Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte IV

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Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910 (1666)
Le Misanthrope, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 215-227).
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ACTE IV


Scène 1

Éliante, Philinte.


Philinte
Non, l’on n’a point vu d’âme à manier si dure,

Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
1135En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
« Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
1140Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
Que lui fait mon avis, qu’il a pris de travers ?
On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
1145Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières,
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de cœur,
Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
1150Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie. »

1155Enfin, toute la grâce et l’accommodement
Où s’est avec effort plié son sentiment,
C’est de dire, croyant adoucir bien son style :
« Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
1160Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.

Éliante
Dans ses façons d’agir il est fort singulier ;

Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
1165Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.

Philinte
Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m’étonne

1170De cette passion où son cœur s’abandonne.
De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l’incline.

Éliante
1175Cela fait assez voir que l’amour, dans les cœurs,

N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.

Philinte
Mais croyez-vous qu’on l’aime, aux choses qu’on peut voir ?


Éliante
1180C’est un point qu’il n’est pas fort aisé de savoir.

Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois, qu’il n’en est rien.

Philinte
1185Je crois que notre ami, près de cette cousine,

Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,

1190Profiter des bontés que lui montre votre âme.

Éliante
Pour moi, je n’en fais point de façons, et je croi

Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi.
Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
1195Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.
Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
1200Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.

Philinte
Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,

Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
1205Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
1210Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
Elle pouvait sur moi, madame, retomber !

Éliante
Vous vous divertissez, Philinte.


Philinte
Vous vous divertissez, Philinte. Non, madame,

Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
1215J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment[1].



Scène 2

Alceste, Éliante, Philinte.


Alceste
Ah ! faites-moi raison, madame, d’une offense

Qui vient de triompher de toute ma constance.

Éliante
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous qui vous puisse émouvoir ?


Alceste
1220J’ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir ;

Et le déchaînement de toute la nature
Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.

Éliante
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler[2].


Alceste
1225Ô juste ciel ! faut-il qu’on joigne à tant de grâces

Les vices odieux des âmes les plus basses !

Éliante
Mais encor, qui vous peut… ?


Alceste
Mais, encor, qui vous peut… Ah ! tout est ruiné ;

Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
1230Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.

Éliante
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?


Philinte
Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement ;

Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…

Alceste
Ah ! morbleu ! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.

à Éliante.
1235C’est de sa trahison n’être que trop certain,
Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
1240Et que de mes rivaux je redoutais le moins.


Philinte
Une lettre peut bien tromper par l’apparence,

Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.

Alceste
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s’il vous plaît,

Et ne prenez souci que de votre intérêt.

Éliante
1245Vous devez modérer vos transports ; et l’outrage…


Alceste
Madame, c’est à vous qu’appartient cet ouvrage ;

C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui,
Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
1250Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.

Éliante
Moi, vous venger ? Comment ?


Alceste
Moi, vous venger ! Comment ? En recevant mon cœur.

Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle ;
C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
1255Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l’assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.

Éliante
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,

1260Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez ;
Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
On fait force desseins qu’on n’exécute pas :
1265On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.

Alceste
Non, non, madame, non. L’offense est trop mortelle ;

1270Il n’est point de retour, et je romps avec elle ;
Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
Et je me punirais de l’estimer jamais.

La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
1275Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.



Scène 3

Célimène, Alceste.


Alceste, à part.
Ô Ciel ! de mes transports puis-je être ici le maître ?


Célimène, à Alceste.
Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?

Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
1280Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?

Alceste
Que toutes les horreurs dont une âme est capable

À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

Célimène
1285Voilà certainement des douceurs que j’admire.


Alceste
Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire.

Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
1290Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux :
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
1295Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
1300Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
1305Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,

C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :
1310Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.

Célimène
1315D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?

Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?

Alceste
Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue

J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
1320Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.

Célimène
De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?


Alceste
Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre !

Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
1325Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.

Célimène
Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit !


Alceste
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit !


Célimène
Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?


Alceste
1330Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !

Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?

Célimène
Pourquoi désavouer un billet de ma main[3] ?


Alceste
Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse

Du crime dont vers moi son style vous accuse !

Célimène
1335Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.


Alceste
Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !

Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?

Célimène
Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?


Alceste
1340Les gens qui dans mes mains l’ont remise aujourd’hui.

Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?

Célimène
Mais si c’est une femme à qui va ce billet,

1345En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?

Alceste
Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable.

Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
1350Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
1355Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…

Célimène
Ce que je m’en vais lire… Il ne me plaît pas, moi.

Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !

Alceste
Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci

1360De me justifier les termes que voici.

Célimène
Non, je n’en veux rien faire ; et, dans cette occurrence,

Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.

Alceste
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,

Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.

Célimène
1365Non, il est pour Oronte ; et je veux qu’on le croie.

Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
1370Et ne me rompez pas davantage la tête.

Alceste, à part.
Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé,

Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
1375On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
1380Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
à Célimène.
Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
1385Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
À vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
1390Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.

Célimène
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,

Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
1395Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,

Je ne le dirais pas avec sincérité !
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
1400N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux,
1405L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle ?
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère ;
1410Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté ;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.

Alceste
1415Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange pour vous ;

Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée ;
À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
1420Et si de me trahir il aura la noirceur.

Célimène
Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.


Alceste
Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;

Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
1425Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
1430Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.


Célimène
C’est me vouloir du bien d’une étrange manière !

Me préserve le ciel que vous ayez matière…
1435Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.



Scène 4

Célimène, Alceste, Dubois.


Alceste
Que veut cet équipage et cet air effaré ?

Qu’as-tu ?

Dubois
Qu’as-tu ? Monsieur…


Alceste
Qu’as-tu ? Monsieur… Hé bien ?


Dubois
Qu’as-tu ? Monsieur… Hé bien. Voici bien des mystères.


Alceste
Qu’est-ce ?


Dubois
Qu’est-ce ? Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.


Alceste
Quoi !


Dubois
Quoi ? Parlerai-je haut ?


Alceste
Quoi ? Parlerai-je haut ? Oui, parle, et promptement.


Dubois
1440N’est-il point là quelqu’un ?


Alceste
N’est-il point là, quelqu’un… Ah ! que d’amusement !

Veux-tu parler ?

Dubois
Veux-tu parler ? Monsieur, il faut faire retraite.


Alceste
Comment ?


Dubois
Comment ? Il faut d’ici déloger sans trompette.


Alceste
Et pourquoi ?


Dubois
Et pourquoi ? Je vous dis qu’il faut quitter ce lieu.


Alceste
La cause ?


Dubois
La cause ? Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.


Alceste
1445Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage ?


Dubois
Par la raison, monsieur, qu’il faut plier bagage.


Alceste
Ah ! je te casserai la tête assurément,

Si tu ne veux, maraud, t’expliquer autrement.

Dubois
Monsieur, un homme noir et d’habit et de mine

1450Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
Un papier griffonné d’une telle façon,
Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon[4].
C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
Mais le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.

Alceste
1455Hé bien ! quoi ? Ce papier, qu’a-t-il à démêler,

Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?

Dubois
C’est pour vous dire ici, monsieur, qu’une heure ensuite,

Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
Est venu vous chercher avec empressement,
1460Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle ?

Alceste
Laisse là son nom, traître, et dis ce qu’il t’a dit.


Dubois
C’est un de vos amis ; enfin cela suffit.

1465Il m’a dit que d’ici votre péril vous chasse,
Et que d’être arrêté le sort vous y menace.

Alceste
Mais quoi ! n’a-t-il voulu te rien spécifier ?


Dubois
Non. Il m’a demandé de l’encre et du papier,

Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,

1470Du fond de ce mystère avoir la connaissance.

Alceste
Donne-le donc.


Célimène
Donne-le donc. Que peut envelopper ceci ?


Alceste
Je ne sais ; mais j’aspire à m’en voir éclairci.

Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?

Dubois, après avoir longtemps cherché le billet.
Ma foi, je l’ai, monsieur, laissé sur votre table.


Alceste
1475Je ne sais qui me tient.


Célimène
Je ne sais qui me tient. Ne vous emportez pas,

Et courez démêler un pareil embarras.

Alceste
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,

Ait juré d’empêcher que je vous entretienne ;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
1480De vous revoir, madame, avant la fin du jour.

Fin du quatrième acte.


  1. Le caractère de Philinte a été attaqué avec beaucoup de sévérité par Jean-Jacques, qui ne voit dans ce personnage « qu’un des ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parcequ’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parcequ’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain, sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui. » M. Aimé Martin, en rapportant ce passage, dit avec raison qu’une aussi injuste critique n’a pas besoin d’être réfutée.
  2. Ce vers et les cinq précédents sont empruntés à Don Garcia de Navarre. La scène suivante est également empruntée à la même pièce.
  3. Si l’on s’en rapporte au pamphlet intitulé la Fameuse Comédienne, ou Histoire des intrigues amoureuses de Molière, le poète n’aurait fait que transporter ici une scène de son intérieur. Un abbé de Richelieu avait, pour se venger, fait tenir à Molière un billet écrit par sa femme au comte de Guiche. Molière, qui tenait en main les preuves de l’infidélité, eut une explication à la suite de laquelle il fut si convaincu de la vertu et de la sincérité de sa femme, qu’il lui fit mille excuses de son emportement.
  4. Variante : Il faudrait, pour le lire, être pis que démon.