Le Membre/XII

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Imprimerie de « L'Événement » (p. 105-114).

XII

La gaffe


Dans un coin de la salle, Octave Lamirande trônait au milieu d’une demi-douzaine de braves cultivateurs qui, pour la circonstance, avaient laissé leur brûle-gueule culotté à la maison et fumaient de monstrueux cigares dont ils crachaient la fumée comme des cheminées d’usine.

C’était Lamirande qui avait décidé les électeurs du comté de l’Achigan à offrir un banquet à leur député et, afin que ce « balthazar » n’eût pas l’air de tomber comme une chenille dans un plat de salade, ou plutôt afin qu’il ne parût pas, aux yeux des adversaires, comme une machine d’élection, il avait donné pour prétexte la récente nomination de Donat Mansot à la présidence du Comité des Bills Privés.

Aussi, adversaires comme partisans devaient se presser autour des tables. On avait vendu plus de deux cents cartes d’admission et les électeurs étaient venus de tous les coins du comté.

À la campagne comme à la ville, on festine en tout temps et en l’honneur de beaucoup de choses. L’habitude de faire ripaille pour honorer quelqu’un ou quelque chose se perd dans la nuit des temps. Sans doute, la première noce du genre a eu lieu au sortir de l’arche lorsque Noé, voulant se réjouir de son propre salut, se livra à la suite de ripailles en règle à une danse tellement bachique, tellement scandaleuse, qu’il en indigna son fils Cham lequel pour ce sujet fut maudit, comme on le sait, jusqu’à la consommation des siècles ; châtiment mérité, du reste, auquel personne n’a encore trouvé à redire. Depuis ce temps, la race humaine n’a pas cessé de montrer sa joie en dinant copieusement : elle a même pensé que ce qui convenait à la joie pouvait également convenir à la tristesse, en vertu, probablement de la Sagesse des Nations qui veut que les extrêmes se touchent et, de même que nous n’avons qu’un seul costume pour les mariages et pour les enterrements, ainsi on a institué les repas funèbres, les repas de noces, les repas officiels et les repas d’anniversaires.

Quoi qu’il en soit, a fait, un jour, remarquer avec esprit un journaliste, l’usage de faire bien manger les gens pour leur faire partager notre allégresse, apparaît, en réalité, sous un jour peu flatteur pour la nature humaine, et, à la rigueur, une carte d’invitation à un banquet devrait vouloir dire à celui qui la reçoit : « Mon bonhomme, comme il ne t’arrive pas tous les jours de manger à ta faim, j’ai songé, pour te rendre l’humeur un peu plus folâtre, que le meilleur moyen serait de te nourrir sans qu’il t’en coûte ; alors, viens donc dîner avec moi… »

Le banquet offert à Donat Mansot avait lieu dans la salle publique de la paroisse de Saint-Médor, le chef-lieu du comté. La pièce était somptueusement décorée de banderoles tapageusement tricolores piquées ici et là, de couronnes de verdure artificielle qui entouraient les portraits des principaux chefs politiques du pays. Au-dessus de la table d’honneur, on avait pendu le portrait en pied du héros de la fête.

Tout le monde attendait maintenant l’arrivée du député et du maire de la paroisse qui devait présider le banquet. Les convives avaient revêtu leurs plus beaux habits du dimanche et les chemises et les collets sentaient l’empois à deux pas à la ronde. Ce retard des officiels provoquait, à la vérité, chez les convives, un véritable supplice de Tantale ; et les yeux se tournaient goulûment vers les tables que doraient les choses les plus appétissantes du monde : petits pains jaunets, gâteaux aux mille chatoyantes couleurs, fruits dorés, tartes croustillantes, bonbons les plus savamment assortis, petites bouteilles rubicondes au liquide d’argent et d’ambre…

« Vous avez là, disait Lamirande, un député qui vous fait certainement honneur. »

— Ben sûr, répliqua un de ses auditeurs, et m’est avis qu’il sera sûrement élu par acclamation à la prochaine élection.

— C’est ce que le comté devrait faire, répondit l’avocat ; c’est ce qu’il fera. Mansot me parait l’idole ici.

— Croyez-moi ou croyez-moi pas, disait un autre interlocuteur de Lamirande, j’vas vous dire que j’ai toujours été contre M. Mansot ; mais j’commence à en revenir… C’est la faute aussi pas mal à Duchamps qui s’est présenté contre lui à la dernière élection ; il s’est montré envers nous autres, qui avaient travaillé pourtant pour lui jusqu’à en perdre le boire et le manger, il s’est montré, monsieur, une vraie fripouille !… J’dis ben, une vraie fripouille. J’vous dis qu’nous a pas même dit merci pour tout not’ouvrage, pour nos pauvres chevaux qui avaient charrié les voteurs de paroisse en paroisse et pour l’argent qu’on a dépensé pour lui… oui, une vraie fripouille !… Aussi c’lui-là, s’i s’présente encore le diable peut ben l’emporter, j’vous en passe un papier.

— Monsieur Mansot est bougrement plus monsieur qu’ça, remarqua un autre admirateur du député.

— Vous avez raison, mon ami, dit Lamirande. Et puis, c’est un honnête homme qui ne prendrait pas un sou de l’argent de la province ; un bûcheur qui travaille consciencieusement et pour son comté et pour son pays. Celui-là, vous n’entendrez jamais dire qu’il a trempé les mains dans quelque tripatouillage de la politique.

— C’est curieux, fit remarquer un autre ami du héros, c’est curieux comme l’père Mansot n’a jamais pu digérer qu’son fils soye un député. Il a gardé une dent terrible contre lui et Jos à Baptiste m’a dit qu’il voulait pu le voir pour un quiable.

— Ouah ! répliqua un nouvel interlocuteur, l’père Mansot est un vieux grippe-sou qui voudrait que son garçon lui rapporte tous les ans d’quoi acheter toutes les terres des voisins. Il voudrait qu’i fasse, comme on dit, des « grattages ».

— Oui, mais c’est pas un homme à ça, M. Mansot, répliqua un autre…

Tout à coup, une clameur s’éleva à la porte : « Hourrah ! Hourrah ! pour Mansot ! »

Le député, serrant de tous côtés les mains qui se tendaient vers lui, entra précédé du maire.

Lamirande se détacha aussitôt du groupe et alla se joindre à son ami qui prenait sa place à la table d’honneur.

« Un succès, mon vieux, un triomphe !… Ta prochaine élection est désormais assurée. Tu vois comme j’ai bien arrangé cela… »

Maintenant, tout le monde est à table, et, un instant, la parole est aux fourchettes. Mais les premières bouchées avalées, les cris, les lazzis, les bons mots, les interpellations fusent de tous les côtés.

« Voilà une petite soupe, fait remarquer à haute voix, Jérémie Bicorneau, le comique de la place, qui est bougrement meilleure que la soupe aux « arbres Saint-Jean » de Catherine… »

Tout le monde éclate de rire, et, du coup, Bicorneau est le héros de sa table.

Aussi, encouragé par son premier succès, Bicorneau continue :

« Asteur, dit-il, i va s’agir d’savoir si c’est avec la fourchette, avec le couteau ou avec la cuillère qu’on va débiter c’t’espèce de hareng boucané…

— Ça, c’est une entrée, qu’on appelle, fit remarquer à Bicorneau son voisin qui avait déjà assisté à un banquet des Assureurs-Vie à Québec.

— Eh ben ! ton entrée, mon vieux, hurle Bicorneau, on va se l’entrer là pour pu qu’a sorte jamais…

Et il avala d’une bouchée la malheureuse sardine à l’huile.

Tous les convives se tordent et la vague de joie monte, monte à mesure que commence à descendre avec une vertigineuse rapidité le niveau du liquide d’argent et d’ambre des petites bouteilles rubicondes…

— Mets-en pas dans tes poches ! crie un autre loustic à son trente-sixième voisin qui prend un fruit dans un plateau.

— Toi, mêle-toi de tes affaires ! riposte le trente-sixième voisin ; quand même qu’t’arait déjà été aux États, tu sais, c’est pas une raison pour essayer de rire des autres…

— Contes-y ça, Poléon ! crie, la bouche pleine, Arsène Lapoigne.

Une p’tite chanson par Monsieur Jérémie Bicorneau, propose l’un des plus bruyants admirateurs du comique.

— J’sais rien que des « tantum » riposte l’interpellé et pi j’sus t’enrhumé…

Tout à coup, on entend le son cristallin d’un couteau sur un verre et, solennel, monsieur le maire se lève :

« Messieurs, dit-il, nous allons boire à la santé du Roi. »

— I y est pas, fait remarquer un farceur, mais on va boire quand même.

Tout le monde se leva et le maître-chantre de la paroisse qui assistait à la fête, entonna d’une voix de stentor « Ô Canada » que tous les convives reprirent en chœur.

« Au Pape ! » proposa encore Monsieur le maire.

« C’est le temps de chanter ton « tantum » Bicorneau !  » cria une voix.

Le président annonça, enfin, que l’on allait boire à la santé de « notre hôte ». Des applaudissements frénétiques, sauvages, éclatèrent ; et, telle était la popularité de Donat Mansot, en cette fin de banquet, que pour mieux l’applaudir, adversaires comme partisans montèrent sur les chaises, escaladèrent les tables et lancèrent au plafond tout ce qui leur tombait sous la main.

Puis, il y eut grand silence.

Donat Mansot parla pendant près d’une heure. Ce fut un long plaidoyer en faveur de l’administration Thouin, une confession générale d’une longue série de bienfaits accomplis pour le comté de l’Achigan, un hymne à la province.

Et, c’est sur le dos de cette heureuse province que Donat Mansot, emporté par le génie malfaisant de l’éloquence inspirée, lança l’empoignante péroraison de son discours qui, quelques jours après, lorsque l’écho en parvint à Québec, fit rugir le ministère tout entier.

« Et pour terminer, messieurs les électeurs du beau comté de l’Achigan, disait Mansot, n’ai-je pas eu raison toujours, en ma jeune carrière, de conserver ce fol espoir, de caresser ce beau rêve : celui de voir grandir, grandir toujours, sur les bords du Saint-Laurent cette colonie qu’y fonda Champlain, il y a trois cents ans ; celui de donner au monde le spectacle d’une autre France florissante et vigoureuse, de ce côté-ci de l’Atlantique… Et notre orgueil voit dans l’avenir, messieurs, le rameau vert transplanté sur un sol nouveau, devenu un arbre majestueux ombrageant de ses bras puissants une partie de ce vaste héritage sur lequel « le soleil ne se couche jamais »[1]

Puis, pendant quelques minutes encore, l’orateur parla de l’annexion de l’Ungava, cette « autre province » découverte par le présent premier ministre de Québec ; cette « terre à bois » immense, monstrueuse, ce vaste pays de chasse et de pêche, paradis encore ignoré des touristes américains…

« Mais, messieurs, continue Mansot emporté tout à coup par ce vent de folie qui, un jour ou l’autre, mais infailliblement, dans le cours d’une vie, pousse l’homme le plus modéré, le plus réfléchi à la gaffe, et à la gaffe dite monumentale, à moins, messieurs, que l’on n’apporte à notre politique en général plusieurs modifications radicales dont quelques-unes vaudraient encore mieux que l’annexion d’un territoire, fût-il couvert de tout le bois de l’univers ; à moins que l’on ne donne, par exemple, tous ses soins à la colonisation, à l’agriculture, la saine, la respectable et l’unique source de la prospérité de notre pays, à moins de cela, messieurs, notre nationalité est fichue, dussions-nous nous annexer le Pôle Nord et le Groenland !…

Et, pour terminer, un mot de suggestion. Si l’on veut utiliser le nouveau territoire, c’est d’y envoyer tous les marchands de bois du pays et laisser comme cela nos colons travailler en paix sur leurs terres. On séparerait de cette façon le domaine forestier du domaine de la colonisation, et toutes les misères, de ce côté, seraient finies, grâce à cette exportation en masse des marchands de bois dans l’Ungava… »

Maintenant, sur la route toute blanche éclairée seulement de la lumière falote des étoiles qui brillent dans le bleu sombre d’un beau ciel d’hiver, les convives du « banquet Mansot », étourdis et somnolents, engoncés dans les paletots fourrés, retournent en leurs demeures.

Dans un large « berlot » qui les conduit à la station du chemin de fer, Donat Mansot et Octave Lamirande sont silencieux. On dirait que le trot régulier et monotone du petit cheval et le son des grelots tintinnabulants les ont endormis pour toujours… Sur le petit siège de la voiture, le cocher, la tête penchée, semble dormir, lui aussi…

Tout à coup, Lamirande comme s’il se réveillait soudain, se tourne vers son ami :

« Mon vieux, lui dit-il, tu viens de signer ton arrêt de mort… »

— Hein ?… Quoi ?…

— …Oui, ta mort politique.

— Explique-toi… enfin !

— Mais, malheureux !… l’Ungava ?… Cette suggestion !… Mais où avais-tu donc la tête ?…

Et l’on n’entendit plus, dans la nuit claire, que les grelots monotones et le grincement des lisses d’acier du « berlot » sur la neige durcie.


  1. On n’a jamais pu savoir exactement si cette page que résumait Donat Mansot en guise de discours électoral à ses électeurs, a été écrite par Jules Verne ou par un ancien ministre de la province.