Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/9

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Hachette (p. 113-122).


IX


il a julien


Pendant quelques jours tout alla bien ; Frédéric fuyait Alcide ; Julien menait ses dindes aux champs, M. Georgey venait l’y rejoindre tous les jours à deux heures, s’asseyait près de lui, ne disait rien de ses projets et se faisait raconter tous les petits événements de la vie de son protégé : son enfance malheureuse, la misère de ses parents, la triste fin de son père mort du choléra, et de sa mère, morte un an après de chagrin et de misère ; son abandon, la charitable conduite de M. et de Mme Bonard, et leur bonté à son égard depuis plus d’un an qu’il était à leur charge.

m. georgey.

Et toi, pauvre pétite Juliène, toi étais pas heureuse

? demanda-t-il un jour.
julien.

Je serais heureux, Monsieur, si je ne craignais de gêner mes bons maîtres. Ils ne sont pas riches ; ils n’ont que leur petite terre pour vivre, et ils travaillent tous deux au point de se rendre malades parfois.

m. georgey.

Et Frédric ? Il était une fainéante ?

julien, embarrassé.

Non, M’sieur ; mais…, mais…

m. georgey.

Très bien, très bien, pétite Juliène, jé comprenais ; jé voyais lé vraie chose. Toi voulais pas dire mal. Et Frédric il était une polissonne, une garnement mauvaise, une voleur, une…

julien, vivement.

Non, non, Monsieur ; je vous assure que…

m. georgey.

Jé savais, jé disais, jé croyais. Tais-toi, pétite Juliène… Prends ça, pétite Juliène, ajouta-t-il en lui tendant une pièce d’or. Prendez, jé disais : prendez, répéta-t-il d’un air d’autorité auquel Julien n’osa pas résister. C’était pour acheter une blouse neuf. »

M. Georgey se leva, serra la main de Julien, et s’en alla d’un pas grave et lent sans tourner la tête. Le lendemain, M. Georgey revint s’asseoir comme de coutume près de Julien, pour l’interroger et le faire causer. En le quittant, il lui tendit une nouvelle pièce d’or, que Julien refusa énergiquement.

julien.

C’est trop, M’sieur, c’est trop ; vrai, c’est beaucoup

trop.
m. georgey.

Pétite Juliène, je voulais. C’était pour acheter lé inexpressible (pantalon). »

Et, comme la veille, il le força à accepter la pièce de vingt francs.

Le surlendemain, même visite et une troisième pièce d’or.

« C’était pour acheter une gilète et une couverture pour ton tête. Jé voulais. »

Pendant deux jours encore, M. Georgey lui fit prendre de force sa pièce de vingt francs. Julien était reconnaissant, mais inquiet de cette grande générosité.

Tous les jours il remettait sa pièce d’or à Mme Bonard en la priant de s’en servir pour les besoins du ménage.

julien.

Moi, je n’ai besoin de rien, maîtresse, grâce à votre bonté ; et je serais bien heureux de pouvoir vous procurer un peu d’aisance.

madame bonard.

Bon garçon ! je te remercie, mon enfant ; je n’oublierai point ce trait de ton bon cœur. »

Mme Bonard l’embrassa, mit sa pièce d’or dans un petit sac et se dit :

« Puisse l’Anglais remplir ce sac ; ce serait une fortune pour cet excellent enfant ! Quel malheur que Frédéric ne lui ressemble pas ! »

La veille du jour de la foire, M. Georgey vint à la ferme Bonard.

« Madme Bonarde, dit-il en entrant, combien il

reste de turkeys à vous ?
madame bonard.

Vous en avez mangé douze, Monsieur : il m’en reste trente-quatre.

m. georgey.

Madme Bonarde, vous vouloir, s’il plaît à vous, les conserver pour moi ?

madame bonard.

Mais, Monsieur, je ne puis pas les garder si longtemps : leur nourriture coûterait trop cher.

m. georgey.

Madme Bonarde, moi aimer énormément beaucoup le turkey ; moi payer graine et tout pour leur graissement, et moi payer dix francs par chacune turkey.

madame bonard.

Oh non ! Monsieur, c’est trop. Du moment que vous payez la nourriture, six francs par bête, c’est largement payer.

m. georgey.

Madme Bonarde, moi pas aimer ce largement ; moi aimer lé justice et moi vouloir forcément, absolument payer dix francs. Je voulais. Vous savez, jé voulais.

madame bonard.

Comme vous voudrez, Monsieur ; je vous remercie bien, Monsieur ; c’est un beau présent que vous me faites et que je ne mérite pas.

m. georgey.

Vous méritez tout à fait bien. Vous très excellente pour ma pétite Juliène, et moi vous demander une grande chose par charité. Donnez-moi lé pétite Juliène. Jé vous demande très fort. Donnez-moi lé pétite Juliène.

madame bonard.

Mais, Monsieur, je veux que mon Julien ne change pas sa religion ; les Anglais ne sont pas de la religion catholique comme nous.

m. georgey.

Oh ! yes ! moi Anglais catholique, moi du pays Irlande ; lé pétite Juliène catholique comme moi. Vous voyez pas moi à votre église comme vous !… Pourquoi vous pas dire rien ? Jé vous demande lé pétite Juliène. »

Mme Bonard pleurait et ne pouvait répondre.

m. georgey.

Vous pas comprendre, lé pétite Juliène être très fort heureuse avec moi. Lui apprendre tout ; avoir l’argent beaucoup ; avoir lé bonne religion catholique. Tout ça excellent.

madame bonard.

Vous avez raison, Monsieur ; je le sais, je le vois… Prenez-le, Monsieur, mais après la foire.

m. georgey.

Bravo, Madme Bonarde, vous bonne créature ; moi beaucoup remercier vous. Jé viendrai lé jour de lendemain du foire. Adieu, bonsoir. »

M. Georgey s’en alla se frottant les mains ; en passant devant le champ où Julien gardait les dindons, il lui annonça le consentement de Mme Bonard, lui promit de le rendre très heureux, de lui faire apprendre toutes sortes de choses, et de le laisser venir chez les Bonard tous les soirs.

Julien ne pleura pas cette fois ; il commençait à avoir de l’amitié pour l’Anglais, qui avait été si bon pour lui ; il comprenait que chez M. Georgey il ne serait à charge à personne, qu’il y recevrait une éducation meilleure que chez Mme Bonard. Et puis, il craignait un peu de se laisser gagner par le mauvais exemple de Frédéric et par les détestables conseils d’Alcide, qu’il ne pouvait pas toujours éviter.

Julien se borna donc à soupirer ; il remercia M. Georgey et lui promit de se tenir prêt pour le surlendemain. M. Georgey lui secoua la main, lui dit qu’il le reverrait à la foire, et s’en alla très content.

À peine fut-il parti qu’Alcide sortit du bois.

alcide.

Bonjour, Julien, tu gardes toujours tes dindons ? Belle occupation, en vérité !

— J’aime mieux garder les dindons que les voler, répondit sèchement Julien.

alcide.

Ah ! tu m’en veux encore, à ce que je vois. Ne pense plus à cela, Julien ; j’ai eu tort, je le sais, et je t’assure que je ne recommencerai pas. Viens-tu à la foire demain ?

julien.

Je n’en sais rien ; c’est comme Mme Bonard voudra. Je n’y tiens pas beaucoup, moi.

alcide.

Tu as tort : ce sera bien amusant ; des théâtres, des drôleries, des tours de force de toute espèce.

julien.

Tu ne verras rien de tout cela, toi, puisque tu n’as pas d’argent.



« J’ai du bon tabac dans ma tabatière. » (Page 121.)

alcide.

Bah ! on trouve toujours moyen de s’en procurer. Et puis, je suis convenu avec Frédéric d’y conduire l’Anglais ; il nous régalera.

julien.

Alcide, tu vas faire quelques tromperies à ce bon M. Georgey. Je ne veux pas de ça, moi.

alcide.

Quelle tromperie veux-tu que je lui fasse ? Ce n’est pas que ce soit difficile, car il est bête comme tout ; on lui fait accroire tout ce qu’on veut.

julien.

Il n’est pas bête ; il est trop bon. Si tu l’as trompé avec tes dindons, c’est parce qu’il a eu confiance en toi et qu’il t’a cru honnête.

alcide, ricanant.

Tu m’ennuies avec tes dindons, tu répètes toujours la même chose ! Si tu crains que nous ne trompions ton Anglais, viens avec lui ; tu nous empêcheras de l’attraper, tu le protégeras contre nous.

julien.

Ma foi, je ne dis pas non ; et ce serait une raison pour aller à cette foire dont je ne me soucie guère pour mon compte.

alcide.

Vas-y ou n’y va pas, ça m’est égal. Frédéric et moi, nous irons avec l’Anglais, tu peux bien y compter. »

Alcide mit ses mains dans ses poches et s’en alla en sifflant :

J’ai du bon tabac dans ma tabatière.
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.


Julien le suivit des yeux quelque temps.

« J’irai, se dit-il. Je vais demander à Mme Bonard d’y aller. J’irai avec le bon M. Georgey, et peut-être lui serai-je utile. »

Alcide se disait de son côté :

« Il ira, bien sûr qu’il ira. Il se figure qu’il nous empêchera de faire nos petites affaires. Mais il est certain qu’il nous y aidera sans le savoir… Ce Frédéric est embêtant tout de même. S’il avait bien voulu m’écouter, nous n’aurions pas eu besoin de ce grand nigaud d’Anglais pour nous amuser… Ce n’était pourtant pas si mal de chiper à ses parents une pièce de dix francs. Le bien des parents n’est-il pas le nôtre ? Avec cela qu’il est seul enfant et que ses parents ne lui donnent jamais rien pour s’amuser… Mais, faute de mieux, l’Anglais fera notre affaire. Nous le griserons et puis nous verrons… Si Julien y va avec lui,… nous le griserons aussi, nous lui ferons faire ce que nous voudrons et nous lui mettrons tout sur le dos. Et puis, d’ici à demain, je trouverai peut-être un moyen de me procurer l’argent. Vive la joie ! Vive le vin, la gibelotte et le café ! Je ne connais que ça de bon, moi ! »