Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 49

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 49. — Différence entre l’Idée et le concept, entre le génie et l’imitation. Pourquoi le génie est souvent méconnu. 
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§ 49.


Le principe qui fait le fond de tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur l’art, c’est que l’objet de l’art, l’objet que l’artiste s’efforce de représenter, l’objet dont la connaissance doit précéder et engendrer l’œuvre, comme le germe précède et engendre la plante, cet objet est une Idée, au sens platonicien du mot, et n’est point autre chose ; ce n’est point la chose particulière, car ce n’est point l’objet de notre conception vulgaire ; ce n’est point non plus le concept, car ce n’est point l’objet de l’entendement, ni de la science. Sans doute l’Idée et le concept ont quelque chose de commun, en ce qu’ils sont tous deux des unités représentant une pluralité de choses réelles ; malgré tout, il y a entre eux une grande différence ; et c’est cette différence qui explique d’une manière suffisamment claire et lumineuse ce que j’ai dit du concept dans le premier livre et des Idées dans celui-ci. Platon avait-il déjà nettement conçu cette différence ? je ne veux nullement l’affirmer : il donne, à propos des Idées, nombre d’exemples et d’explications que l’on pourrait appliquer à de simples concepts. Laissons en attendant cette question sans réponse et continuons notre chemin, heureux toutes les fois que nous nous rencontrons sur les traces d’un grand et noble esprit, plus soucieux encore, malgré tout, de poursuivre notre but que de nous attacher à ses pas. — Le concept est abstrait et discursif ; complètement indéterminé, quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots, sans autre intermédiaire, suffisent à l’exprimer ; sa propre définition, enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire, que l’on peut à la rigueur définir le représentant adéquat du concept, est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu, en tant qu’individu, ne la peut jamais connaître ; il faut, pour la concevoir, dépouiller toute volonté, toute individualité, et s’élever à l’état de sujet connaissant pur ; autant vaut dire qu’elle est cachée à tous, si ce n’est au génie et à celui qui, grâce à une exaltation de sa faculté de connaissance pure (due le plus souvent aux chefs-d’œuvre de l’art), se trouve dans un état voisin du génie : l’Idée n’est point essentiellement communicable, elle ne l’est que relativement ; car, une fois conçue et exprimée dans l’œuvre d’art, elle ne se révèle à chacun que proportionnellement à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les œuvres les plus excellentes de tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels ; pour eux les chefs-d’œuvre sont impénétrables, ils sont à l’écart, séparés par un large abîme et ils ressemblent au prince dont l’abord n’est pas permis au peuple. Malgré tout, les plus sots des hommes n’en louent pas moins de confiance les chefs-d’œuvre consacrés ; car ils ne veulent point laisser voir leur sottise, mais ils n’en sont pas moins, dans leur for intérieur, disposés à condamner ces mêmes chefs-d’œuvre, dès qu’on leur fait espérer qu’ils le peuvent faire sans aucun danger de se dévoiler ; alors ils déchargent avec volupté cette haine longtemps nourrie en secret contre le beau et contre ceux qui le réalisent ; ils ne peuvent pardonner aux chefs-d’œuvre de les avoir humiliés en ne leur disant rien. Car en général, pour apprécier volontiers et librement la valeur d’autrui, pour la faire valoir, il est nécessaire d’en avoir soi-même. C’est là-dessus que se fonde la nécessité d’être modeste, dès qu’on a du mérite ; c’est aussi là-dessus que repose l’estime excessive qu’on a pour la modestie : seule parmi toutes ses sœurs, cette vertu n’est jamais oubliée, dès que l’on ose faire l’éloge d’un homme de mérite ; c’est qu’on espère, en la vantant, faire preuve d’intentions conciliantes et apaiser la colère des imbéciles. Qu’est-ce en effet que la modestie, sinon une feinte humilité, par laquelle, au sein de ce monde infecté de la plus détestable envie, l’on demande pardon pour ses avantages et pour ses mérites à des gens qui sont dépourvus des uns et des autres ? Car celui qui ne s’attribue ni avantages ni mérites, par la bonne raison qu’il n’en possède effectivement pas, celui-là n’est point modeste, il n’est qu’honnête homme.

L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité, au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre raison ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée : le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer (par les jugements analytiques) rien de plus que ce que l’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire, révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept de même nom : elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique, capable en un mot de produire ce que l’on n’y a pas introduit.

En conséquence, quelle que soit dans la pratique l’utilité du concept, quelles que soient ses applications, sa nécessité, sa fécondité dans les sciences, il n’en reste pas moins éternellement stérile au point de vue artistique. Au contraire, une fois conçue, l’Idée devient la source véritable et unique de toute œuvre d’art digne de ce nom. Toute pleine d’une vigoureuse originalité, résidant au sein de la vie et de la nature, elle n’est accessible qu’au génie ou à l’homme dont les facultés s’élèvent pour un instant jusqu’au génie. C’est seulement d’une vision aussi directe que peuvent naître les œuvres véritables, celles qui portent en elles l’immortalité. Comme l’Idée est et demeure intuitive, l’artiste n’a aucune conscience in abstracto de l’intention, ni du but de son œuvre ; ce n’est point un concept, c’est une Idée qui plane devant lui : aussi ne peut-il rendre aucun compte de ce qu’il fait ; il travaille, comme on dit vulgairement, à vue de nez, inconsciemment, instinctivement. Tout au rebours, les imitateurs, les maniéristes, « imitatores, servum pecus, » passent du concept à l’art : ils notent ce qui plaît et ce qui fait de l’effet dans les vrais chefs-d’œuvre ; ils l’analysent, ils le conçoivent sous forme de concept, c’est-à-dire abstraitement ; ils en font enfin, à force de prudence et d’application, un pastiche avoué ou inavoué. Semblables aux plantes parasites, ils sucent leur nourriture, ils la tirent des œuvres des autres et ils prennent la couleur de leurs aliments comme les polypes. Poussant plus loin la comparaison, on pourrait encore dire qu’ils ressemblent à des machines qui broient très menu et qui mélangent tout ce que l’on y jette, mais qui n’ont jamais pu le digérer ; de cette façon les éléments étrangers peuvent toujours être reconnus, isolés, distingués. Seul le génie peut être comparé à un corps organisé qui digère, élabore et produit. Sans doute il se forme à l’école de ses prédécesseurs et à l’exemple de leurs œuvres, mais il ne devient fécond qu’au contact immédiat de la vie et du monde, sous l’influence de l’intuition ; voilà pourquoi l’éducation, si parfaite qu’elle soit, n’éclipse jamais son originalité. Tous les imitateurs, tous les maniéristes conçoivent sous forme de concept les œuvres étrangères qui leur servent de modèles ; or jamais un concept ne pourra donner à une œuvre la vie intime. Les contemporains, c’est-à-dire tout ce que l’époque produit de gens médiocres, ne connaissent que les concepts et sont incapables de s’en détacher ; voilà pourquoi ils accueillent avec empressement et enthousiasme les œuvres pastichées : mais peu d’années suffiront pour rendre ces mêmes œuvres ennuyeuses ; car le fondement unique sur lequel repose leur charme, c’est-à-dire l’esprit du temps, et l’ensemble des concepts familiers à l’époque, seront bien vite transformés.

Il n’y a que les œuvres véritables, puisées directement au sein de la nature et de la vie, qui restent éternellement jeunes et toujours originales, comme la nature et comme la vie elles-mêmes ; car elles n’appartiennent à aucune époque, elles sont à l’humanité ; les contemporains, auxquels elles dédaignent de complaire, les accueillent avec froideur ; on ne peut leur pardonner d’avoir implicitement et indirectement dévoilé les égarements de l’époque ; aussi ne leur rend-on justice que sur le tard et d’assez mauvais gré ; mais en revanche elles ne peuvent vieillir ; jusque dans les temps les plus reculés, elles conservent leur expression, leur fraîcheur, leur jeunesse toujours renaissante ; d’ailleurs elles n’ont rien à craindre ni du mépris, ni de l’oubli, du moment qu’elles ont été couronnées par l’approbation et par les applaudissements de ce petit nombre d’hommes éclairés qui apparaissent à de rares intervalles dans les siècles[1] et qui rendent leurs arrêts ; ce sont leurs suffrages, en s’accumulant, qui constituent à eux seuls l’autorité et l’arbitre auxquels on entend faire appel, quand on invoque le jugement de la postérité : car dans l’avenir la foule sera et restera toujours aussi arriérée et aussi stupide qu’elle n’a cessé de l’être dans le passé. — Je renvoie le lecteur aux plaintes que les grands génies de chaque siècle élèvent contre leurs contemporains : elles ont l’air d’être d’aujourd’hui ; c’est que la race humaine est toujours la même. En tout temps et dans tous les arts la manière se substitue à l’inspiration, laquelle est la propriété exclusive d’un petit nombre : or la manière, c’est un habit sous lequel le génie a brillé un instant ; une fois usé, il le rejette et on le ramasse. Il ressort de tout cela qu’en général, pour avoir l’approbation de la postérité, il faut renoncer à celle des contemporains, et réciproquement[2].

  1. « Apparent rari nantes in gurgite vasto. »
  2. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXIV des Suppléments.