Le Membre/V

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Imprimerie de « L'Événement » (p. 45-54).

V.

Conspiration.


« Oui, messieurs, il suffit qu’une chose existe sous la calotte polaire, pour que l’on puisse en tirer parti ; simple affaire d’organisation et d’initiative… De rien on peut faire quelque chose et il est possible de donner une valeur au néant… »

C’est ainsi que s’exprimait, une après-midi, dans son bureau de Wall Street, le grand financier américain, John C. Sharp. Ceux qui l’écoutaient étaient deux jeunes gens, l’un, Ewart Hall, âgé d’une trentaine d’années, et l’autre, Harold D. Stevenson, paraissant de quelques années plus âgé.

« Lors d’un séjour que je faisais, il y a quelques années, dans l’Ouest canadien, continua le financier, j’ai connu l’aide cuisinier d’un arpenteur du gouvernement du Canada. Il avait remarqué, me confia-t-il, un jour, qu’il y avait beaucoup de poissons dans les lacs de la région qu’il visitait, beaucoup d’écrevisses dans les rivières, beaucoup de fourrure dans la forêt, de gypse dans les montagnes, de sel dans les « muskegs », des peaux d’élan, de cerfs, de daims, que les Indiens jetaient par centaines et qui pourrissaient dans les bois… et, comme je lui demandais, non sans ironie, le parti qu’il espérait tirer de ces constatations plutôt banales, objectant l’éloignement des centres et le défaut de communications, il m’a tranquillement répondu que tout cela, c’était des « graines de fortune ».

Quatre hivers après, cet ingénieux cuisinier possédait à Winnipeg une maison d’exportation qui centralise aujourd’hui tous les produits de l’Ouest.

— Mais il faut avouer, objecta Ewart Hall, qu’il y avait là non pas seulement une affaire de simple organisation, comme vous dites, mais aussi une « luck ».

— Et qu’en savez-vous ? répondit tranquillement le financier.

— Le fait est qu’il n’y a rien d’impossible aux hommes… de bonne volonté, déclara Stevenson ; tout est possible, ou plutôt, comme disait Talleyrand, tout arrive… Tenez, j’ai connu à Saint-Jean de Terre-Neuve, commença-t-il, un certain professeur du nom de Muller qui avait réussi à capturer cinquante baleines femelles qu’il avait parfaitement apprivoisées c’est-à-dire, domestiquées ; ces délicats animaux se laissaient traire avec autant de bonne grâce que les hôtesses indolentes de nos grands pâturages du « Far West ». Le lait de ces baleines, recueilli à l’aide d’un appareil spécial, possédait des vertus curatives auprès desquelles pâlissait l’huile de foie de morue. Ce Muller a fait une fortune.

— « Si non e vero, e bene trovato »… riposta Hall avec un sourire ironique. Réussir à capturer cinquante baleines du même sexe et s’en servir pour… l’industrie laitière, voilà assurément des éléments pour un canard qui ferait les délices du « Boston American »… Sûrement ! il ne s’agissait pas, en l’occurrence, de la célèbre baleine de la Mer Indienne dont parle Pline et qui était longue de 900 pieds… ni de celle des contes des « Mille et une nuits » que Sinbhad le Marin prit pour une île sur laquelle lui et ses compagnons descendirent…

— Et parlons donc de la sardine du Marseillais qui obstruait l’entrée du port de la Joliette, ajouta le financier Sharp, qui avait des lettres… Mais soyons sérieux, messieurs, puisqu’il s’agit d’une affaire sérieuse.

John C. Sharp était un homme dont la cinquantaine avait un peu dégarni le crâne. Bonne boule, au demeurant, air relativement respectable : bref ! l’air du commanditaire américain. Les yeux noirs paraissaient assez bienveillants mais ils prenaient de temps à autre une expression sardonique ; ses lèvres pincées indiquaient la finesse ; ajoutons comme une sorte de bonhomie que lui donnait un certain embonpoint.

Ewart Hall était le directeur d’une grande compagnie de « macadam » et il passait pour posséder une très respectable fortune acquise comme celle de Sharp, dans l’agiotage sous toutes ses formes.

Quant à Harold D. Stevenson, c’était tout simplement un fils à papa. Ce papa, décédé récemment, lui avait laissé un magot d’un réel embonpoint que ce jeune millionnaire en herbe rêvait de grossir grâce à de lucratives entreprises.

Hall et Stevenson avaient une confiance illimitée en Sharp qu’il considérait, non sans raison, comme le roi de la commandite. En effet, Sharp eût mis la Patagonie en actions qu’il eût trouvé des souscripteurs.

Or, c’était les grandes lignes de l’une de ces dernières grandes entreprises issues de son fécond cerveau que le puissant financier était à soumettre, cet après-midi-là, à ses deux amis

Tantôt jouant avec un coupe-papier dont il se frappait les ongles à petits coups secs, tantôt agitant dans ses doigts un binocle en or qu’il portait de temps en temps à ses yeux, John C. Sharp expliquait aux deux jeunes gens, avec une aisance tout aristocratique, sa nouvelle combinaison qui était, du reste, comme nous l’allons voir, la plus simple du monde.

« Messieurs, disait-il, solennel, l’humanité est présentement en train de mourir de faim et pour peu que les prix des premières nécessités de la vie continuent de monter de la sorte, les pauvres gens n’auront plus qu’à s’en aller vivre en Afrique de cocos et de bananes. »

— Le fait est, interrompit Hall, que mon chauffeur me dit toujours : « Au prix où est le beurre, monsieur, il est sûr que nous n’irons pas loin… ou plutôt que nous irons, Dieu sait où !… »

— Mais il ne s’agit pas de beurre, reprit John C. Sharp, il s’agit précisément de la banane dont je viens de parler… Pourquoi, en effet, les pauvres gens ne vivraient-ils pas de bananes ? Pourquoi la banane ne sauverait-elle pas l’Humanité en train de mourir de faim ?…

D’après les analystes les plus distingués, la banane possède des qualités nutritives absolument hors ligne ; en outre, sa supériorité incontestable dans l’intensité de sa production est écrasante ; enfin, elle se prête, parait-il, à toutes les préparations ; on en tire une riche farine et les ivrognes même n’auraient rien à dire de sa prépondérance puisque l’on fait de son suc un alcool qui peut rendre des points au whisky le plus corsé…

Vous me suivez ? s’interrompit tout à coup John C. Sharp, en s’adressant à ses amis.

— Avec passion, répondit Ewart Hall. Pour ma part, je prévois même que vous allez en venir au projet d’implanter l’industrie de la banane…

— Aux États-Unis ? interrompit Stevenson, mais nous l’avons déjà dans le sud…

— Oui, mais, au Canada ? demanda, triomphant, M. Sharp, au Labrador ?…

— … ????… firent à la fois Hall et Stevenson.

— Parfaitement ! reprit Sharp, au Labrador… Et c’est là, en effet, que je voulais en venir, continua-t-il, sérieux comme un œuf dur. On a bien implanté le topinambour dans la province de Québec, pourquoi n’en ferions-nous pas autant pour la banane au Labrador Voici, du reste, le projet, que sans plus de préambule, j’ai l’honneur de vous soumettre.

« Il nous faut un capital d’un milliard de piastres pour faire du Labrador une nouvelle côte d’azur et introduire chez les peuplades de ces régions la culture de la banane, au besoin de la canne à sucre ou du caoutchouc… Pour cela, il ne s’agit naturellement que de transformer le climat, et rien de plus simple… »

« Vous prenez un cigare, M. Hall ?  » demanda le financier en présentant une boite de superbes havanes.

— Non, merci, je ne fume pas.

— M. Stevenson ?…

— Volontiers… merci.

— Mon projet donc, continua M. Sharp, après avoir allumé un nouveau havane, mon projet comporterait la disparition de tous les icebergs des côtes labradoriennes et aurait pour résultat, pour le nord du Canada, de transformer son atmosphère en un véritable gaz à gonfler les ballons. Ces déserts arctiques du Labrador deviendraient des régions d’une fertilité tropicale car, d’après mes calculs, ou plutôt, ceux de mes experts météorologistes, il est possible de diriger le Gulf Stream de façon à lui faire fondre toutes les banquises des mers arctiques…

« Il suffirait donc, messieurs, pour accomplir cette véritable révolution géographique, cosmographique et météorologique, de construire une digue titanesque qui aurait, disons, 300 milles marins de longueur. Cette digue arrêterait dans sa course sous-marine et sournoise le courant dit du Labrador que l’on dirigerait tout de suite vers les régions tropicales qui, entre nous, ont grand besoin d’être rafraîchies un peu… Nous avons trouvé, au cours de savantes expériences, que la température de ce courant du Labrador est si forte qu’elle peut produire 2,000,000 de tonnes de glace à la seconde… Les nègres du Putumayo et les indigènes de la Terre de Feu auraient donc à volonté de la crème à la glace pourvu, naturellement, que leurs vaches s’entendissent pour fournir la crème…

En d’autres termes, messieurs, et pour piquer au plus court, il s’agirait de faire passer le courant du Labrador en dessous du Gulf Stream et, d’après nos savantes expériences, nous aurions ainsi la chaleur dans les régions froides et le froid dans les pays chauds. Un milliard suffirait pour cela. Vous devinez le reste. Nous achetons le Labrador, nous le divisons, nous le défrichons et nous commençons les plantations… Capital : un milliard ; action, mille piastres. Nous vendons les actions à toute l’Amérique ; nous formons des rentes inépuisables au moindre souscripteur et nous, nous marchons cousus d’or… Allons ! messieurs, cela vous va ?… Vous en êtes ?… »

— Admirable conception !… déclara Ewart Hall et j’y adhère d’autant plus que du temps que j’étais à Colombia j’ai lu un livre de l’ingénieur Livinston Ricker, « La Puissance de la canalisation du Gulf Stream » dans lequel ce projet est décrit tout au long et que j’ai trouvé plein de bon sens…

— Alors, M. Sharp, interrogea Stevenson, vous ne voyez aucun obstacle à la réalisation de ce gigantesque projet ?

— Si, mon ami, j’en vois un qui sera assez difficile à surmonter peut-être et c’est ce dont j’allais vous entretenir avant que vous me posiez votre question. Cet obstacle, messieurs, nous viendra de la province de Québec, c’est-à-dire de son gouvernement.

— Alors, ce n’est plus du nord que nous vient la lumière… mais l’obstacle, hasarda, en souriant, Harold Stevenson.

— Et la nature de l’obstacle ? questionna Hall.

— Très simple et très naturel. Le gouvernement de la province de Québec ne consentira que très difficilement à nous laisser ses droits sur le Labrador. Il faudrait pour cela faire passer par la majorité de ce gouvernement un bill de compagnie privée et il est fort douteux que l’on puisse trouver dans cette chambre une majorité suffisante pour faire passer « notre » bill.

— Il serait vraiment fâcheux, remarqua Hall, qu’une difficulté apparemment aussi insignifiante pût arrêter la réalisation d’une entreprise de cette envergure… Enfin, il devrait exister un moyen quelconque de tourner l’obstacle, de le renverser… Vous ne croyez pas que… que… certaines sommes d’argent distribuées là-bas… à bon escient, pourraient produire un certain effet ?. Les députés de ce pays…

— Sont foncièrement honnêtes, acheva M. Sharp, du moins si j’en crois certains de leurs organes qu’il m’a été donné de lire quelquefois… Mais là-dessus, messieurs, j’ai voulu en avoir le cœur net et, voici pour la fin, la petite surprise que je vous ménageais...


Hall et Stevenson se rapprochèrent, visiblement intéressés.

Vous avez entendu parler et même vous connaissez notre fameux détective new-yorkais Bedger. Voici déjà quelques jours, je l’ai chargé d’une mission secrète dans la province de Québec. Je l’ai envoyé étudier sur place tout le rouage de l’administration gouvernementale québécoise ; secrètement et, dans un but naturellement détourné, il a pu approcher ceux qui ont présentement mission de faire fonctionner cette machine pour savoir, enfin, de quel bois on se chauffe… À Montréal, Bedger, qui m’a tenu au courant de tous ses faits et gestes, a pu mettre la main sur un journaliste qui l’a guidé partout où il voulait aller et lui a donné tous les renseignements qu’il désirait et cela, m’a-t-il dit, d’une façon véritablement charmante… Bref ! Bedger m’a télégraphié, ce matin même, qu’il sera ici, demain, avec son journaliste. Nous pourrons donc apprendre, sur le long et sur le large, tous les détails du fonctionnement du moulin aux lois québécoises… et, alors, messieurs, nous aviserons.

— Merveilleux ! crièrent à la fois Hall et Stevenson.

— Alors, messieurs, dit le financier en se levant, à demain, ici-même… Je vous présenterai Bedger et le journaliste montréalais et je les préviendrai qu’ils ne doivent pas avoir de secrets pour vous…