Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 53

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 53. — Objet du livre : philosophie de la vie pratique. Elle ne sera ni une morale impérative, ni une métaphysique transcendante, ni une cosmogonie. Véritable esprit de la philosophie. 
 283


§ 53


La dernière partie de ces études en sera aussi, on le comprend, la plus importante ; en effet, ce dont il s’agira maintenant, c’est la pratique de la vie : question qui d’elle-même s’offre à chacun de nous, devant laquelle nul ne demeure étranger ni indifférent ; bien au contraire, c’est à elle que nous rapportons toutes les autres, et c’est là un mouvement si naturel, que nous ne saurions étudier aucun problème, de ceux qui touchent à celui-là, sans nous porter tout d’abord vers la partie pratique, et sans y voir, au moins en ce qui nous concerne, le vrai résumé du tout. Nous ne pouvons faire autrement que de concentrer notre attention sur ce point, le reste nous laissât-il froid. — Pour rendre cela, en suivant l’usage de la langue, d’autres diraient que cette partie-ci de nos études sera notre philosophie pratique, par opposition à celle qui précède, et qui est théorique. Mais à mon sens, jamais la philosophie ne sort de la théorie : son essence, c’est de garder, en face de tout objet qui s’offre à elle, le rôle du simple spectateur, du chercheur ; donner des préceptes n’est pas son fait. Prendre de l’action sur la conduite des hommes, les diriger, modeler les caractères, ce sont bien là ses prétentions du vieux temps : aujourd’hui, la philosophie, étant de sens plus rassis, fera sagement d’y renoncer. Dès qu’il s’agit de dignité ou d’indignité, de salut ou de damnation, ce qui emporte la balance ce ne sont plus des concepts sans vie, c’est la partie intime, l’essence même de l’homme, le démon, comme dit Platon, le démon qui le conduit, et non pas malgré lui : le démon de son choix ; c’est, pour parler avec Kant, son caractère intelligible. La vertu ne s’apprend pas, non plus que le génie : pour elle, comme pour l’art, le savoir est par lui-même sans valeur ; c’est un pur instrument, il reste à savoir le manier. Aussi, bien fous serions-nous si nous comptions sur nos systèmes de morale pour faire des hommes vertueux et nobles, des saints : non moins fous que de compter sur l’esthétique pour créer des poètes, des statuaires et des musiciens.

Tout ce que peut la philosophie, c’est d’éclairer, d’expliquer son objet : cette essence commune des choses, qui se révèle avec précision à chacun de nous, mais in concreto, par le sentiment, il s’agit de l’éclairer dans tous ses rapports, sous toutes ses faces. C’est ce que nous avons tâché de faire déjà, dans les trois livres précédents, en nous plaçant à divers points de vue, et en restant dans la généralité, comme il convient à la philosophie. Maintenant, c’est la conduite des hommes qu’il nous faut considérer, d’après le même procédé. Et c’est là, non pas seulement à notre sens, à nous hommes, mais dans un sens tout objectif, la face la plus essentielle des choses ; d’ailleurs, on le verra suffisamment par la suite. Je resterai fidèle à la méthode que nous avons pratiquée jusqu’ici : je prendrai pour base les vérités déjà exposées, et en somme je ne ferai que poursuivre la pensée unique, qui est toute l’âme de ce livre : comme je l’ai appliquée aux questions précédentes, je l’appliquerai au problème de la vie humaine ; ainsi j’aurai accompli le dernier effort pour la faire pénétrer dans les esprits, selon mon pouvoir.

Notre point de vue étant ainsi fixé, notre méthode déterminée, il ne faut pas s’attendre, la chose est claire, à trouver dans ce livre d’éthique des préceptes, une théorie des devoirs ; bien moins encore un principe universel de morale, une sorte de recette universelle pour la production des vertus de toute sorte. Nous ne parlerons pas davantage de « devoir absolu » ; c’est là, à mes yeux, une expression contradictoire, comme je l’explique dans l’Appendice ; ni d’une « loi de la liberté » : je ne la juge pas plus favorablement. Non ; du devoir, même sans épithète, nous n’en lèverons pas la langue : quand on parle aux enfants, aux peuples enfants, cela est bon ; mais avec des gens qui vivent dans un âge de civilisation, de raison, de maturité, et qui sont de leur temps, non pas ! C’est se contredire, — est-il bien difficile de le voir ? — que d’appeler la volonté du nom de libre, pour lui imposer ensuite des lois, des lois conformément auxquelles il lui faut vouloir ; « il faut vouloir ! » autant dire : du fer en bois ! Quant à nous, poursuivant notre pensée, nous trouvons que la volonté n’est pas seulement libre : elle est toute-puissante ; ce qui sort d’elle, ce n’est pas seulement ses actes, c’est son monde ; telle elle est, tel est l’aspect que revêtent et ses actes et son monde ; actes et monde ne sont autre chose que le procédé dont elle use pour arriver à se connaître ; elle se détermine, et elle les détermine tous deux du même coup : car hors d’elle, il n’y a rien, et ils ne sont rien de différent d’elle. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’elle peut être autonome, au sens plein du mot ; dans toute autre hypothèse, elle n’est qu’hétéronome. Tout l’effort de notre philosophie doit tendre à saisir la conduite de l’homme, les maximes si diverses, si opposées même entre elles, dont cette conduite est la manifestation vivante, à l’expliquer, à l’éclairer jusque dans son fond et son essence intime, sans nous écarter de nos idées antérieures, et dans le même esprit qui nous animait, lorsque nous expliquions le reste des phénomènes du monde, lorsque nous en éclairions l’essence profonde, avec les lumières de l’intellect abstrait. Notre philosophie demeurera donc, comme elle a fait jusqu’ici, dans l’immanent. Elle n’ira pas, oublieuse de la haute leçon que nous a laissée Kant, abuser des lois formelles de tout phénomène, de ces lois qui se résument dans le principe de raison suffisante, et s’en faire un tremplin pour sauter, au delà du phénomène même qui seul leur donne un sens, jusque dans le domaine indéfini des fictions vaines. Pour elle, ce monde des réalités accessibles à la connaissance donne à la fois leur matière et leurs limites à nos spéculations : n’est-il pas d’ailleurs assez riche, ce monde, que ne sauraient épuiser les investigations les plus profondes dont soit capable l’esprit humain ! Puis donc que le monde réel, le monde accessible à nos facultés, ne cessera de fournir une matière, et une matière réelle, à nos études d’éthique, non moins qu’aux précédentes, quoi de plus superflu pour nous que de recourir à des notions vides, toutes négatives ! A quoi bon nous travailler pour nous persuader que nous avons quelque chose dans l’esprit, lorsque, haussant les sourcils, nous parlons d’ « absolu », d’ « infini », de « supra-sensible », et toute la série de ces négations pures : ουδεν εστι, η το της στερησεως ονομα, μετα αμυδρας επινοιας ( « tout cela n’est rien, rien que le nom même de la privation, avec d’obscures idées y associées » ) [Julien, Or., 5] ; pour faire court, on pourrait appeler tout cela νεφελοκοκκυγια, la cité des coucous, dans les nuages. Ce n’est pas nous qui aurons besoin de servir sur table de ces plats couverts, sans rien dedans. — Enfin, ici non plus qu’auparavant, nous ne viendrons pas faire des récits d’histoire, et donner cela pour de la philosophie. A notre avis, c’est être à l’antipode de la philosophie, d’aller se figurer qu’on peut expliquer l’essence du monde à l’aide de procédés d’histoire, si joliment déguisés qu’ils soient : et c’est le vice où l’on tombe dès que, dans une théorie de l’essence universelle prise en soi, on introduit un devenir, qu’il soit présent, passé ou futur, dès que l’avant et l’après y jouent un rôle, fût-il le moins important du monde, dès que par suite on admet, ouvertement ou furtivement, dans la destinée du monde, un point initial et un point terminal, puis une route qui les réunit, et sur laquelle l’individu, en philosophant, découvre le lieu où il est parvenu. Cette façon, de philosopher en historien, donne pour produit le plus souvent quelque cosmogonie : il y en a tout un assortiment ; ou bien c’est le système de l’émanation, ou la doctrine de la chute ; enfin, quand la pensée, revenue de toutes ces tentatives, sans en rien rapporter, de désespoir, se lance dans la seule direction qui lui reste, c’est au contraire une doctrine de devenir sans arrêt, de naissance, de croissance, d’apparition, l’être arrivant à la lumière du sein des ténèbres, du sein de l’obscur principe fondamental, du fond dernier, du fond sans fond[1] : on connaît le chapelet. Pour y couper court, il suffit de cette remarque, que le passé, au moment où je parle, fait déjà une éternité complète, un temps infini écoulé, où tout ce qui peut et doit être devrait avoir déjà trouvé place. Et en effet, toutes ces philosophies en forme d’histoire, toutes, si majestueuses qu’elles puissent être, font comme si Kant n’avait jamais existé : elles prennent le temps pour un caractère inhérent aux choses en soi ; aussi restent-elles dans la région de ce que Kant nomme le phénomène, par opposition à la chose en soi ; Platon, le devenir, le non-être, par opposition à l’être, à ce qui ne devient pas ; enfin les Indiens : le tissu de Maya. C’est là, en somme, le mode de connaître qui est soumis au principe de raison suffisante ; ce mode de connaissance n’atteint jamais l’être des choses, il ne peut que poursuivre à l’infini les phénomènes, et ainsi il va sans terme et sans but, pareil à l’écureuil dans sa cage, jusqu’au jour où, las enfin, il s’arrête à n’importe quel point de la roue, en haut, en bas, puis, une fois là, prétend imposer aux autres le respect des idées où il s’est fixé. Il n’y a qu’une saine méthode de philosopher sur l’univers ; il n’y en a qu’une qui soit capable de nous faire connaître l’être intime des choses, de nous faire dépasser le phénomène : c’est celle qui laisse de côté l’origine, le but, le pourquoi, et qui ne cherche partout que le quid, dont est fait l’univers ; qui ne considère pas les choses dans une quelconque de leurs relations, dans leur devenir et leur disparition, bref sous l’un des quatre aspects qu’éclaire le principe de raison suffisante ; mais tout au rebours, elle écarte toutes les considérations qui se rattachent à ce principe, et s’attache à ce qui reste alors, à ce qui apparaît dans toutes ces relations, mais qui en soi leur échappe, à l’essence universelle du monde, laquelle a pour objet les Idées présentes dans ce monde. De cette forme de connaissance naît, avec l’art, la philosophie, et même, nous l’allons voir dans ce livre, cette disposition du caractère qui seule fait de nous de vrais saints et des sauveurs de l’univers.

  1. Grund, Urgrund, Ungrund.