Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte IV
ACTE IV
Scène 1
Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
« Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
Que lui fait mon avis, qu’il a pris de travers ?
On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières,
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de cœur,
Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie. »
Où s’est avec effort plié son sentiment,
C’est de dire, croyant adoucir bien son style :
« Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l’incline.
N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.
Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois, qu’il n’en est rien.
Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,
Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi.
Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.
Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
Elle pouvait sur moi, madame, retomber !
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment[1].
Scène 2
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.
Les vices odieux des âmes les plus basses !
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…
à Éliante.
C’est de sa trahison n’être que trop certain,
Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui,
Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle ;
C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l’assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
On fait force desseins qu’on n’exécute pas :
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.
Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
Et je me punirais de l’estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
Scène 3
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?
À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux :
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?
J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.
Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?
Du crime dont vers moi son style vous accuse !
Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?
Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…
Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !
De me justifier les termes que voici.
Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.
Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
à Célimène.
Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
À vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité !
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux,
L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle ?
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère ;
Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté ;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée ;
À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
Et si de me trahir il aura la noirceur.
Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Me préserve le ciel que vous ayez matière…
Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.
Scène 4
Qu’as-tu ?
Veux-tu parler ?
Si tu ne veux, maraud, t’expliquer autrement.
Un papier griffonné d’une telle façon,
Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon[4].
C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
Mais le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.
Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?
Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
Est venu vous chercher avec empressement,
Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle ?
Et que d’être arrêté le sort vous y menace.
Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?
Et courez démêler un pareil embarras.
Ait juré d’empêcher que je vous entretienne ;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
De vous revoir, madame, avant la fin du jour.
- ↑ Le caractère de Philinte a été attaqué avec beaucoup de sévérité par Jean-Jacques, qui ne voit dans ce personnage « qu’un des ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parcequ’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parcequ’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain, sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui. » M. Aimé Martin, en rapportant ce passage, dit avec raison qu’une aussi injuste critique n’a pas besoin d’être réfutée.
- ↑ Ce vers et les cinq précédents sont empruntés à Don Garcia de Navarre. La scène suivante est également empruntée à la même pièce.
- ↑ Si l’on s’en rapporte au pamphlet intitulé la Fameuse Comédienne, ou Histoire des intrigues amoureuses de Molière, le poète n’aurait fait que transporter ici une scène de son intérieur. Un abbé de Richelieu avait, pour se venger, fait tenir à Molière un billet écrit par sa femme au comte de Guiche. Molière, qui tenait en main les preuves de l’infidélité, eut une explication à la suite de laquelle il fut si convaincu de la vertu et de la sincérité de sa femme, qu’il lui fit mille excuses de son emportement.
- ↑ Variante : Il faudrait, pour le lire, être pis que démon.