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Le Mystère de Quiberon/2

La bibliothèque libre.
Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 1-22).



CHAPITRE PREMIER

Résistance de l’opinion publique à la constitution républicaine. — Un retour de la monarchie considéré comme inévitable. — Combinaisons successives des principaux meneurs : Danton, Robespierre ; Mission de Maret et Semonville. — Recrudescence du mouvement royaliste après Thermidor. — Divers courants dans le parti royaliste. — Machiavélisme du comte de Provence ; ses menées révolutionnaires avant l’émigration, son attitude d’intransigeance après l’émigration ; son appréciation sur la mort de Louis XVI et ses pronostics sur celle de Louis XVII. — La mort du jeune roi escomptée par les gens de cour et d’affaires. — Sa délivrance souhaitée et prévue par les royalistes de l’intérieur. — Motifs de la défiance des princes à l’égard de la Vendée. — Projets pour la délivrance du jeune roi ; combinaisons diverses ; les illusions de Charette ; les moyens de Frotté ; le concours de Barras acquis par Joséphine de Beauharnais.

Au commencement de 1795, le parti royaliste se préparait à jouer une partie décisive.

Ses chances étaient grandes.

La République ne s’était imposée que par la surprise et la violence, et ne s’était maintenue que par la terreur, par l’inquisition organisée, par l’échafaud et les massacres.

La masse était restée profondément attachée aux institutions monarchiques, dont le maintien avait été inscrit en tête de tous les cahiers, comme la base intangible des réformes désirées et comme la condition fondamentale des mandats donnés aux députés.

En dépit des efforts tentés pour accréditer une légende contraire, les historiens sérieux, ceux même de l’école nettement révolutionnaire qui ont le courage de leur opinion et dont les écrits sont destinés à subir le jugement de la postérité, l’avouent à toutes les pages.

Michelet, — pour citer l’un des plus grands, — fait en quelques traits d’une vigueur magistrale, un tableau frappant de cette situation en 93, à l’époque de la plus grande effervescence révolutionnaire, quand il déplore l’attitude du parti girondin « encourageant par ses résistances éloquentes, la résistance muette et l’inertie calculée des administrations de départements, qui entravaient toute chose… », et l’aveuglement de « ces excellents républicains, restés nets, purs et loyaux, qui s’obstinèrent à ne pas voir… que leur parti se royalisait… Ils croyaient Lyon girondin, dans leur fuite en juin, juillet, ils le trouvèrent royaliste. Il en fut de même de la Normandie, de même encore de Bordeaux. Ils se virent avec étonnement, avec horreur et désespoir l’instrument du royalisme[1] ».

Taine, plus froid et plus vigoureux analyste des documents historiques, fait un tableau plus précis de l’opinion en 94 : « À l’autre bout de Paris, dans la Tour du Temple, séparé de sa sœur, arraché à sa mère, le petit dauphin vit encore ; nul en France n’est si digne de pitié et de respect, car, s’il y a une France, c’est grâce aux trente-cinq chefs militaires ou rois couronnés, dont il est le dernier rejeton. Sans leurs dix siècles de politique persévérante et de commandement héréditaire, les Conventionnels qui viennent de profaner leurs tombes à Saint-Denis et de jeter leurs os dans la fosse commune ne seraient pas des français. En ce moment, si les suffrages étaient libres, l’immense majorité du peuple, dix-neuf Français sur vingt, reconnaîtraient pour leur roi l’enfant innocent et précieux, l’héritier de la race à laquelle ils doivent d’être une nation et d’avoir une patrie[2]. »

C’est qu’en effet le soulèvement de la Vendée n’était que l’éruption la plus violente, la manifestation symptomatique sur le point le plus sensible, des ferments qui bouillonnaient dans le corps tout entier. La Guyenne, le Languedoc, la Provence, toutes les provinces du Centre et de l’Ouest, gardaient une attitude hostile et menaçante, prêtes à secouer le joug républicain. On avait vu « une Vendée commençant, dans les monts de la Lozère[3] ».

Les journaux du temps, les pamphlets, les dénonciations et les réquisitoires, les rapports des représentants en mission, les procès-verbaux de la Convention, ne sont remplis que de plaintes et de menaces contre l’indestructible vitalité de l’esprit contre-révolutionnaire et royaliste. Il faut sans doute tenir compte de l’exagération. Le crime le plus irrémissible était celui d’aspirer au rétablissement de la tyrannie : c’était celui dont on accusait ceux que l’on voulait perdre. Mais pour qu’il fût possible d’en faire la base inusable d’accusations indéfiniment répétées, il fallait bien que la vraisemblance résultât de l’état général de l’opinion.

Et la vérité est qu’aux yeux même des hommes qui s’étaient jetés avec le plus de fougue et de fureur dans le mouvement de destruction, la fin inévitable de l’orgie révolutionnaire n’apparaissait que sous la forme d’une restauration monarchique. La vérité est que chacun de ceux que la lutte des partis avait élevés momentanément à une situation prépondérante, avait cherché la consolidation de sa fortune dans des combinaisons anti-républicaines.

Il est bien certain que Cambon ne trompait pas la Convention quand, dans la séance du 13 juillet, il affirmait que « la journée du 31 mai 93, n’avait été dans son principe qu’un mouvement contre-révolutionnaire, préparé dans les conciliabules de Charenton par Danton, Robespierre, Pache et autres, dans le but de rétablir le petit Capet sur le trône[4] ».

Il est bien certain que l’échec de cette tentative n’avait pas découragé quelques-uns de ceux qui y avaient pris part ; et que la mission de Maret et de Semonville, en août suivant, si étrangement entravée par un acte de violence de l’Autriche, avait pour but réel des négociations royalistes avec les cours de Toscane et de Naples. Mounier, ami intime de Semonville et dépositaire de ses papiers, a donné à cet égard, sous des réticences voulues, des indications suffisamment significatives.


« Il s’agissait, — dit-il, — de sauver les déplorables restes de la famille royale. Il y a plus, c’est notre collègue qui l’atteste : Danton, le terrible Danton, pour échapper à l’enfer dont il avait attisé les feux, songeait à se créer un refuge auprès du trône relevé. Mais on ne sait par quel fatal enchaînement de circonstances, car on ne saurait admettre la possibilité d’un froid calcul[5], le gouvernement autrichien fit saisir les deux ministres chargés de cette sainte mission et les plongea dans des cachots, rompant ainsi les premiers fils d’une négociation qui aurait pu épargner à la France d’éternels regrets. »


Il est bien certain que, vers le même temps, Robespierre, de son côté, manœuvrait avec prudence et dissimulation, suivant son habitude, mais non sans une certaine audace, pour ramener le pays dans les voies violemment abandonnées. C’est encore à Michelet qu’il faut emprunter le récit de ces tentatives « rétrogrades ». Après avoir rendu compte des mesures prises par la Commune et ratifiées timidement par la Convention pour abolir le culte catholique et après avoir exposé que « royalisme et catholicisme sont choses identiques » — ce qui peut être discutable en thèse générale, mais ce qui était universellement admis et évidemment vrai pour la France de 93, — voici comment il apprécie l’attitude de Robespierre :


« Le soir du 21 (nov. 93), aux Jacobins, il (Robespierre) assura froidement que la Convention ne voulait point toucher au culte catholique, que jamais elle ne ferait cette démarche téméraire… »

« … Après tant d’efforts sincères, de progrès réels, d’élans, de nobles aspirations, tel il fut, tel il retombait pour la question capitale et redevenait l’espoir de ceux qu’il avait combattus ! »

« Son discours du 21 novembre, justifiable ou louable pour tout ignorant qui n’y voit qu’une thèse générale et ne sait pas le sens précis que lui donnait le moment, fut parfaitement compris de l’Europe. Elle sentit dès lors que tôt ou tard la Révolution traiterait. En décembre 93, en juin 94, à la fête de l’Être Suprême, les rois aussi bien que les prêtres, espérèrent en Robespierre[6]… »


Il est bien certain qu’après que l’exécution de Danton l’eut débarrassé de son rival le plus redoutable, le même Robespierre conçut le dessein de se créer auprès du trône relevé, mieux qu’un simple refuge, et haussa ses ambitions jusqu’au projet d’une alliance avec la fille de Louis XVI, qui l’eût placé sur les marches mêmes du trône et lui eût permis de se constituer le tuteur d’un enfant déjà dénoncé à l’avance comme atteint d’un dépérissement irrémédiable.

Folie chimérique ? Qui oserait le dire ? Erreur tout au plus dans l’évaluation du point déjà atteint par l’évolution vertigineuse des idées et le déplacement incalculable des relations sociales, mais erreur de quelques degrés seulement ; effet trop naturel d’une sorte de mirage qui, des hauteurs où les événements l’avaient porté, rapprochait à ses yeux et lui montrait immédiatement tangible et saisissable ce qui n’était, après tout, qu’à bien faible portée dans le mouvement des possibilités ; car le temps n’était pas loin où l’Europe devait voir une de ses plus vieilles et de ses plus fières dynasties accepter, rechercher l’alliance d’un autre parvenu de la Révolution, qui ne pouvait se réclamer ni d’une origine beaucoup plus noble, ni d’antécédents beaucoup plus purs. Erreur surtout explicable, s’il est vrai, comme on l’a assuré, que le leurre de cet espoir lui ait été jeté par le Régent de France : leurre fallacieux certainement, auquel il n’avait pas la naïveté de se fier, mais qui l’avertissait que certaines vieilles barrières cesseraient bientôt d’être infranchissables.

Plus ou moins folles ou raisonnables, ces idées prirent assez de corps pour éveiller l’attention soupçonneuse de ses rivaux, exciter leur haine et leur envie ; pour inquiéter même le prétendant fourbe qui les avait suggérées. Barère a dénoncé à la tribune de la Convention ces projets du « tyran ». Plusieurs des contemporains en ont parlé comme d’un fait avéré et ont accusé le ministre anglais, Vanghan, d’en être le fauteur. Enfin la relation de Madame Royale elle-même laisse clairement apercevoir que c’est par un parti pris d’orgueilleux dédain qu’elle a voulu ignorer ces « insolentes » prétentions[7].

Le fait n’est donc pas niable que les vues de tous les hommes marquants de la Révolution furent constamment dirigées, non vers la consolidation de la République, mais vers le rétablissement de la Royauté.

Quand l’événement du 9 thermidor eût un peu relâché la compression qui étreignait l’esprit public, cette vérité, pleinement aperçue jusque-là par ceux-là seulement qui la masquaient sous l’appareil des déclamations et des exécutions, apparut, frappante d’évidence, aux yeux de tous : que la France était restée royaliste.

Il y eut alors, dans tout le pays, un frémissement d’attente et comme un mouvement de préparation pour un retour à la royauté. Et, cette solution paraissant la seule possible et s’annonçant comme probablement prochaine, il se produisit un flottement dans l’attitude de tous les ambitieux et les habiles, préoccupés de manœuvrer, avec plus ou moins de hâte et de confiance, de façon à ne pas rester en dehors du mouvement.

Seulement il faut remarquer qu’il existait presque autant de partis dans le royalisme qu’on en avait vu chez les républicains.

Il y avait les partisans irréductibles du retour pur et simple à l’ancien régime ; il y avait les Constitutionnels qui tenaient pour la Constitution de 91 ; il y avait les prôneurs du système des deux Chambres sur le modèle du gouvernement anglais. Il ne manquait pas de politiques qui admettaient une royauté, à la condition qu’elle fut élective ; d’autres, sans exiger l’élection renouvelable, voulaient la prendre pour base d’un changement de dynastie, et, parmi ceux-là, les vues étaient diverses quant au choix à faire. Il s’en trouvait, — et non des moins marquants, — qui allaient jusqu’à souhaiter un prince étranger : le duc de Brunswick, le duc d’York ; il restait les survivants de la cabale du Palais-Royal, qui gardaient leurs préférences pour le fils de Philippe-Égalité ; il s’était formé enfin une entente entre quelques gens plus profonds ou du moins plus subtils dans leurs calculs qui avaient comploté de rompre la chaîne traditionnelle de la succession salique, tout en réservant la couronne à la postérité de Louis XVI dans la personne de Madame Royale[8].

Chose assez curieuse, et qui serait invraisemblable si l’histoire n’était pas le tableau des contradictions humaines, les partisans du retour à l’ancien régime avaient tendance à se ranger derrière le prétendant à l’usurpation ; et les défenseurs des droits de l’orphelin légitime se recrutaient plutôt dans la classe de ceux qui ne concevaient leur restauration qu’avec la garantie de réformes et d’institutions nouvelles.

Cet imbroglio était le résultat de la politique machiavélique poursuivie par le comte de Provence, politique qui aboutit à lui procurer la satisfaction de ses ambitions, la jouissance du trône, mais qui devait retarder de vingt ans la restauration de la monarchie. Cet astucieux personnage qui, dans les premières années du règne de Louis XVI, s’était posé en défenseur des formes, des traditions, des privilèges que son frère ne voulait pas considérer comme absolument intangibles ; qui, plus tard, dans l’assemblée des notables et lors de l’enregistrement des édits, avait affecté des allures libérales et novatrices ; qui, plus tard encore, s’était fait le flatteur, le fauteur et l’auxiliaire des démagogues[9], avait jugé bon, une fois émigré, de reprendre l’attitude superbe de l’intransigeance pour « rétablir le gouvernement qui fut pendant quatorze siècles la gloire de la France et les délices des Français, le seul qui leur convienne, étouffer la manie des nouveautés, opposer une digue insurmontable à tout projet de changement[10] ».

Il ne faudrait pas croire que ce programme fût formulé uniquement pour satisfaire les classes dépossédées ; il était fait aussi pour rallier un bon nombre des plus avisés et des plus retors, c’est-à-dire des plus influents, parmi les gouvernants actuels du pays qui étaient, en réalité, très disposés à s’en accommoder. — « L’ancien régime était parfait ; il n’y avait que les hommes à changer », prononçait un jour Cambacérès, de ce ton sentencieux que son importance lui avait fait prendre. Propos sans conséquence, dira-t-on ; forfanterie d’archichancelier grisé par l’ivresse de la fortune et des honneurs ; — non pas ; le mot ne fait qu’exprimer très exactement la pensée intime du conventionnel, et explique la politique suivie par lui et quelques habiles de son espèce, en faveur des projets du comte de Provence. Il en a laissé échapper d’autres aveux, notamment lorsque, parlant des intrigues menées en divers sens pour le mariage de Madame Royale, il déclarait : « Nous préférâmes qu’elle se mariât à son cousin[11]. »

Aux yeux de ces diverses catégories d’individus, les uns plus préoccupés au fond de la conservation de leurs privilèges que du maintien d’un principe ; les autres ayant, dans le maniement des affaires, pris goût et acquis une conviction favorable aux procédés commodes du pouvoir absolu, les chances de rétablir utilement l’ancien état de choses se présentaient aussi sûrement, plus sûrement même, avec une pseudo-légitimité qu’avec la légitimité vraie. Le petit roi Louis XVII était dans la prison du Temple ; on le disait malade, affaibli de corps et d’esprit par les mauvais traitements de l’infâme Simon et de ses autres gardiens, voué irrévocablement à une mort prématurée[12]. Cette mort avait été escomptée par son tuteur et successeur avec une audace tranquille qui fait frémir. Au lendemain de la mort de Louis XVI, dès le 28 janvier 93, le comte de Provence écrivait, de Hamm (Westphalie), à son frère, le comte d’Artois :

« C’en est fait, mon frère, le coup est porté. Je tiens dans mes mains la nouvelle officielle de la mort du malheureux Louis XVI, et je n’ai que le temps de vous en instruire. L’on m’apprend aussi que son fils s’en va mourir. En donnant des larmes à nos proches, vous n’oublierez pas de quelle utilité pour l’État va devenir leur mort. Que cette idée vous console et pensez que le Grand-Prieur, votre fils (le duc d’Angoulême) est, après moi, l’espoir et l’héritier de la monarchie.


» Louis-Stanislas Xavier. »

Comme à l’époque où cette lettre fut écrite, la santé du jeune roi était excellente, ainsi qu’il résulte de tous les témoignages, notamment de l’acte officiel de décharge délivré par la Commune de Paris, ce ne pouvait être la constatation d’une probabilité naturelle, c’était évidemment l’annonce formelle d’une probabilité politique, d’un accident prévu en vue du bien de l’État.

On ne saurait supposer que cette sereine et abominable façon de comprendre la raison d’État fut connue et approuvée de la plus grande partie des émigrés ; il paraît cependant que bon nombre d’entre eux ne s’en éloignaient pas sensiblement. Nous en trouvons des témoignages frappants dans les journaux du temps.

On lit dans le Moniteur du 6 avril 1798 :


« Les émigrés — s’entend les grands seigneurs et les évêques, — disaient hautement, en 1791 et 1792 que le Roi était jacobin constitutionnel ; qu’il n’était point propre à la couronne ; qu’il fallait un Régent, en désignant pour cette place, Monsieur, comte de Provence.

» Les émigrés répétaient, comme des perroquets, que le sacrifice du Roi avait été jugé nécessaire ; qu’on ne voulait ni de la Reine pour Régente, ni de son fils pour Roi ; que les Princes étaient d’accord sur cela avec les Princes du sang et la haute noblesse : aussi l’Empereur n’a jamais voulu recevoir dans ses états le prétendant, Monsieur, ni son frère. »


Déjà dans le Journal des hommes libres, n° 111, du 23 février 1793, se trouvait une correspondance d’Allemagne, singulièrement significative :


« Villingen, 14 février. — Condé est parti pour se rendre à Vienne, où l’Empereur l’a mandé ; il a, avant son départ, proclamé roi l’enfant de Capet sous le nom de Louis XVII. De l’autre côté, les deux frères de Capet ont fait notifier à toutes les cours de l’Europe la proclamation de son successeur en même temps les nominations du comte de Provence à la régence et celle du comte d’Artois comme lieutenant général du royaume. — Le colonel Rall, ambassadeur des émigrés auprès du roi de Prusse, lui a annoncé cette nomination, et Sa Majesté prussienne a reconnu le nouveau roi, le régent et le lieutenant général. Il est connu cependant qu’on ne laissera point la couronne au fils de Capet et qu’on la réserve au comte de Provence. Reste à savoir si les Français lèveront le veto qu’ils ont mis sous ces beaux projets. »


Encore une fois, la grande masse de l’émigration — il faut le croire pour son honneur, — ne suivait pas dans toute leur profondeur les calculs de Monsieur de Provence. Seulement, puisque la vie de l’enfant-roi paraissait fatalement perdue, cette éventualité avait fini par être envisagée comme plutôt heureuse. On s’était habitué à compter, pour le présent sombre, pour l’avenir radieux, sur les deux petites cours de Vérone et de Londres, dont on avait pu sonder l’esprit et flatter les sentiments ; c’eut été un mécompte cruel que le Roi ne fut pas celui duquel on tenait des promesses, auprès duquel tout au moins on avait su se ménager des appuis. Tout ce que l’on croyait acquis devenait incertain avec un roi mineur, dont les tendances et les préférences restaient sujettes aux hasards d’influences inconnues et incalculables. Une lettre du duc de Bourbon au prince de Condé demeure comme un témoignage tristement explicite des très peu chevaleresques sentiments que faisait naître la perspective de cette espèce de maldonne :

« Déjà l’on commence à faire courir le bruit que le petit roi Louis XVII n’est pas mort, nouvel embarras si ce bruit, vrai ou faux, prenait quelque consistance. » — (16 déc. 1799.)


D’autre part, dès le 25 avril 1793, Rostopchine, dans une lettre au comte G. R. Voronzov, appréciait ainsi les préoccupations des émigrés :


« À travers les grands mots, on voyait que la perspective d’avoir pour souverain le fils de celui qu’ils ont abandonné lâchement ne leur donne pas de grandes espérances[13]. »


Ainsi pour une bonne partie de la fidèle noblesse[14] pour quelques-uns des princes du sang, aussi bien que pour certains gros joueurs de la politique[15], l’héritier légitime était déjà Monsieur de Trop, comme devait le devenir, de nos jours, le comte de Chambord, pour bien des gens qui croyaient d’ailleurs à ses droits.

Tels n’étaient pas les sentiments de la France royaliste, qui restait étrangère à tous ces calculs, à toutes ces combinaisons des gens de cour et d’affaires. Dans tous les foyers où n’avait pas pénétré l’esprit de la Révolution, dans les modestes manoirs de la noblesse de province, dans les logis de la bourgeoisie, dans les chaumières et les échoppes, quand, verroux tirés et volets clos, on s’entretenait des misères du présent et des espérances de l’avenir, c’était pour s’apitoyer sur le sort de ce malheureux orphelin, de ce pauvre petit roi, détenu, maltraité par des bourreaux inhumains, c’était pour souhaiter sa délivrance, espérée, mystérieusement pressentie ; et si l’on parlait du comte de Provence, l’inquiétant Régent, c’était pour gémir sur ses tendances jacobines et anti-saliques et pour s’effrayer de ses allures louches et de ses ambitions mal dissimulées. Là, on ne concevait le changement attendu que sous sa forme la plus simple : le rétablissement du culte catholique et la restauration de l’antique dynastie suivant l’ordre traditionnel de la loi d’hérédité, avec le bienfait de réformes un peu vaguement définies, mais fermement espérées, pour lesquelles on s’en fiait au respect, non mis en doute, des généreuses intentions du roi martyr. Il est même à remarquer que dans les contrées où la ferveur royaliste se montrait le plus active, comme la Vendée et la Bretagne, certaines servitudes et certains privilèges paraissaient considérés, dès lors, comme irrévocablement abolis[16].

Ces dispositions des royalistes de l’intérieur, imparfaitement mesurées par les princes et les émigrés qui gravitaient autour d’eux, n’en étaient pas cependant entièrement ignorées. Les aspirations à un régime plus libéral et la fidélité inébranlable à l’ordre légitime de succession leur étaient un égal sujet d’inquiétude. De là cette méfiance, cette malveillance de l’émigration à l’égard de la Vendée. De là cette politique — trop absurde sans ce motif, — qui faisait envoyer des quenouilles aux gentilshommes qui n’émigraient pas et qui rendaient ce service immense de rester dans le pays les conservateurs et les soutiens naturels de la résistance à l’esprit révolutionnaire ; qui faisait mesurer les encouragements et les secours aux braves gens qui sacrifiaient leurs biens et leurs vies à combattre pour la cause royale ; qui, par des manœuvres perfidement habiles et par le refus de nommer un généralissime d’une autorité indiscutable, s’appliquait à entretenir entre les divers chefs une rivalité destructive de toute unité d’action ; qui faisait négliger cette force formidable, dont la poussée d’ensemble eût infailliblement renversé la République et qui faisait préférer au résultat certain d’un rétablissement glorieux par l’effort loyal de sujets dévoués, les chances incertaines d’une rentrée par le secours humiliant et onéreux de l’étranger.

Le grand mal du parti royaliste, qui annulait sa force et arrêtait le branle irrésistible du levier offert à son action, c’était ce malentendu entre les deux fractions principales, attachées, en réalité, à la poursuite de projets, non seulement différents, mais essentiellement contraires : malentendu d’autant plus funeste qu’il ne pouvait se résoudre en une scission déclarée, ni même en une discussion ouverte, le respect des convenances monarchiques interdisant, dans les circonstances actuelles le scandale de récuser l’autorité du Régent de France ou d’accuser le moindre soupçon sur la loyauté de ses intentions. Il fallait marcher sous le même drapeau ; on y marchait en s’observant, en s’épiant hostilement, en se tendant des pièges, en combinant les moyens de se surprendre.

L’intérêt de cette lutte sourde se trouvait, dans les derniers mois de 94, concentré sur la question du roi prisonnier. Louis XVII vivait encore, en dépit des pronostics de l’homme qui avait hâte de s’appeler Louis XVIII. Il y avait même des gens assez mal avisés pour s’occuper de l’arracher à sa prison, de le soustraire aux conditions dans lesquelles l’oracle favorable à « l’utilité de l’État » avait les meilleures chances de s’accomplir. Il était arrivé un fait inattendu : que l’entreprise de cette délivrance avait tenté en même temps le dévouement de royalistes fidèles et l’intérêt de politiques habiles à en calculer le bénéfice. Il s’était formé des combinaisons, il s’était établi des intelligences, il s’était noué des alliances bizarres entre soldats de la cause royale et représentants et fonctionnaires républicains ; des espèces d’associations s’étaient constituées qui travaillaient simultanément dans le même but, d’après des mobiles, dans des vues et par des moyens divers, tantôt s’ignorant, tantôt se rencontrant et se contrecarrant dans leurs démarches.

Quand le temps, ce grand révélateur, aura fait son œuvre, les détails de cette compétition de dévouements, de cette lutte d’intrigues, fourniront un des chapitres les plus intéressants de l’histoire de cette époque, et feront comprendre bien des faits inexpliqués. Ce qu’on en sait dès à présent tiendrait trop de place dans le cadre spécial de la présente étude. Il faut pourtant signaler deux combinaisons poursuivies concurremment et conduites d’après un plan différent. C’était encore un malheur des temps, qu’entre ceux même qui restaient également fidèles à la droite ligne royaliste, l’entente nécessaire ne pouvait exister. La jalousie et l’ambition de n’avoir pas à partager la gloire et la récompense d’un succès y étaient, hélas, un obstacle naturel ; mais il y en avait un autre, que la vertu la plus pure n’aurait pu supprimer : la grandeur des difficultés et des périls à éviter, la gravité des conséquences à prévoir en cas d’insuccès, motivaient, imposaient la défiance des indiscrétions, des maladresses, des fausses démarches.

D’un côté, on comptait, à prix d’argent, ou par l’amorce de calculs à longue portée, sur la connivence des personnalités les plus influentes des Comités, pour pratiquer une substitution et une évasion occulte ; de l’autre, sur la foi d’avances plus ou moins sérieuses et sincères, on se lançait dans ce projet hardi et grandiose d’obtenir des Comités mêmes une délivrance publique, qui serait le signal d’une restauration officielle.

Le comte de Frotté était, sinon l’auteur, du moins l’agent principal de la première combinaison[17]. Il était parvenu à y intéresser Joséphine de Beauharnais, fervente royaliste, et par elle, le dictateur effectif, Barras, qui, ne pouvant sortir de sa défiance vis-à-vis des offres et des promesses dont l’assiégeait le comte de Provence, avait facilement compris de quel avantage serait pour lui, contre les ambitions et les rancunes du prétendant, la possession d’un otage tel que l’héritier légitime. Au prix de sacrifices pécuniaires importants, Frotté s’était assuré la complicité au moins passive des principaux gouvernants, entre autres de Carnot et de Cambacérès. Enfin, il avait fini par obtenir la coopération effective de deux chefs militaires renommés, qui, dans cette circonstance, ne cédaient peut-être pas à l’impulsion de motifs identiques et également nobles, Pichegru et Hoche.

Ceci n’est point du roman, c’est de l’histoire. Les preuves existent. Il est impossible de les exposer ici : il faudrait entrer dans des développements qui entraîneraient trop loin du sujet de cette étude[18]. Sans examiner quelle fut l’issue de cette généreuse intrigue, et sans discuter le fait de l’évasion du jeune roi ou de sa mort au Temple, il était au moins indispensable de signaler l’existence de ces projets tendant à le sauver. Il est nécessaire aussi de constater que la croyance à son évasion fut, au moins dans les premiers temps, universellement répandue, non seulement dans les pays insurgés, mais dans la France entière et dans les pays étrangers ; qu’elle fut même officiellement admise par le gouvernement d’Angleterre. Comment cette opinion s’effaça peu à peu, et ce qu’on en doit croire aujourd’hui, ces questions ont été élucidées et prouvées dans bon nombre d’ouvrages d’érudition et de conscience, relégués à l’index de la grande publicité par une coalition permanente d’intérêts et de préjugés. On devra s’y reporter si l’on veut se rendre un compte exact et complet des rouages qui actionnent les événements. Au reste, le fait de l’évasion est aujourd’hui admis sans conteste par la très grande majorité des gens qui ont un peu étudié l’histoire. Ceux qui n’y voudront voir qu’une hypothèse seront cependant émerveillés de constater qu’elle s’adapte aux faits subséquents, comme au moule l’œuvre du fondeur qui en est sortie.


  1. Michelet. — Histoire de la Révolution française, p. 1306.
  2. Taine. — Le Gouvernement révolutionnaire, t. III, p. 457.
  3. Michelet. — Histoire de la Révolution française, p. 1325.
  4. Les débats ne laissent aucun doute sur la réalité de cette conspiration. Michelet en parle dans des termes qui indiquent que la chose ne lui paraît pas niable.
  5. C’est dans l’éloge funèbre de Semonville, prononcé à la Chambre des Pairs par le baron Mounier, que se trouvent ces lignes.
    Quand on connaît les habitudes d’extrême prudence qu’observa le baron Mounier dans toute sa carrière politique, les mots dont il se sert pour apprécier à la tribune de la Chambre-Haute, la conduite du gouvernement autrichien dans cette affaire, prennent une portée considérable et font sous-entendre des faits dangereux à révéler. — D’autre part, on a sur ces faits les dépêches du ministre de France à Venise, Noël. « Il savait que d’Antraigues avait reçu la visite de d’Avaray, venu exprès de Vérone ; il croyait saisir sa main dans les attentats perpétrés en Valteline contre Maret et Semonville. » (Un agent secret sous la Révolution et l’Empire. — Pingaud, 2e édition, p. 108.) — Mais ce n’est pas ici le lieu de sonder ces dessous mystérieux.
  6. Histoire de la Révolution française, p. 1571.
  7. Elle raconte ainsi une visite qu’elle reçut : « Il vint un jour un homme, je crois que c’était Robespierre ; les municipaux avaient beaucoup de respect pour lui. Sa visite fut un secret pour les gens de la tour, qui ne surent pas qui il était, ou qui ne voulurent pas me le dire. Il me regarda insolemment, jeta les yeux sur les livres et après avoir cherché avec les municipaux, il s’en alla. »
  8. Semonville a révélé que son gendre, Joubert, était parti pour sa dernière campagne avec le plan complètement arrêté d’un coup d’état pour renverser le Directoire, rappeler les membres encore vivants de la Constituante et placer sur le trône Madame Royale. « Il fallait pour réussir une victoire et un armistice ; et Semonville n’hésitait pas à exprimer l’opinion que sans la mort de Joubert à Noir, l’exécution de ce projet ne souffrait pas de difficultés. La duchesse d’Abrantès parle aussi de ce projet, dont elle certifie avoir connu les détails. — Ceci se rapporte, il est vrai, à une époque un peu postérieure. Mais les confidences de Cambacérès et les renseignements provenant de sources diverses sur les intrigues de Robespierre, du duc d’Orléans et autres ambitieux de haut vol, qui « voulaient tous l’épouser », prouvent que les combinaisons fondées sur la personne de Madame Royale étaient mises en jeu même avant le 9 thermidor.
  9. On sait combien fut louche et équivoque sa conduite lors des journées d’Octobre, et l’on connaît son mot à Mounier : « Que voulez-vous ? On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ! » — Au moment de l’arrestation de Favras, compromis et lâchement abandonné par lui, il protestait à l’Hôtel de Ville, qu’il ne voulait pas être confondu avec les « ennemis de la Révolution ».
  10. Voir sa lettre à Mounier, en date du 2 juin 95. — Voir aussi un exposé de principes contenu dans un écrit de sa main datant de son séjour à Blankenbourg et à Mittau (1797-1798) publié par M. Martin Doisy (Michaud, Paris, 1839).
  11. Ce cousin était le duc d’Angoulême. Il est très remarquable que ce mariage était devenu « l’affaire » qui occupait le plus le comte de Provence et à la conclusion de laquelle il employa, pendant quatre ans, avec une infatigable persévérance, tous les ressorts de sa diplomatie ; il semble en avoir fait le pivot de sa politique. — Cambacérès et ses compères ne pouvaient certainement ignorer, qu’en préférant cette solution, ils faisaient le jeu du prétendant.
  12. Un fait bien extraordinaire est que Madame Royale, qui, en définitive, n’a pu être trompée sur la réalité des faits qui se sont passés au Temple, ait tenu à adopter, dans sa relation, cette version, démontrée fausse, des mauvais traitements continués par les successeurs de Simon, desquels elle-même avoue n’avoir reçu que respects, égards et attentions. Bien extraordinaire aussi et bien contre nature le soin qu’elle prend d’assurer que, si son frère eut vécu, il eut été à craindre que son moral eut été affecté. — La résurrection, paraît-il, eut dérangé tant de combinaisons, qu’il était urgent de prendre des mesures pour n’admettre en tout cas, qu’une demi-résurrection.
  13. Archives Voronzov, t. VIII, lettres de Pétersbourg, écrites par Rostopchine au comte G. R. Voronzov.
  14. Ce n’est pas que, dans l’émigration même, il ne se trouvât bon nombre de royalistes fidèles à la ligne droite. M. de Saint-Priest avait refusé de céder aux instances du Régent qui l’appelait à la direction de son cabinet, « parce que, — dit son biographe M. de Barante, — il ne jugeait pas que la situation fût nettement établie », et, quelques années après, ayant fini par accepter ces fonctions, il s’en démettait brusquement dans des circonstances qui font penser qu’il lui était venu de nouveaux doutes sur la régularité de la situation.
  15. Surtout pour ceux qui, comme Cambacérès et consorts, comptaient dans leur jeu, comme cartes maîtresses, le secret des intrigues criminelles du comte de Provence contre son frère et son neveu, et plus tard le secret du Temple.
  16. Puisaye allait même plus loin. Voici ce que dit Michelet, d’après Servary[sic] : « Homme terriblement antipathique aux émigrés. Il immolait leurs intérêts aux Chouans, donnant à ses assignats, puis à son emprunt anglais pour gage et pour garantie les propriétés d’émigrés. »
  17. Le rôle de Frotté dans l’œuvre de l’évasion est affirmé par une quantité de témoignages des plus graves. On a voulu le contester en produisant une lettre de lui à une anglaise, Mme Atkins, où il parle du projet comme irréalisable. Cette lettre est bien, dans tous les cas, une preuve que ce projet l’occupait, ainsi que sa correspondante ; mais, en raison de la date (14 mars) et des circonstances dans lesquelles elle fut écrite, elle ne prouve nullement que ce projet ait été abandonné définitivement (voir plus loin, chap. 8). — La participation de Joséphine est établie par des témoignages plus graves encore et par des aveux de divers membres de la famille des Napoléon, notamment par une confidence que rapporte le comte d’Huisson et que le baron de Billing a certifié par lettre avoir été faite à ses deux sœurs par l’ex-impératrice Eugénie. — Quant à Barras, la part qu’il a prise à cette affaire est également certifiée par des témoins qui en ont eu personnellement connaissance, ou qui en ont entendu l’aveu de sa bouche, témoins dont la sincérité ne saurait être mise en doute et contre lesquels on ne saurait sérieusement arguer de ce qui se trouve ou ne se trouve pas écrit dans ses Mémoires, qui ont subi trop de vicissitudes et ont passé par trop de mains pour mériter confiance.
  18. Voir Louis XVII et le secret de la Révolution, Dujarric et Cie, Éditeurs.