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Le Mystère de Quiberon/13

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 183-198).


CHAPITRE XII

Mouvement rétrograde ordonné par d’Hervilly ; déplorables dispositions. — Mécontentement marqué des Chouans. — Attaque des lignes royalistes par les républicains. — Retraite protégée par Cadoudal. — Exclamation admirative de Hoche. — Inaction complète de d’Hervilly. — La presqu’île bloquée du côté de la terre. — Temporisation inexplicable de Hoche. — Débarquement de corps chouans pour tourner l’armée républicaine. — Le corps de Tinténiac détourné par des instructions perfides émanant de l’agence de Paris. — Mort de Tinténiac ; dislocation de son corps d’armée. — La division de Jean-Jean dissoute par l’effet des mêmes intrigues. — Système de contre-ordres et de faux ordres pratiqué pour empêcher le succès au nom de Louis XVII.

Vauban, qui était toujours à Plouharnel sans avoir été attaqué, reçoit, le troisième jour, de d’Hervilly, l’ordre de se replier pour venir occuper les positions si maladroitement abandonnées par les émigrés, avec des instructions détaillées, lui prescrivant d’établir sa ligne du Mont Saint-Michel à Sainte-Barbe, en passant par Carnac, Kergonan et Plouharnel, de « s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité et de ne les rendre qu’après avoir pris des ordres ». Avis lui est donné en même temps, qu’il est couvert par un corps de Chouans sous les ordres de d’Allègre, placé à une demi-lieue en avant de son front.

La position était très mauvaise, la résistance n’étant possible qu’au point extrême de l’aile gauche, à Sainte-Barbe, et tout le reste de la ligne, déployée sur une étendue de deux lieues, se trouvant sans aucune voie de retraite.

En outre, Vauban apprend, bientôt après, par des paysans, que le corps de d’Allègre a été ramené par ordre, jusqu’à Kergonan, sans qu’il en ait été lui-même régulièrement informé. Il reçoit, en même temps de Cadoudal, avis que l’ennemi est en forces à Ploermel, deux lieux en avant de son centre, et que des prisonniers annoncent une attaque préparée pour cette nuit même, ou le point du jour.

Il se décide à l’instant, sous sa responsabilité personnelle, à replier sa droite sur son centre, pour attendre l’ennemi sur un terrain à portée des moyens de retraite. Il fait porter par deux aides de camp successivement à d’Hervilly, l’avis de son mouvement, avec déclaration que, si les secours demandés en renforts et en artillerie lui sont envoyés sans retard, il peut encore réoccuper les positions prescrites : aucune réponse ne lui parvient. Il reprend en hâte sa marche vers Sainte-Barbe qu’il voit sur le point d’être attaqué : ordre lui parvient à ce moment, de la part de d’Hervilly, de retourner à Carnac. Il se fâche et répond que l’ordre est inexécutable ; il veut réunir tout ce qu’il a sous la main « pour sauver Sainte-Barbe et peut-être la presqu’île et l’armée entière ».

Mais il trouve les troupes chouannes exaspérées de l’abandon où le commandement les laisse[1]. L’intrépide Georges, lui-même, déclare qu’il ne peut ni ne veut attaquer ; que ses hommes ne se battront pas ; que, pour lui, il se reproche d’avoir été un des chefs qui ont protégé cette descente ; qui ne tend à rien moins qu’à faire écraser tout le parti par le système destructeur que l’on a adopté. Les Chouans finissent cependant par se rendre aux exhortations. Ils se laissent toucher par l’imminence des dangers qui menacent les malheureuses populations fuyant éperdues devant les colonnes mobiles des Bleus.


« Plusieurs de ces colonnes, — dit un contemporain, — épouvantèrent le pays par les excès auxquels elles se livraient, l’une surtout, celle de M. C… acquit en ce genre une horrible célébrité. Non seulement les fermes étaient pillées, mais on incendia, on massacra des vieillards, des femmes, des enfants, sous prétexte que les adultes et les jeunes hommes s’étaient insurgés[2]. Tout ce qui pouvait échapper au massacre fuyait vers la côte, emportant tout ce qui avait échappé au pillage. Cette malheureuse population, au nombre de près de dix mille individus, s’était réfugiée à Sainte-Barbe, sous la protection de Georges Cadoudal. Aussitôt que la retraite commença, elle se précipita tumultueusement vers la falaise, chargée de bagages ; chacun emportant ce qu’il pouvait, jusqu’à des meubles de peu de valeur, parce que tout est précieux pour le pauvre. Les cris de ces malheureux, mêlés aux vagissements de leurs bestiaux augmentaient la confusion. Les habitants de Plouharnel fuyaient aussi par le gué de Saint-Guenel et par la chaussée du moulin de Bégo. Il y avait encombrement sur tous les passages, c’était à qui devancerait la dernière colonne ; mais, pour leur donner le temps de s’écouler, le bataillon d’Auray, avec son commandant, M. Glain, s’était placé au moulin à vent de Kergonan, en avant des positions que l’armée venait de quitter entre Sainte-Barbe et Plouharnel. Il occupait le moulin et s’abritait de quelques murailles de clôture. Là, ces braves gens arrêtèrent la colonne républicaine pendant plus de deux heures, sauvant ainsi la vie à un grand nombre de leurs compatriotes[3]. »


Cadoudal, de loin, s’aperçoit que ce brave bataillon est tourné ; il revient sur ses pas au bord de l’étang, à Kersivienne, pour l’attendre et le protéger, les royalistes parviennent à s’échapper en se jetant dans le gué, dont les fonds leur sont connus et où les républicains n’osent s’aventurer. Il reste à peine à Cadoudal lui-même le temps de se rallier à l’arrière-garde dont il fait partie, car Hoche débouche à cet instant sur la falaise avec quatre mille hommes d’infanterie, appuyés de cavalerie et d’artillerie. L’arrière-garde, alors, sous le commandement de Tinténiac, secondé par Mercier, d’Allègre et Cadoudal, résiste pendant trois heures à tous les assauts d’un ennemi supérieur en nombre et en armement, reculant méthodiquement sur un sol inégal et dangereux, faisant à chaque instant volte-face pour laisser passer des paysans fuyards, et soutient cette retraite avec tant de solidité, de discipline et de bravoure que Hoche, saisi d’admiration, s’écrie : « Pourquoi tous les Français ne combattent-ils pas sous le même drapeau ! » — Qui sait quels étaient au fond, les regrets exprimés par cette exclamation ?

On arrive enfin aux retranchements.

Ils étaient vides. Du fort Penthièvre, on avait pu suivre tous les détails de cette scène, ce troupeau humain fuyant dans le désordre de l’épouvante, ces héroïques Chouans se sacrifiant pour les sauver ; on n’avait pas fait sortir un homme pour prêter main forte ; on n’avait pas même garni les retranchements ; on n’avait pas complété la garnison du fort. Tous ces désespérés qui cherchaient un refuge contre les représailles républicaines, se précipitaient pêle-mêle dans le chemin couvert, se bousculaient, se disputaient le passage en l’encombrant. Les troupes lancées à leur poursuite y seraient entrées avec eux, si cette même arrière-garde qui avait couvert la retraite, n’était revenue se mettre en ligne pour arrêter encore pendant trois heures les attaques de l’ennemi. Sans le dévouement de ces braves, « les forts, dit Vauban, étaient enlevés et la campagne était terminée ce jour-là ».

On ne voit même pas très bien, à vrai dire, ce qui a empêché Hoche de la terminer ainsi.

À ce moment seulement, le régiment du Dresnay arrive pour prendre la garde des retranchements. D’Hervilly l’accompagne. À sa vue, Vauban ne peut se contenir. « Je pense, Monsieur, — lui dit-il, — que vous trouverez simple et juste que la journée d’aujourd’hui soit expliquée entre vous et moi, en présence d’un conseil de guerre. »

Puisaye paraît avoir repris momentanément un peu d’initiative ; mais tout ce qu’il peut faire est de parer aux dangers pressants. Dans une reconnaissance à laquelle il s’est livré lui-même, il a vu l’ennemi occupé à élever des retranchements pour bloquer complètement la presqu’île. Il fait décider une sortie de nuit.

À onze heures du soir, Puisaye et d’Hervilly se mettent en marche, à la tête des régiments soldés. Ils sont parvenus à une demi-portée du camp républicain sans attirer l’attention et vont le surprendre. À ce moment, leurs deux colonnes s’abordent dans l’obscurité et se fusillent sans se reconnaître. L’alerte est donnée chez les républicains ; ils dirigent leur artillerie sur le point signalé par le feu des royalistes, parmi lesquels une certaine confusion se produit pendant quelques minutes. Leurs officiers rétablissent l’ordre ; mais le coup leur paraît manqué : ils ordonnent la retraite, qui s’opère assez bien, couverte par le régiment du Dresnay et protégée par l’artillerie du fort et par le feu d’une canonnière anglaise.

Hoche écrit ce même jour, 7 juillet : « Les Anglo-Émigrés-Chouans sont bloqués, comme des rats. »

Ils étaient bloqués en effet du côté de la terre ; mais la mer leur restait ; ils avaient des vivres à profusion, des munitions en abondance[4] ; ils pouvaient donc tenir longtemps et avec la presque certitude d’être incessamment secourus par une force considérable qui pourrait dégager le blocus et avec la perspective de voir à bref délai arriver le comte d’Artois[5], ce qui les mettrait en état de prendre l’offensive. Hoche n’avait donc aucune raison de chanter victoire, à moins qu’il ne voulût endormir la vigilance républicaine, ou qu’il ne fut très exactement au courant des intrigues et des manœuvres par lesquelles l’armée de secours allait être détournée et dissipée, et le renfort retenu dans les ports d’Angleterre.

Il y avait près de dix mille Chouans enfermés dans la presqu’île. On convint d’en transporter la plus forte partie sur la Grande-Terre. Cela faisait autant de bouches de moins à nourrir : il paraît que cette considération a surtout déterminé d’Hervilly. Mais Puisaye avait conçu le projet de les employer à une diversion qui pouvait changer la face des choses.

On forma deux corps de quatre mille hommes environ chacun, auxquels ont fit revêtir des habits rouges. La raison ne s’aperçoit pas très bien de cette espèce de déguisement, qui pouvait flatter une des manies de d’Hervilly par l’illusion d’une incorporation à son effectif régulier, mais qui ne devait pas être du goût de ces Bretons, chez lesquels la haine traditionnelle de l’Angleterre n’était certainement pas éteinte par ce qui se passait depuis quelques jours. Peut-être avait-on compté sur le prestige de l’uniforme pour faire naître quelques scrupules de discipline capables de contre-balancer les tendances à la défection qui s’étaient récemment manifestées.

Un de ces corps, sous les ordres de Tinténiac, avec Cadoudal, Mercier, d’Allègre et Saint-Tronc, fut embarqué à Port-Haliguen et vint prendre terre dans le golfe du Morbihan, sur la côte de la presqu’île de Rhuys, auprès de Sarzeau. Tinténiac a pour instructions de remonter à travers le pays, en entraînant avec lui tous les rassemblements d’insurgés qu’il pourra rencontrer, il doit être le 14 à Baud, au croisement des routes de Quimper à Rennes et d’Auray à Saint-Malo et y faire sa jonction avec Jean-Jean. Celui-ci, débarqué au Pouldu, à l’entrée de la rivière de Quimperlé, devait envoyer un détachement sur Quimper, pour délivrer quinze cents Anglais prisonniers, et avec ce renfort, grossi également des contingents chouans rencontrés, aller par Gourin et Le Faouët, rejoindre Tinténiac au rendez-vous de Baud. Tinténiac avait ordre de prendre le commandement général de cette petite armée, qu’on avait calculé devoir être d’au moins quinze mille hommes, de la conduire par les forêts de Camors et de Lanvaux et de venir camper le 15 au soir, à une lieue de Hoche, pour se jeter sur ses derrières le 16, pendant que les troupes de la presqu’île l’attaqueraient de front.

Ce plan avait certainement de grandes chances de réussite. Il est difficile de comprendre pourquoi certains auteurs ont voulu mettre en doute qu’il ait été effectivement formé, car on ne voit pas quelles instructions auraient pu être données aux corps envoyés sur la Grande-Terre, si ce n’étaient celles-là[6]. On va voir comment l’exécution en fut empêchée par de faux ordres et de faux avis. Et c’est à un témoin plus que complaisant pour la Restauration que le récit sera emprunté.


« Il me paraît nécessaire, pour ne pas interrompre la suite immédiate des faits, de faire connaître les motifs auxquels on attribua l’absence de MM. de Tintiniac[sic], Jean-Jean et Vauban[7], au moment de l’attaque de Sainte-Barbe. Ces motifs cependant ne furent connus que dans la journée du 19 juillet. Ils étaient détaillés, dit-on, dans les dépêches que le conseil du Morbihan envoyait en secret par un bateau de correspondance, au quartier général.

» Le chevalier de Tintiniac, ainsi que je l’ai dit plus haut, avait débarqué le 11 avec son corps de six mille hommes, en dessous de Sarzeau, où il avait battu les républicains qui voulaient s’opposer à sa descente. Il tourna ensuite la baie du Morbihan, afin d’arriver le plus promptement possible au rendez-vous de Baud, où la division de Jean-Jean devait le joindre. Ses troupes furent considérablement augmentées par un grand nombre de paysans des paroisses qu’il traversait. Il s’était à peine éloigné de la côte, qu’un officier royaliste se présenta à lui, et, au nom de son chef, agissant dans la Bretagne pour la cause commune, mais étranger à l’expédition de Quiberon[8], lui remit une lettre qui lui enjoignait, au nom de S. M. Louis XVIII, de se rendre à Elven pour y recevoir des ordres ultérieurs. Tintiniac crut pouvoir se conformer à cette invitation sans manquer au rendez-vous de Baud, qui ne devait avoir lieu que le 16. Il espérait en outre grossir sa petite armée de deux ou trois mille Chouans qui se trouvaient près d’Elven, sous les ordres du chevalier de Silz. Le soir du même jour, il fut poursuivi dans sa marche par des troupes républicaines. Elles avaient à leur tête le général Grouchy, qui avait passé la Vilaine et allait joindre Hoche au camp de Sainte-Barbe. Le combat s’engagea ; il recommença le lendemain à la pointe du jour, et malgré tous les efforts de l’ennemi, les royalistes gagnèrent la forêt de Mollac, où ils se réunirent aux troupes du chevalier de Silz qui était dans la forêt. Il se mit en marche avec Tintiniac qui avait rassemblé douze mille hommes sous ses drapeaux et taillèrent en pièces une faible garnison qui avait voulu faire résistance.

» On lui remit encore à Elven une lettre du chevalier de La Vieuville qui, après la mort de l’infortuné Boishardy, avait pris le commandement des Côtes-du-Nord. D’après le contenu de cette lettre, il devait se porter à marches forcées au château de Coëtlogon, à dix lieues d’Elven, vers le Nord. C’est là qu’il recevrait définitivement les instructions sur le but de la marche.

» Il arriva au soleil levant du 13, près de Josselin. Cette ville était occupée par une garnison de six cents hommes, qui, après une courte défense, s’enferma dans le château. Quoique son armée fut forte de douze mille hommes, comme nous l’avons dit, il pensa ne pas devoir laisser derrière lui ces six cents républicains qui pourraient inquiéter son arrière-garde. Il attaqua le château, et voyant qu’il avait perdu près de deux cents hommes tués au pied du rempart, il battit en retraite, lorsqu’il lui fallut faire volte-face ; les républicains avaient fait une sortie pour chasser les Chouans ; mais ils se virent obligés de rentrer dans le château.

» Le chevalier de Tintiniac se remit en marche le lendemain 14, traversa Mohon sans obstacle ; mais il eut à livrer un nouveau combat en passant par la Trinité. Dans ce bourg, s’étaient réunis quinze cents soldats républicains ; il les attaqua, les enfonça et partit en laissant trois cents morts des leurs sur la place.

» Les royalistes arrivèrent enfin à Coëtlogon, où Tintiniac et les officiers supérieurs de son armée furent reçus par plusieurs dames au nombre desquelles étaient la malheureuse veuve Mme Boishardy avec Mlle sa fille aînée, ainsi que Mme et Mlle de Guernisac, qui reconnurent parmi eux, l’une son frère et l’autre son mari.

» Dans la Bretagne, comme dans la Vendée, les femmes royalistes, animées par l’enthousiasme si naturel à leur sexe, bravaient tous les dangers pour servir la correspondance entre plusieurs chefs de leur parti. Le commodore Sydney Smith servait aussi efficacement cette correspondance : soit en plein jour, soit au milieu de l’obscurité de la nuit, il se faisait mettre à terre sur quelque point solitaire de la côte pour aller conférer avec les chefs royalistes.

» Les dames Boishardy et Guernisac étaient des émissaires du chevalier de La Vieuville : elles apportaient de la part de ce chef, des instructions verbales pour M. de Tintiniac, en vertu desquelles ce général devait « s’emparer de la ville de Saint-Brieuc, afin d’y établir son quartier général ; se rendre aussitôt sur la côte de la Manche, pour seconder une attaque sur Saint-Malo, qui serait effectuée par mer et par l’amiral Stracham, qui croisait dans la Manche avec une escadre. Cet amiral aurait pris à bord de ses vaisseaux les nombreux émigrés qui se rassemblaient dans les îles de Jersey et de Guernesey, et parmi lesquels se trouvaient les princes d’Auvergne et de Léon. Devenus maîtres de Saint-Malo, tous les royalistes des Côtes-du-Nord marchaient avec le chevalier de Tintiniac pour aller combattre ou cerner le général Hoche[9] ».

» Ainsi, de marche en marche et de combat en combat, M. de Tintiniac n’était parvenu qu’à recevoir des instructions d’une exécution difficile, d’un résultat incertain et en contradiction avec celles à lui données par son véritable chef, qui n’était pas M. de La Vieuville. Et, en un mot, au moment qu’il s’agissait d’une action générale contre le camp de Sainte-Barbe, son obéissance envers son chef devait être absolue et exclusive. Ce qu’il y a de plus incompréhensible dans la mission qu’on voulait lui confier, c’est que toutes les instructions qui y étaient relatives lui furent données au nom de S. M. Louis XVIII. Comment ce monarque pouvait-il prévoir d’avance la marche qui, d’après les ordres du général en chef, devait porter M. de Tintiniac sur la côte du Morbihan (où il reçut la lettre du chevalier de La Vieuville), lorsqu’on ignorait encore si l’on attaquerait le camp de Sainte-Barbe, projet qui donna lieu aux différentes manœuvres dont furent chargés Tintiniac, Jean-Jean et Lantivy ? On ne peut trouver la solution de ce problème que dans le zèle de ces fidèles royalistes, qui, agissant pour le Roi, croyaient pouvoir sanctionner leurs dispositions par ce nom auguste. Cependant ce sont ces volontés dissidentes, quoique tendant toutes au même but, ce sont ces autorités partagées, cette émulation à diriger plusieurs dispositions contradictoirement, excluant l’ordre et l’ensemble des opérations, qui ont, avec les désirs les plus purs, souvent nui à la bonne cause[10].

» Quoi qu’il en soit, le chevalier de Tintiniac n’eut pas le temps de motiver son refus aux invitations de Mmes Boishardy et Guernisac, le bruit d’une fusillade vint interrompre leur entretien et l’alarme se répandit dans tout le château. Un corps assez considérable de républicains, arrivé du côté de Loudéac, avait attaqué l’armée royale, qui bivouaquait dans l’avenue et dans les champs voisins. Tous les chefs accoururent aussitôt, les républicains furent enveloppés et on en fit un affreux carnage. Cette victoire fut cependant suivie des plus amers regrets, et les lauriers que cueillirent les royalistes furent teints du sang de leur général. Emporté par son ardeur, M. de Tintiniac s’était mis à la poursuite des fuyards. Il découvre, en traversant l’avenue, un grenadier républicain qui s’était réfugié derrière une haie, il le somme de mettre bas les armes ; le grenadier, loin d’obéir, le couche en joue et le tue sur place[11]. »


Le commandement est alors pris par le jeune vicomte de Pont-Bellenger ; mais la plupart des chefs refusent de continuer une marche faite en dehors des instructions régulières et qui les a portés déjà si loin du point de concentration assigné : ils se trouvaient jetés à plusieurs jours de marche de Baud, où ils devaient être rendus le 14, et l’on était au 16. À cette heure, l’attaque des lignes de Sainte-Barbe avait eu lieu et avait abouti à un désastre, au lieu d’une victoire que le mouvement prescrit eut probablement assurée.

Par des intrigues pareilles, la division de Jean-Jean et de Lantivy avait été dissoute plus complètement encore. En débarquant dans la rivière de Quimperlé, Jean-Jean avait reçu un ordre lui prescrivant de se porter aussi à Saint-Brieuc, avec avis que Tinténiac se dirigeait vers le même point. Déjà outré des affronts subis à Quiberon, il ne voulut pas assumer la responsabilité du parti à prendre entre des ordres contradictoires et voulut consulter les chefs de corps. Le bruit s’en répandit dans les rangs avec des commentaires qui mirent le comble au dégoût et au découragement. Il fut impossible de retenir les hommes qui, pour la plupart se dispersèrent. Les petites bandes de gars pour qui la Chouannerie était devenue une habitude et une profession, se hâtèrent de regagner, chacune de leur côté, les forêts qui leur servaient de refuge.

Le système de contre-ordres et de faux ordres poursuivi avec un acharnement méthodique, avait donc réussi à briser tous les ressorts de l’insurrection. C’était par la main de royalistes que la République était sauvée du plus grand danger qui l’ait menacée. Mais l’artisan de ces machiavéliques combinaisons pouvait se réjouir. La royauté de Louis XVII cessait d’être universellement reconnue ; et l’on était parvenu à faire afficher en beaucoup de lieux, le nom de Louis XVIII.


  1. « Je connaissais, — dit-il, — la disposition et le mécontentement des troupes royalistes, et dis que j’aimais mieux être traduit à un conseil de guerre, que d’obéir à des dispositions et à des ordres dont il résultait de toute évidence que les gentilshommes et les fidèles Bretons que je commandais, allaient tous être égorgés ou noyés dans trois heures » (Mémoires de Vauban, p. 92).
  2. Un témoignage dont la valeur sur ce point ne saurait être récusée, est celui de Hoche. Dans un grand nombre de ses lettres, il a parlé des excès commis par les troupes républicaines, dans des termes d’une énergie et d’une précision remarquables. On en trouvera quelques extraits, Append. n° 14.
  3. Relation de Chasle de La Touche, p. 41.
  4. Après la prise de Quiberon, les rapports faits à la Convention constatent qu’on y trouve « des magasins immenses de farine, biscuits, rhum, fromages, etc. ; 70.000 fusils, 150.000 paires de souliers, des effets d’habillement et d’équipement pour une armée de 40.000 hommes ». Dans un autre rapport officiel, on lit : « Les farines superbes qui y sont en abondance peuvent nous procurer de quoi alimenter notre armée pendant au moins six mois par aperçu. »
    On voit donc bien, — soit dit en passant, — que c’était purement par un calcul politique que d’Hervilly avait mis les Chouans à la demi-ration. C’était pour les contraindre à s’enrôler dans les troupes soldées, pour les soustraire au commandement et à l’influence de Puisaye et des officiers bretons.
  5. Pour plus de sûreté, les gens du comte de Provence avaient bien soin d’entretenir et de confirmer cette espérance, au moment même où l’ajournement de l’expédition était décidé.
    « Attendez le comte d’Artois. Voilà qu’il est en mer. »
    « Puisaye avait reçu le 10 (juillet) cette fausse nouvelle d’Harcourt, vieux radoteur qui résidait à Londres, avec le titre d’ambassadeur du roi, et qui, sans s’en douter, servait les intrigues des deux petites cours pour paralyser tout. » (Michelet, Histoire de la Révolution, p. 1979.)
  6. Rouget de Lisle est d’accord sur ce point avec Vauban, Villeneuve-Laroche et autres.
  7. Vauban fut chargé, le jour de l’attaque de Sainte-Barbe, d’une autre opération, un mouvement tournant qui ne réussit pas.
  8. Ce chef « étranger à l’expédition de Quiberon », qui détournait ainsi, au nom de M. de Provence, les lieutenants de Puisaye, était M. de La Vieuville. On ne peut admettre que son nom fut ignoré de M. de Villeneuve-Laroche ; il est bien remarquable qu’il s’abstienne de le nommer ici.
  9. Ces lignes sont encadrées entre guillemets dans le texte de l’auteur Villeneuve-Laroche. Il a donc voulu rapporter (ou expliquer) la teneur exacte des instructions données à Tinténiac.
  10. M. de Villeneuve avoue que tout cela est incompréhensible. Dans son zèle, il propose pourtant une solution du « problème », mais il ne s’aperçoit pas que cette solution laisse à résoudre un autre problème qui se pose par suite de cette solution même. Comment expliquer que Louis XVIII, parvenu au trône, ait réservé ses faveurs et ses récompenses à « ces volontés dissidentes » qui avaient « sanctionné leurs dispositions par son nom auguste » pour aboutir au désastre de Quiberon, et ait tenu rigoureusement en disgrâce tous ceux qui, comme Puisaye, Vauban et autres, avaient préparé ou loyalement secondé l’expédition dont le succès était assuré sans la perfide, ou tout au moins malencontreuse, intervention de ces faux ordres ?
    Autre remarque. — Il n’est pas douteux que tous ces faux ordres étaient donnés sous l’autorité du personnage qui se faisait appeler Louis XVIII ; mais Tinténiac les acceptait-il sous ce nom ? Beauchamp nous apprend comment, à cette même époque, ce chef de Chouans qualifiait publiquement ce personnage dans une proclamation : « … Le prétendant, ajouta Tinténiac au nom de Puisaye, a brigué lui-même à la cour de Londres, ce dangereux commandement, mais pour ne point compromettre sa personne, le comte d’Artois, son frère… » (Hist. de la Vendée et des Chouans, Paris, 1807, t. 3, p. 188.)
    Du reste, sous les réticences et les habiletés de l’officieux Villeneuve, on démêle très bien tout ce qui s’est passé. De Sarzeau, jusqu’à Coëtlogon, on a trouvé moyen de faire marcher Tinténiac, par des avis ambigus, qui ne laissent pas deviner ce qu’on attend de lui, ni très probablement à quelle autorité on veut le faire obéir. Car c’est précisément quand, par la bouche séductrice de femmes distinguées, on lui fait transmettre un ordre de S. M. Louis XVIII, que Tinténiac répond par un refus.
    On va voir Jean-Jean et Lantivy refuser aussi d’obéir à des ordres pareils, donnés sans aucun doute au nom de la même autorité royale.
  11. Est-il bien sûr que cette balle, qui venait, si à propos, punir une désobéissance aux ordres de S. M. Louis XVIII, fut une balle républicaine ? Cela a bien l’air d’une exécution, due au « zèle » de quelqu’un de ces fidèles, « agissant pour le Roi ».