Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 61

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 61. — De l’égoïsme. L’individu se paraît à lui-même l’univers tout entier ; les autres individus comptent à ses yeux pour zéro. 
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§ 61.


Nous l’avons vu au second livre, dans la nature entière, à tous les degrés de cette manifestation de la volonté, nécessairement il y a guerre éternelle entre les individus de toutes les espèces : cette guerre rend visible la contradiction intérieure de la volonté de vivre. Quand on arrive aux degrés les plus élevés, où tout éclate avec plus de force, on voit ce phénomène aussi se déployer plus au large : alors il est plus facile de le déchiffrer. C’est pour nous préparer à cette tâche que nous allons considérer l’Égoïsme, principe de toute cette guerre, dans sa source même.

Le temps et l’espace étant la condition même sous laquelle peut se réaliser la multiplicité des semblables, nous les avons nommés le principe d’individuation. Ils sont les formes essentielles de l’intelligence à l’état de nature, c’est-à-dire telle qu’elle naît de la volonté. Donc la volonté doit se manifester par une pluralité d’individus. Cette pluralité d’ailleurs ne l’atteint pas, elle volonté, elle chose en soi : il ne s’agit que des phénomènes ; pour elle, elle est en chaque phénomène tout entière et indivisible, et voit tout autour d’elle l’image répétée à l’infini de sa propre essence. Quant à cette essence en soi, à la réalité par excellence, c’est au dedans d’elle-même, là seulement, qu’elle la trouve. Voilà pourquoi chacun veut tout pour soi, chacun veut tout posséder, tout gouverner au moins ; et tout ce qui s’oppose à lui, il voudrait pouvoir l’anéantir. Ajoutez, pour ce qui est des êtres intelligents, que l’individu est comme la base du sujet de la connaissance ; et ce sujet à son tour, la base du monde ; en d’autres termes, que la nature entière hors lui, tout le reste des individus, existent seulement autant qu’il se les représente ; dans sa conscience ils apparaissent uniquement à titre de représentation, leur existence n’est donc pas indépendante, elle tient à sa nature et à son existence à lui ; et en effet, que sa conscience disparaisse, et le monde pour lui disparaîtra du même coup ; pour lui, le monde existât-il, ce serait comme s’il n’existait pas. Tout individu, en tant qu’intelligence, est donc réellement et se paraît à lui-même la volonté de vivre tout entière : il voit en lui la réalité solide du monde, la condition dernière qui achève de rendre possible le monde en tant qu’objet de représentation, bref un microcosme parfaitement équivalent au macrocosme. La nature, toujours en tout point véridique, lui en donne un sentiment simple, immédiat, accompagné de certitude, qui n’exige aucune réflexion, étant primitif. Avec ces deux faits et leurs conséquences nécessaires, on explique cette singularité : que chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste, étant même, s’il consulte la seule nature, prêt à y sacrifier tout ce qui n’est pas lui, à anéantir le monde au profit de ce moi, de cette goutte d’eau dans un océan, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel à tous les êtres dans la nature ; c’est par lui, au reste, que la contradiction intime de la volonté se révèle, et sous un aspect effroyable. L’égoïsme, en effet, a pour base, pour point d’appui, cette opposition même du microcosme et du macrocosme ; il vient de ce que la volonté, pour se manifester, doit se soumettre à une loi formelle, au principe d’individuation ; par suite, elle se produit en une infinité d’individus, toujours pareille à elle-même, toujours entière, complète, avec ses deux faces {la volonté et la représentation). Ainsi chacun s’apparaît comme étant la volonté tout entière et l’intelligence représentative tout entière, tandis que les autres êtres ne lui sont donnés d’abord qu’à l’état de représentations, et de représentations à lui : aussi, pour lui, son être propre et sa conservation doivent-ils passer avant tout au monde. Pour chacun de nous, notre mort est la fin du monde ; quant à celle de nos connaissances, c’est chose assez indifférente, à moins qu’elle ne touche à quelqu’un de nos intérêts personnels. Quand la conscience atteint à son plus haut degré, c’est-à-dire chez l’homme, la douleur et la joie, par conséquent l’égoïsme, doivent, comme l’intelligence, s’élever à leur suprême intensité, et nulle part n’aura éclaté plus violemment le combat des individus, l’égoïsme en étant la cause. C’est le spectacle que nous avons sous les yeux, en grand et en petit ; il a son côté effroyable : c’est la vie des grands tyrans, des grands scélérats, ce sont les guerres qui ravagent un monde ; et son côté risible : c’est celui-ci que considère la comédie, et il a pour traits essentiels cette vanité et cette présomption si incomparablement décrites, expliquées in abstracto par La Rochefoucauld ; ce spectacle, nous le retrouvons et dans l’histoire universelle, et dans les limites de notre expérience. Mais où il se manifeste à plein, c’est quand, dans un groupe d’hommes, toute loi, tout ordre vient à être renversé ; alors on voit clairement ce bellum omnium contra omnes, dont Hobbes, au premier chapitre du De cive, a fait une si parfaite peinture. Là, on voit chacun non seulement arracher au premier venu ce dont il a envie, mais, pour accroître même imperceptiblement son bien-être, ruiner à fond le bonheur, la vie entière d’autrui. Telle est la plus énergique expression de l’égoïsme ; pour aller plus loin, il n’y a que la méchanceté proprement dite : celle-là travaille sans intérêt aucun, sans utilité, à la douleur, au malheur d’autrui ; nous en viendrons bientôt à elle. — Ainsi, nous avons découvert la source de l’égoïsme ; ailleurs, dans mon mémoire sur le Fondement de la morale, § 14, nous n’avions fait que la poser dogmatiquement : que l’on compare les deux opérations.

C’est là l’une des sources principales d’où sort pour se mêler à la vie, puisqu’il le faut et qu’ainsi le veut l’essence de la vie, la souffrance ; dès qu’il se réalise, prend une forme déterminée, cet égoïsme devient l’Eris, la guerre entre tous les individus : ainsi se traduit la contradiction qui déchire la volonté de vivre elle-même, en deux parties ennemies, et qui prend une forme visible grâce au principe d’individuation ; quand on veut se la mettre sous les yeux, dans toute sa clarté, sans intermédiaire, il y a un moyen cruel : ce sont les combats de bêtes. Cette division, cette déchirure, est comme l’intarissable source des souffrances ; les barrières que l’homme a imaginées pour l’arrêter sont inutiles : nous verrons bientôt ce qu’elles sont.