Le Membre/VI

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Imprimerie de « L'Événement » (p. 55-64).

VI

Souvenirs.


Quand Donat Mansot, le soir du pique-nique des ministres, rentra dans la petite chambre de sa pension, rue des Jardins, l’espèce de mélancolie qui s’était emparée de lui dès le matin et qui ne l’avait pas quitté de toute la journée, s’évanouit tout à coup comme par une sorte de réaction assez naturelle chez les gens dont les idées n’ont guère de suite. Après qu’il eut grimpé quatre à quatre l’escalier et qu’il se fut enfermé, il laissa éclater sur son front des sentiments fous. Ce fut comme une explosion d’ivresse. Promenant autour de lui un regard de victorieux, il éprouva le sentiment d’un homme qui se verrait grandir du double en quelques minutes ou qui aurait découvert un nouveau ballon dirigeable. Il s’assit sur une mauvaise chaise devant la petite table sur laquelle il avait griffonné si longtemps des articles de journaux et des plans de discours.

Cela lui fit monter tout à coup à la tête un flot de souvenirs de cette époque dure où il cherchait sa voie.

Alors, il avait essayé de faire de l’éloquence : il avait vingt-deux ans, l’âge où l’on a d’ordinaire la parole facile. Car, si les femmes bavardent surtout quand elles sont vieilles, les hommes parlent surtout quand ils sont jeunes ; ce qui prouve incontestablement la supériorité de l’homme. Alors, il émettait bien, souvent, quelques idées originales mais elles étaient même si originales qu’on ne se gênait pas pour les trouver absurdes.

Un large sourire aux lèvres, il se souvient d’un phénomène étrange qui se produisit chez lui vers sa vingt-cinquième année. Jusque-là, ce qui lui avait manqué surtout, c’était l’art du développement. Ah ! le développement. Quand, au séminaire, on lui donnait à faire un discours français il remettait souvent sa copie rien qu’avec le titre et l’interjection : Messieurs… Hélas ! ses professeurs se refusèrent toujours à reconnaître ce qu’il y avait de superbement modeste dans cette éloquence concise.

Un jour, cependant, il obtint un certain succès… d’estime, dans une composition française. Il fut premier. On avait donné pour sujet : « Ma Mère ». Et, Donat écrivit de sa plus belle main, sur une grande feuille de papier blanc, ces simples mots : « Ma mère est morte !!! » Le professeur fut touché de ces quatre mots qu’il qualifia de sublimes ni plus ni moins que s’il se fût agi du « Qu’il mourût » de Corneille et de ces trois points d’exclamation qui ressemblaient, disait-il, à des larmes. Ce professeur était un homme intelligent.

C’est à la suite de ce succès que Donat pensa de se faire avocat. Il était convaincu que les bonnes causes ne peuvent être soutenues et gagnées qu’avec des moyens simples et rapides.

Voilà cependant, avons-nous dit, que par un phénomène qu’il a toujours renoncé de s’expliquer à lui-même et d’expliquer à ses professeurs qu’il rencontra dans la suite, voilà, que vers sa vingt-cinquième année, cet art du développement s’empara de lui à tel point qu’il devint comme une sorte de prodige aux yeux des électeurs qu’il eut plus tard et comme une « manière » de « moulin à paroles » auprès de ses collègues.

Il eût barbouillé trois grandes pages de papier rien que pour dire d’une chose qu’il s’en fichait… Quand il était à « ses heures », qu’il écrivît où qu’il parlât, c’était une griserie de mots, un flot, une cascade, un Niagara de paroles.

Lors de la première session où il siégea à la Législature, comme il était le dernier élu, il avait été chargé selon l’usage antique, par le premier ministre, de faire le discours en réponse à l’adresse au Discours du Trône. C’est la pièce de circonstance de chaque session ; c’est le discours académique par excellence. L’orateur y fait appel à tous ses souvenirs, encore, du reste, assez peu éloignés, de sa rhétorique. Au nom du gouvernement qu’il ne connaît pas encore et qu’il n’a pas vu à l’œuvre, il énonce un programme qu’il faudrait plusieurs vies de centenaire pour réaliser. Chaque paragraphe de ce discours commence par une citation d’homme célèbre et se termine par une phrase latine. À chaque tirade, la droite applaudit à fendre les pupitres et, à la fin de la séance, ministres et députés s’en vont à la queue leu leu, empressés et souriants, presser les mains du jeune Démosthène et le chaudement féliciter de son grand effort oratoire.

Un tel genre littéraire devait tomber en plein dans celui de Donat Mansot.

Aussi, son discours fit époque.

Et, ce soir, pendant qu’il fait cette descente à travers ses souvenirs, pourvu qu’il eût cherché un peu dans le tiroir de sa petite table de travail, Donat Mansot eût certainement mis la main sur le manuscrit de ce discours qu’il a soigneusement conservé au cas où plus tard, on ne sait jamais, dans une circonstance dont il ne lui est pas libre de déterminer la nature, il aurait à le rééditer.

Écrivain impartial et documenté, il nous est agréable de livrer à la postérité, à tous ceux qui suivront notre siècle de lumière, l’exorde de cette pièce académique que nous extrayons des comptes rendus de « La Lumière » du temps.

« Monsieur l’Orateur, commençait Donat Mansot, le balcon où se penchent toutes les injustices sociales et l’arbre généalogique d’où tombent toutes les feuilles de l’automne ; le rideau qui se lève sur toutes les injustices claironnantes, sont des choses qui s’offrent à moi en ce moment, à moi de m’offrir à elles. Monsieur l’Orateur, le soleil qui s’est levé ce matin a revêtu ses habits de fête et je sais que, dans les combats d’Homère, alors que nous luttons encore dans les plaines obscures, l’aube naissante éclaire déjà les collines ; et c’est là, vers ces sommets, vers ces sources pures que se rejoignent les vrais amants de la raison. Il ne faut pas se le cacher, Monsieur l’Orateur, pratiquement, proportionnellement, juridiquement, raisonnablement, théoriquement, franchement, équitablement et catégoriquement les réformes que nous avons répandues, même par la voix lourde du silence et du mutisme, ont à peine surnagé dans le fleuve, dans la mer et dans l’océan des protestations des adversaires de ce gouvernement juste, équitable, sage, bon, sincère et vaillant. Au reste, l’honneur est une chose dont on se paie souvent la tête et, telle sur la fleur qui sait rendre gai et souriant le triste et macabre jardin, la poussière vient s’étendre régulièrement au moment inéluctablement choisi de nos belles idées… »

Donat Mansot parla ainsi trois heures.

Il s’en souvint, plusieurs de ses collègues, à la fin, médusés d’admiration, semblaient dormir. Ce qui lui fit penser qu’il était peut-être temps pour lui de faire de même.

Comme il se levait, il se rappela encore que, à la suite de ce mémorable discours, un de ses adversaires avait présenté une résolution pour limiter la durée des discours des députés. Cet ingénieux adversaire proposait de munir le pupitre de chacun de ses collègues d’un petit entonnoir auquel serait attaché un long tuyau ; tous ces tuyaux aboutiraient sous la tribune de l’orateur. À côté de lui, chaque député aurait une corbeille dans laquelle se trouveraient des petites balles de plomb. Un orateur abuserait-il de la parole ? les députés que cela fatiguerait feraient glisser les petites balles de plomb dans les entonnoirs. Lorsqu’ils en auraient ainsi accumulé une quantité suffisante sous la tribune, leur poids déclencherait un lent mouvement de bascule et l’orateur disparaîtrait doucement sous le parquet… de la Chambre. Au reste, ajoutait le député, auteur de la résolution, ce système a été mis en pratique avec beaucoup de succès au Japon.

Un autre député avait apporté un amendement à cette proposition. Cet amendement portait que tout orateur, quand il se lèverait pour parler, fût forcé de se tenir sur un pied seulement avec défense stricte de poser l’autre à terre avant d’avoir fini. Absolument comme cela se pratique aux Îles Fidji.

La proposition et l’amendement avaient été défaits.

Minuit avait sonné depuis longtemps quand Donat Mansot, sous le narcotique bienfaisant de mille pensées heureuses, s’endormit et, jusqu’au matin, très tard, il ronfla comme un cent de toupies d’Allemagne.

Le lendemain après-midi, Octave Lamirande, un ami intime de Mansot, fit subitement irruption dans la chambre de ce dernier, en brandissant le dernier numéro de « La Lumière » qui venait de paraître :

« Qu’est-ce que je vois sur le journal, cria-t-il en tendant le papier à Mansot… ou plutôt, tiens, laisse-moi lire : « Il est fortement rumeur que M. Donat Mansot, le jeune député de l’Achigan, sera choisi président du Comité des Bills Privés, au commencement de la session qui va s’ouvrir, comme l’on sait, la semaine prochaine. »

« Non, mais tu sais, mon vieux, continua Lamirande en pliant son journal, toutes mes félicitations. Nul plus que toi ne mérite la place… Président du Comité des Bills Privés, chouette alors !… sais-tu que cela veut dire « ministrable » ? Alors, mon cher, félicite-moi à ton tour, j’aurai un honorable ami et, un ami, du reste, très honorable… Regardez-moi cela !… jusqu’au portrait ! sais-tu que tu es joli garçon ?…

— Ces journalistes, se contenta de dire Mansot, sont d’une indiscrétion… et puis, ils savent tout… Comment ont-ils pu apprendre ?

— Oh ! pas de mystère là-dessous, répliqua Lamirande, « La Lumière » est toujours si bien informée qu’elle nous annoncerait le temps qu’il va faire dans dix ans à pareille date… Et, maintenant, entre nous, tu vas pouvoir te refaire ?… Tu sais, tu as maintenant un pied dans l’étrier. Président du Comité des Bills Privés, mon vieux, si tu connais bien la politique de ton pays, tu n’as qu’à ramasser les miettes… et tu deviens millionnaire. Il lui dit cela, brusquement, sans préambule, avec presque de la brutalité.

— Me refaire !… répondit Donat Mansot, subitement devenu sérieux, et après deux bonnes minutes de silence, me refaire !… puis, tranquillement, froidement : Sais-tu que j’en ai bien envie ?… Voilà, mon cher ami, huit ans que je fais de la politique… honnête. Traduisons sans faux amour propre : voici huit ans que je joue le rôle de dupe. Ça m’a coûté quinze cents piastres par année ce rôle-là. Ah ! ça, mais je commence à m’apercevoir que la politique… honnête, chez nous, c’est plus cher que le baccara… honnête.

Comme toujours, dans cet esprit versatile, il s’était produit ce phénomène brusque, subit, étrange, qu’il n’aurait pu prévoir une minute auparavant et que rien ne pouvait laisser deviner aux autres. Foncièrement honnête jusqu’à présent, à ce moment, sans la moindre transition, avec solution parfaite de continuité, Donat Mansot eût été capable de tout.

Se refaire !… Mille projets alors traversent, comme un éclair, son esprit… projets tous aussi malhonnêtes les uns que les autres. Un instant, il eut honte de lui ; une rougeur lui monta au front et il se détourna de son ami.

« Au reste, pensa-t-il tout-à-coup, de quoi pourrait-il s’étonner, lui, ce Lamirande ? Serait-il plus scrupuleux pour les autres qu’il ne l’a été pour lui ou qu’il ne le serait le cas échéant ? N’était-ce pas lui, qui le premier, tout à l’heure, lui avait fait surgir dans l’esprit ce diabolique moyen de profiter de sa promotion : se refaire !… »

Maintenant, Donat Mansot en veut décidément à son ami pour la rougeur qui lui est montée au front, tantôt. De quoi se mêle-t-il ?… vraiment ? Lui appartient-il de venir faire ici la rosière ?…

Donat Mansot s’en va vers l’unique fenêtre de sa chambre qui plonge dans la cour de la cathédrale anglaise. Il n’ose plus regarder Lamirande qui ne comprend rien de l’attitude de son ami.

« Enfin, de quoi se plaindrait-il, celui-là, ce Lamirande. N’a-t-il pas lui-même tout essayé ?… pour se refaire ? Tant pis pour lui s’il n’en a pas eu les moyens ! Pourtant, il en avait bien besoin… »

Un groupe d’étudiants passe en chantant sous la fenêtre…

« Pauvre Lamirande ! continua le membre, en se parlant à lui-même, il fut un temps où il avait la prétention d’être le seul avocat qui n’endormît pas se juges. Il a perdu ses trois premiers procès et avec eux toutes ses illusions… Une fois, il se le rappelle, il avait à plaider deux causes, une affaire de clôture mitoyenne et une demande en séparation de corps. Il fit écrire par un de ses amis journalistes deux discours magnifiques d’une longueur très raisonnable. Malheureusement, en cour, le pauvre Lamirande se trompa de dossier et, exposant les arguments de la pauvre femme que son mari avait battue, il parla longuement de l’union qui doit exister entre bons voisins à la campagne, de cette union qui a pour lieu et pour symbole la jouissance commune d’une même clôture. Depuis ce temps, Lamirande est coulé… A-t-il pourtant essayé par tous les moyens de se refaire !… Pourquoi, aujourd’hui, irait-il se scandaliser ?… »

— Eh bien ! je suis là, tu sais, murmura doucement derrière lui, Octave Lamirande.

— Oh ! je te demande pardon, mon ami, tu sais, depuis hier, je n’ai pas la tête à moi et je suis d’une distraction…

— Tu sais que la distraction est le propre des grands esprits ?

— Oh ! ne ris pas de moi, je t’en prie, je suis un misérable…

— Non, tu es fou seulement…

— Oui, peut-être….

Puis, tout-à-coup, les regards en feu, les bras tendus vers le morceau d’horizon qu’embrassait la fenêtre :

« Vois-tu, mon ami, je la tiens l’idée lumineuse qui dirigera ma vie ; je la vois nettement l’étoile qui doit, à travers les flots agités des passions feintes et des intérêts vrais — je veux dire la politique — conduire ma barque au port de la Fortune !…