Le Membre/XI

La bibliothèque libre.
Imprimerie de « L'Événement » (p. 95-104).

XI

La chambre 999.[1]


La session durait depuis déjà trois semaines et l’on était en plein hiver.

Ce soir-là, une affreuse tempête ébranlait jusque dans ses fondements le vieux rocher de Québec. Durant tout le jour, la neige était tombée lentement, à flocons pressés et épais, couvrant tout d’un linceul immaculé. Les rues disparaissaient sous de perpétuels rideaux mouvants. Puis, toute cette neige était devenue subitement « boulante » et, sur le soir, le vent s’éleva, par « bouffées » d’abord, ensuite, par rafales prolongées qui n’annonçaient rien de bon. Quand la nuit tomba, ce fut la tempête dans toute son horreur… Tout disparut dans les tourbillons de la « poudrerie » ; durant de longues heures, la ville est enfouie, noyée dans des rafales incroyables, dans les halètements furieux de la tourmente. La circulation est arrêtée et la ville semble une ville morte. L’on ne voit âme qui vive et l’on entend seulement par intervalles la trépidation sourd d’une balayeuse électrique qui fait des efforts désespérés pour déblayer la voie des tramways. L’un de ces derniers est arrêté, immobile, au milieu d’une rue ; son gros œil brille faiblement à travers les rideaux mouvants de la neige qu’il cherche en vain à percer…

Sur la terrasse, le spectacle est sublime d’horreur : tous les éléments semblent s’être donné rendez-vous en cet endroit pour s’y livrer à une sarabande diabolique. À la fin de chaque ronde de leur macabre mazurka, ils se ruent avec des cris d’épouvante et de rage sur le Château Frontenac dont la masse solide semble une chose monstrueuse qui aurait été posée là pour l’éternité et qui serait décidée à résister à tous les cataclysmes. Des lumières apparaissent ici et là, indiquant la façade de l’édifice à travers les voiles de la neige.

Un observateur attentif aurait pu remarquer qu’une seule de ces lumières brille du côté du mur qui regarde la ville. C’est un détail que voudra sans doute approfondir le lecteur de ce récit. Aussi, par ce temps qui empêcherait un honnête homme de jeter un franc-maçon à la porte d’une église, lui et nous serons heureux de pénétrer, après avoir secoué les frimas et la neige qui nous enveloppent, dans l’atmosphère chaude et sentant bon des salles somptueuses de ce château québécois du Pacifique Canadien, et de chercher à percer le mystère de la petite lumière du nord.

« Profitons de notre indiscrétion de romancier pour nous rendre par les longs corridors au parquet feutré, jusqu’aux pièces dans lesquelles doit briller la lumière mystérieuse. Admirons au passage certaines pièces luxueuses que nous traversons, leurs murs lambrissés où brillent d’exquises natures mortes, des sous-bois transparents sous la verdure de leurs nefs, des scènes de chasse. De grandes jardinières fleurissent les bouts des tables… De loin, une mélodie s’élève comme pour braver la tempête du dehors ; dentelle aérienne de notes exquises, elle erre d’une pièce à l’autre, subtile et délicate, comme se jouant aux velours des meubles et aux franges des portières…

Mais nous voici rendus au point qui nous occupe. Nous sommes devant la chambre 999. Comme nous sommes invisibles, nous allons pénétrer dans la pièce et voir sans être vu ; entendre jusqu’aux battements des cœurs de ceux qui sont là. »

Quatre hommes, dans des attitudes bien différentes, causent. Ils viennent de terminer un travail à la vérité fort mystérieux. Nous connaissons déjà deux de ces personnages ; l’un est Jas-Carl Mulrooney et l’autre est le journaliste Edward White. Quant aux deux autres, leur rôle dans ce récit sera assez effacé et nous ne perdrons pas un temps précieux à les décrire. L’un est un jeune homme qui paraît avoir vingt ans : physique d’un reporter ou d’un sténographe ; il porte un binocle et ses compagnons l’appellent Reaves. L’autre est un homme entre deux âges, sorte d’Anglo-Saxon, à la tête chauve comme un mur d’église ; donnons-lui le nom de James S. Simpson.

Au moment où nous pénétrons dans la pièce, l’Anglo-Saxon a fini de passer un fil dans un orifice presque invisible qu’il vient de percer dans le mur qui sépare la chambre 999 d’une autre. Ce fil relie maintenant deux minuscules instruments placés tous deux sur de petites tables-bureaux dont l’une est au milieu de la chambre 999 et l’autre collée contre le mur de la pièce voisine.

De ces deux instruments placés sur les tables, l’un celui de la chambre principale, est muni d’un petit disque disposé de façon tout à fait invisible sous la table, à l’autre sont attachés un serre-tête et un récepteur ; le récepteur et le disque sont reliés par le fil dont nous avons déjà parlé. En dessous des deux tables sont également disposées, mais entièrement dissimulées, deux petites batteries surmontées de deux régulateurs destinés à régulariser les récepteurs.

Au moment nous avons pénétré dans la chambre 999, avons-nous dit, l’Anglo-Saxon que nous avons appelé Simpson, venait de terminer l’installation de ces mystérieux instruments.

« Voilà, dit-il en se levant, du travail bien fait. L’Argus aux cent yeux de l’antiquité ne verrait pas plus de fil ni de microphone ici que l’on ne voit de cheveux sur mon crâne dont on a dit justement qu’il ressemblait à un skating pour les mouches… »

— Ce n’est assurément pas peu dire, fit remarquer le jeune homme au binocle.

— En effet, fit Mulrooney, c’est du travail bien fait, cela, Simpson. Maintenant, mes amis, il faut nous préparer à recevoir la « visite ». La scène est prête, décors et accessoires sont en place… Allons ! les trois coups pour le premier acte… En place !… Vous, Simpson, vous recevez « monsieur » et vous lui répondez que j’y suis. Quant à vous, Reaves, vous êtes de l’autre côté du mur, assis à la petite table, le chef auréolé du serre-tête ; vous écoutez ce qui se dit ici, et vous notez, vous notez… M. White est avec vous pour son plaisir personnel et il note ce qu’il veut bien.

À ce moment, le vent hurle dans les fenêtres et tout l’énorme édifice du Château tremble sous l’ouragan.

« Mais êtes-vous bien sûr qu’elle va venir la « visite », par ce temps de chien ?  » demanda Simpson.

— « Elle » viendra, j’en suis sûr, répondit Mulrooney ; et je crois même que nous n’avons plus que le temps de prendre nos places.


Précisément à ce moment-là, un homme frileusement enveloppé dans un ample paletot fourré, descendait péniblement la rue des Jardins.

La tempête avait redoublé de violence. Le vent s’engouffrait par bonds furieux dans les rues qu’il emplissait d’un vacarme effroyable. L’homme marchait, la tête penchée ; et ce vent lui brûlait les yeux, lui tirait les lèvres, lui déchirait les joues. À certains moments, il semblait comme sous le coup d’une grande peur. C’est quand le vent, tourbillonnant au-dessus de sa tête dans les grands peupliers décharnés qui entourent la cathédrale anglaise, jetait dans l’espace comme des clameurs d’âmes en peine….

L’homme dût faire de violents efforts pour gravir l’élévation qui conduit au Château. Là, le vent soufflait si fort qu’un instant le hardi piéton qui osait ainsi le braver dans sa colère crut que l’énorme masse du Château allait s’abattre sur lui… Enfin ! un dernier effort, et l’homme, tel une avalanche qui tombe du sommet d’une montagne dans la plaine, s’engouffra dans l’une des portes d’entrée de l’édifice. « La chambre 999 ?  » demanda-t-il, hors d’haleine, à un garçon.


« Bonjour », M. Mansot.

— M. Mulrooney, je crois ? Nous nous sommes rencontrés, l’autre jour, dans le parc Montmorency, n’est-ce pas ?

— Exactement ! Et, dans le temps, j’avais fait allusion, vous vous en souvenez, à un bill que je devais faire passer à la Législature de Québec… Or, j’ai aujourd’hui besoin d’un homme influent à la Chambre qui se charge de mon bill et le fasse passer coûte que coûte. On vous a recommandé à moi ; et, c’est dans le but de faire à ce sujet avec vous les arrangements nécessaires et définitifs que je vous ai demandé de venir me rencontrer sans faute, ce soir, à la chambre 999, au Château Frontenac. Vous êtes exact au rendez-vous, M. Mansot. La ponctualité est la politesse des députés, sans doute, ici… en dépit des ouragans ?

— Le fait est qu’il fait un temps à monopoliser tous les coins du feu de la terre. Monsieur, je suis à votre entière disposition.

— À la bonne heure, dites-moi, M. Mansot, vous avez rencontré, récemment, à Montréal, M. Bedger ?

— Mais, oui… il y a deux semaines, je crois. J’ai eu une couple d’entrevues avec lui, dans sa chambre, au Windsor…

— … au sujet d’un bill incorporant « The Labrador & Gulf Stream Improvement Co. Ltd », n’est-ce pas ?

— Comment, vous savez ?…

— Alors, M. Bedger, vous a fait connaître la nature de ce bill, l’importance qu’il y attache, sa ferme détermination de le faire passer coûte que coûte à la Législature ?…

— J’ai étudié ce bill et j’ai promis à M. Bedger que je m’en chargeais.

— À certaines conditions… n’est-ce pas ?

— Mais… monsieur…

— Oh ! ne craignez aucune indiscrétion ni trahison ; ce bill du « Labrador & Gulf Stream Improvement Co. Ltd. » est aussi le mien ; c’est précisément celui dans lequel je vous ai dit que j’étais intéressé.

— Oh ! alors, je suis parfaitement à l’aise.

— Parfaitement, M. Mansot… Vous prenez un cigare ?….

— Volontiers… Vous êtes bien aimable… Merci…

— Alors, M. Mansot, vous avez accepté… les conditions ?

— M. Bedger s’est montré à mon égard d’une générosité vraiment royale et je n’ai cru faire autrement que de lui être agréable…

— M. Bedger vous a remis, sans doute ? une certaine somme d’argent… pour services que vous nous rendrez ?

— Oui, $500.00. C’est vraiment trop bon de sa part…

— Et ce bill ? Il va marcher ?…

— Je vous promets qu’il va passer comme une lettre à la poste. J’en suis sûr.

— À la bonne heure ! M. Mansot, voici une autre somme de $500.00.

— Vraiment ! je suis touché, confus, de tant de générosité, de bonté…

— Et je dois vous dire, au reste, M. Bedger a dû aussi vous le promettre, qu’une somme de $2,000 vous sera remise le lendemain du jour où le bill passera… Alors, tout va bien ?

— À merveille !…

Mulrooney se leva, alluma son cigare qui s’était éteint, et dit :

« M. Bedger sera ici dans quelques jours : le moment de la passation du bill sera proche, sans doute. Il nous faudra alors avoir une dernière entrevue, M. Bedger, vous et moi. Nous savons, M. Mansot, que malgré toute votre bonne volonté vous n’êtes pas capable, seul, de faire passer ce bill ; nous avons pensé aux autres, à vos collègues. Nous vous remettrons une somme pour eux ; vous la distribuerez comme bon vous semblera ; vous connaissez vos amis ? Nous nous en remettons entièrement à vous… Est-ce qu’une somme de $3,000. distribuée entre une dizaine de vos amis serait suffisante ? »

— Amplement ! amplement suffisante… vraiment vous êtes trop bon… c’est trop, trop de générosité. M. Mulrooney, je veux être franc avec vous ; j’apprécie tout ce que vous faites pour moi ; M. Bedger a aussi été très généreux pour moi… Vous m’avez promis $2,000 quand le bill sera passé… Encore une fois c’est royal !… c’est princier !… Je dois vous dire que j’ai tous mes confrères députés sous la main ; comme président du comité des bills privés, je suis beaucoup aidé par eux dans la législation qui m’intéresse. Vous savez… chaque député, dans un temps ou dans un autre, a besoin de quelque chose… Quand un bill vient devant le comité pour y être étudié, c’est une bonne chose d’avoir avec soi le président. Les bills de mes confrères viennent et tous ces pauvres diables de collègues savent que je peux leur être utile en appuyant leur bill. Aussi, je peux compter sur eux tous quand, à mon tour, j’ai un bill à faire passer…

— Pensez-vous, M. Mansot, que notre bill va pouvoir venir bientôt devant le comité ?

— Je crois que dans une dizaine de jours, il sera devant nous.

— Tant mieux !… Plus vite il passera, mieux ce sera. Donc, c’est entendu, nous aurons, la semaine prochaine… disons… mardi, à huit heures, le soir, ici même, une dernière entrevue et nous réglerons… de tout compte ?

— C’est entendu.

Les deux hommes se tendirent la main et Mansot sortit.

Au dehors, la tempête mugissait toujours, comme un taureau en rage.


  1. On remarquera dans ce chapitre comme aussi dans le chapitre XII certaines analogies entre le dialogue et les questions et les réponses qui apparaissent au cours du Rapport du Comité d’Enquête de l’affaire Mousseau-Bérard-Bergevin. Le rapprochement est… frappant sans doute, mais, comme l’auteur l’explique, du reste, dans la préface, c’est ici que l’ « histoire » vient au secours du « roman ».