinq francs et trois francs soixante centimes de monnaie.

« Tu vois, mon ami, dit-elle, tu es plus riche que tu ne le pensais.

julien.

Ce n’est pas à moi ces cinq pièces d’or, maîtresse. Vous savez que je vous les ai laissées pour le ménage.

madame bonard.

Et tu crois, pauvre petit, que j’aurais consenti à te dépouiller du peu que tu possèdes et que tu dois à la générosité de M. Georgey. Non, ce serait une vilaine action que je ne ferai jamais.

julien.

Merci, maîtresse ; je suis bien reconnaissant de votre bonté pour moi. Je puis donc aller à la foire ?

madame bonard.

Certainement, mon ami ; et je t’accompagnerai pour t’acheter ce qu’il te faut.

frédéric.

Et moi, maman, puis-je y aller dès le matin ?

madame bonard.

Non, mon garçon, tu resteras ici pour garder la maison et soigner les bestiaux jusqu’à mon retour. Je partirai de bon matin, tu pourras y aller après midi. »

Mme Bonard remit l’argent dans le sac, rattacha la ficelle, le remit en place, ôta la clef et la posa dans sa cachette, derrière l’armoire, Puis elle se mit à faire les préparatifs du souper. Julien l’aidait de son mieux. Frédéric resta pensif ; au bout de quelques instants, il se leva et sortit.

madame bonard.

Où vas-tu, Frédéric ?

frédéric.

Je vais voir si mon père est rentré avec les chevaux et s’il a besoin de moi.

madame bonard.

C’est très bien, mon ami. Cela fera plaisir à ton père.

« Cela m’étonne, continua-t-elle quand il fut parti ; en général, il ne fait tout juste que ce qui lui a été commandé. Je serais bien heureuse qu’il changeât de caractère. Maintenant que nous allons te perdre, mon Julien, il va bien falloir qu’il travaille davantage. Son père le fera marcher pour le gros de l’ouvrage, mais pour le détail il faudra que Frédéric y pense de lui-même et le fasse.

julien.

Il le fera, maîtresse, il le fera ; moi parti, il ne comptera plus sur mon aide, et il s’y mettra de tout son cœur.

madame bonard.

Que le bon Dieu t’entende, mon Julien, mais je crains bien d’avoir à te chercher un remplaçant sous peu de jours. »

Julien ne répondit pas, car il le pensait aussi. Il continua à s’occuper du souper. Une demi-heure

après, Bonard rentra.
bonard.

Le souper est prêt ? Tant mieux ! J’ai une faim à tout dévorer.

madame bonard.

À table, alors. Voici la soupe. Donne ton assiette, Bonard ; et toi aussi, Julien. Et Frédéric, où est-il donc ? Tu l’as laissé à l’écurie ?

bonard.

Je ne l’ai pas vu ; je croyais le retrouver ici.

madame bonard.

Comment ça ? Il est allé il y a plus d’une demi-heure au devant de toi pour t’aider à rentrer et à arranger les chevaux.

bonard.

Je n’en ai pas entendu parler. Il y a longtemps que je suis revenu, puisque je leur ai fait manger leur avoine, je les ai fait boire, je leur ai donné leur foin, j’ai arrangé leur litière ; il faut plus d’une demi-heure pour tout cela.

madame bonard.

C’est singulier ! Va donc voir, Julien. »

Julien se leva et alla à la recherche de Frédéric ; mais, au lieu de regarder dans la ferme, il prit le chemin du village.

« Bien sûr, se dit-il, qu’il aura été prendre ses arrangements avec Alcide pour changer leurs heures. Il croyait aller à la foire dès le matin, et le voilà retenu jusqu’à midi. »

En effet, il rencontra Frédéric revenant avec Alcide.

« Que viens-tu faire ici ? lui dit Alcide avec brusquerie. Viens-tu nous espionner ?




julien.

Je venais chercher Frédéric, parce que M. et Mme Bonard m’ont envoyé voir où il était. On est à table depuis quelque temps.

alcide.

C’est-il vexant ! Ce mauvais garnement va te dénoncer. Prends garde !

julien.

Je ne l’ai jamais dénoncé, vous le savez bien tous les deux. Pourquoi commencerais-je aujourd’hui, à la veille de quitter la maison ?

alcide.

Qu’est-ce que tu vas dire ?

julien.

Je n’en sais rien, cela dépend ; si on m’interroge, je dirai la vérité, bien sûr. Qu’il rentre le premier, il parlera pour lui-même ; alors on ne me demandera rien.

frédéric, inquiet.

Qu’est-ce que je dirai ?

alcide.

Tu diras que tu as été au champ par la traverse ; que, voyant la charrue dételée et restée dans le sillon, tu as pensé que ton père était rentré par l’autre chemin. Que tu as rencontré un ouvrier qui t’a dit que ton père était chez le maréchal pour faire ferrer un cheval, et que tu en revenais quand tu as rencontré Julien.

frédéric.

Bon, je te remercie ; tu as toujours des idées pour te tirer d’affaire. »

Et, sans faire attention à Julien, Frédéric courut pour arriver à la maison le premier.

Quand il entra, il commença son explication avant qu’on ait eu le temps de l’interroger. Et il ajouta :

« Sans entrer chez le maréchal, j’ai bien vu, mon père, que vous n’y étiez pas, et je suis revenu en courant, pensant que vous ne seriez pas fâché d’avoir un coup de main.

bonard.

Merci, mon garçon ; mais quel est l’imbécile qui t’a fait le conte du cheval déferré.

frédéric, embarrassé.

Je ne sais, mon père ; c’est sans doute un des nouveaux ouvriers de l’usine, car je ne l’avais pas encore vu dans le pays.

bonard.

Mais comment me connaît-il ?

frédéric.

Il ne vous connaît pas, je pense. Quand je lui ai demandé s’il vous avait rencontré (car il venait comme de chez nous), il m’a répondu qu’il venait de voir passer un homme avec deux chevaux dont l’un était déferré ; alors j’ai pensé que vous étiez chez le maréchal.

bonard.

Allons, c’est très bien mais où est Julien ?

frédéric.

Il est resté en arrière ; le voilà qui arrive. »

Julien entra.

madame bonard.

Viens achever ton souper, mon pauvre Julien, je suis fâchée de t’avoir fait courir pour rien. Mangez tous les deux, vous devez avoir faim ; l’heure est avancée. »

Frédéric et Julien ne se le firent pas dire deux fois ; ils mangèrent la soupe, de l’omelette au lard, du boudin et des groseilles : un souper soigné ; c’était le dernier que devait faire Julien chez eux.