Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/14

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CHAPITRE XIV.


Chrétien trouve un autre excellent compagnon de voyage, nommé Grand-Espoir ; l’amour de Dieu, répandu dans leur cœur, les met en état de réfuter les sophismes de plusieurs personnes qu’ils rencontrent en poursuivant leur route.

Alors je vis Chrétien s’eloigner de la Foire de la Vanité, mais il n’était pas seul ; un homme, appelé Grand-Espoir, qui avait été frappé des discours, de la conduite et des souffrances des deux pèlerins, se joignit à lui, et prit l’engagement de l’accompagner dans son voyage. Ainsi, des cendres de celui qui était mort pour rendre témoignage à la vérité, sortit, en quelque sorte, un nouveau confesseur de la foi, qui accompagna Chrétien dans son pélérinage, et Grand-Espoir assura qu’il y avait dans la ville de la Vanité bien d’autres personnes encore qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour se mettre en route.

Ils cheminaient donc ensemble, après avoir quitté la foire, lorsqu’ils rattrapèrent un homme qui marchait devant eux et qui se nommait Cherche-Profit. Ils lui demandèrent d’où il était et jusqu’où il avait l’intention d’aller. Celui-ci répondit qu’il venait de la ville des Beaux Discours, et qu’il se rendait à la Cité céleste ; mais il ne leur dit pas son nom.

De la ville des Beaux Discours ! dit Chrétien. S’y trouve-t-il quelque chose de bon[1] ?

Je l’espère, répondit Cherche-Profit.

Chrétien. Permettez-moi de vous demander quel nom je dois vous donner ?

Cherche-Profit. Nous sommes étrangers l’un à l’autre ; si vous faites la même route que moi, je serai charmé de profiter de votre société ; sinon, je continuerai mon voyage seul.

J’ai entendu parler de cette ville des Beaux Discours, dit Chrétien ; si je ne me trompe, c’est une ville opulente.

Cherche-Profit. Assurément ; j’y ai de riches parents.

Chrétien. Oserais-je vous demander quels sont les parents que vous y avez ?

Cherche-Profit. Presque toute la ville ; je dois nommer particulièrement monseigneur Girouette ; monseigneur C’est-selon, M. Beau-Diseur, dont les ancêtres ont donné leur nom à la ville ; M. Doucereux, M. Double-Visage, M. Tout ce qu’on Veut, et M. Deux-Langues, qui est mon proche parent : et, à dire vrai, quoique je sois maintenant un homme de qualité, mon grand-père n’était qu’un batelier, qui ramait d’un côté et regardait d’un autre ; et c’est aussi en faisant ce métier que j’ai gagné la plus grande partie de ce que je possède.

Chrétien. Êtes-vous marié ?

Cherche-Profit. Sans doute ; j’ai une femme très-vertueuse, fille de madame Dissimulation, qui était une personnel d’un grand mérite et d’une haute naissance. Ma femme a tant de tact et de politesse qu’elle s’entretient également bien avec tout le monde, avec les grands et les petits, avec les gens pieux et les impies. Il est vrai que, quant à la religion, nous différons de ceux dont les principes sont les plus stricts ; mais seulement à deux égards peu importants. D’abord, en ce que nous ne ramons jamais contre vent et marée ; ensuite, en ce que notre zèle se montre surtout lorsque la religion est en honneur, lorsque la piété est approuvée et applaudie, et qu’elle n’expose à aucun danger.

Alors Chrétien s’éloigna un peu, pour parler à son compagnon de voyage, et lui dit : Je crois reconnaître cet homme ; il s’appelle Cherche-Profit, et si je ne me trompe, nous sommes dans la société d’un des plus grands vauriens qu’on puisse voir. Demandez-lui, dit Grand-Espoir, si c’est ainsi qu’il se nomme ; il me semble qu’il ne doit pas avoir honte de son nom. Chrétien se rapprochant alors, lui dit : Monsieur, il me semble que je vous connais ; n’êtes-vous pas M. Cherche-Profit, de la ville des Beaux Discours ?

Cherche-Profit. Je vous demande pardon ; ce n’est pas là mon nom ; ce n’est qu’un sobriquet que m’ont donné des gens qui ne peuvent pas me souffrir. Mais il faut bien que je me soumette à être appelé ainsi, quelque déshonorant que cela soit. Beaucoup d’hommes de bien avant moi ont dû prendre leur parti d’être calomniés.

Chrétien. Mais n’avez-vous jamais donné lieu à vos compatriotes de vous appeler de ce nom ?

Cherche-Profit. Non, vraiment ! La seule chose qui m’ait attiré ce sobriquet de leur part, c’est que j’ai toujours eu le talent de régler mes sentiments d’après les opinions du jour, quelles qu’elles fussent. Ma fortune s’est bien trouvée de cette manière d’agir. Je reçois comme une bénédiction du ciel tous les biens qui m’arrivent, et je ne vois pas pourquoi les méchants en prennent occasion de me calomnier.

Chrétien. Je me doutais que vous étiez l’homme dont on m’a parlé. Et, à dire vrai, je crois que le surnom qu’on vous a donné vous va mieux que vous ne voudriez nous le laisser croire.

Cherche-Profit. Si tel est votre avis, je ne saurais qu’y faire. Quoi qu’il en soit, si vous voulez me permettre de faire route avec vous, vous n’aurez pas à vous plaindre de ma société.

Chrétien. Si vous voulez nous accompagner, il vous faudra aller contre vent et marée, ce qui, je le vois, est contraire à vos habitudes. Il faudra aussi que vous rendiez hommage à la religion en haillons, aussi bien qu’à la religion revêtue d’or et de diamants ; que vous lui soyez aussi fidèle lorsqu’elle sera dans les chaînes que lorsque vous la verrez applaudie par la multitude.

Cherche-Profit. Il ne faut pas vouloir dominer sur ma foi et sur ma conscience ; laissez-moi libre d’agir comme je le jugerai à propos, et permettez-moi de vous accompagner.

Chrétien. Vous ne ferez pas un pas de plus avec nous, avant d’avoir accédé à nos conditions.

A la bonne heure, dit Cherche-Profit. Je ne renoncerai certes pas à mes anciens principes, puisqu’ils sont à la fois innocents et avantageux. Puisque vous ne voulez pas de moi, je ferai comme ci-devant ; je voyagerai seul, jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un qui soit bien aise de faire route avec moi.

Chrétien et Grand-Espoir le quittèrent donc et marchèrent à une assez grande distance devant lui ; mais l’un d’eux s’étant retourné, vit trois hommes s’approcher de M. Cherche-Profit, et dès qu’ils l’eurent atteint, il les salua profondément, et en fut salué à son tour. C’étaient M. Tout au Monde, M. Aime-Argent et M. Rapace, anciennes connaissances de M. Cherche-Profit ; ils avaient été élevés ensemble, par les soins de M. Avide, maître d’école dans un village appelé l’Amour du Gain, situé dans le pays de la Convoitise. Cet habile précepteur leur avait appris l’art d’amasser par la violence, la flatterie, le mensonge ou l’hypocrisie, et ils avaient si bien profité de ses leçons, que chacun d’eux aurait été en état de tenir lui-même école.

Quand ils se furent salués, ainsi que je l’ai dit, M. Aime-Argent dit à Cherche-Profit : Qui sont ces gens qui marchent devant nous ? car on apercevait encore de loin Chrétien et son compagnon.

Cherche-Profit. Ce sont des gens d’un pays éloigné, qui vont en pélérinage à leur manière.

M, Aime-Argent. Hélas ! pourquoi ne nous ont-ils pas attendu, afin que nous pussions profiter de leur bonne société ? Car nous faisons tous, je l’espère, le même voyage.

Cherche-Profit. Il est vrai. Mais ces gens ont des vues si étroites ; ils sont si attachés à leurs propres idées, et font si peu de cas de l’opinion des autres, que, quelque dévot que soit un homme, ils ne veulent rien avoir de commun avec lui, s’il ne partage pas leur manière de voir sur tous les points.

M. Rapace. C’est fort mal ; il nous est parlé de gens qui sont plus justes qu’il ne faut, et ces gens-là sont toujours prêts à juger et à condamner tout le monde, excepté eux-mêmes. Mais, dites-nous, je vous prie, quels sont les points sur lesquels vous n’étiez pas d’accord.

Cherche-Profit. Dans leur fol entêtement ils s’imaginent qu’il est de leur devoir de poursuivre leur route quelque temps qu’il fasse, et moi je crois devoir attendre le vent et la marée. Ils croient devoir tout risquer pour l’amour de Dieu, et moi je crois devoir faire tout ce qui dépend de moi pour mettre ma vie et mes biens en sûreté. Ils croient devoir persister dans leurs opinions, en dépit de tout le monde, et moi je crois devoir être religieux autant que les circonstances et mon avantage me le permettent. Ils sont pour la religion, quand elle nous expose à l’opprobre et à la pauvreté, et moi je suis pour la religion quand elle est honorée et applaudie.

M. Tout au Monde. Assurément vous avez raison, mon bon M. Cherche-Profit ; quant à moi, je ne peux pas m’empêcher de regarder comme un sot celui qui, étant maître de conserver ce qu’il possède, a la bêtise d’y renoncer. Soyons prudents comme des serpents ; il faut faire les foins quand le soleil donne ; vous voyez que l’abeille demeure tranquille tout l’hiver, et ne se met en mouvement que quand elle peut y trouver à la fois son avantage et son plaisir. Tantôt Dieu envoie la pluie ; tantôt il fait lever sur nous son soleil ; s’il y a des gens assez insensés pour préférer la pluie, contentons-nous du beau temps. Quant à moi, j’aime la religion qui n’empêche pas que je ne conserve les biens que Dieu m’a donnés dans sa bonté : car quel homme raisonnable peut douter que si Dieu nous a accordé tant de bonnes choses, c’est pour que nous les conservions pour l’amour de lui ? La religion a enrichi Abraham et Salomon, et Job dit qu’un homme de bien mettra l’or sur la poussière c’est-à-dire entassera l’or comme de la poussière ; mais pour cela, il ne faut pas ressembler à ces gens qui marchent devant nous, si du moins ils sont tels que vous les dépeignez.

M. Rapace. Je crois que nous sommes tous d’accord sur ce point ; c’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous n’en parlerons plus.

M. Aime-Argent. C’est en effet ce qu’il y a de mieux à faire ; car celui qui ne suit ni l’Écriture, ni la raison (qui, vous le voyez, sont en notre faveur), ne se fait pas d’idée de la liberté que nous accorde le christianisme, et s’expose sans nécessité.

Cherche-Profit. Mes frères, puisque nous poursuivons tous ensemble notre pélérinage ; permettez-moi de vous proposer une question pour notre édification mutuelle.

Supposez qu’un ministre ou un marchand trouve occasion de gagner beaucoup, en se montrant extraordinairement zélé pour quelques points de la religion dont il ne se souciait guère auparavant, ne croyez-vous pas qu’il puisse employer ce moyen de parvenir à son but, sans cesser d’être pour cela un fort honnête homme ?

M. Aime-Argent. Je comprends très-bien votre question ; et, avec la permission de ces messieurs, je vais essayer d’y répondre : et, premièrement, je l’examinerai par rapport à un pasteur. Représentez-vous donc un digne ecclésiastique, ayant une cure très-peu productive et désirant en avoir une plus avantageuse ; supposez en outre que l’occasion de l’obtenir se présente, et qu’il ne lui faille, pour y parvenir, que travailler davantage, prêcher plus souvent et avec plus de zèle, et modifier, pour satisfaire son troupeau, quelques-uns de ses principes ; quant à moi, je ne vois pas (pourvu qu’une vocation lui soit adressée) pourquoi il ne pourrait pas faire tout ce que je viens de dire, et plus encore, sans cependant cesser d’être un honnête homme. Et voici mes raisons :

1° On ne peut nier que le désir d’un meilleur bénéfice ne soit légitime dans un pasteur, lorsque ce bénéfice lui est en quelque sorte offert par la Providence ; en sorte qu’il peut l’accepter, sans s’en enquérir pour la conscience.

2° Le désir qu’il a d’obtenir ce bénéfice le porte à étudier davantage, à prêcher avec plus de zèle ; il devient par là plus homme de bien, et tire plus de parti de ses talents, ce qui ne peut manquer d’être agréable à Dieu.

3° Quant au sacrifice qu’il fait au goût de sa congrégation, en lui sacrifiant quelques-uns de ses principes, cette conduite prouve 1° que ce ministre est capable de renoncement ; 2° qu’il a un esprit conciliant propre à attirer à la religion ; 3° qu’il en est d’autant mieux en état d’exercer les fonctions du ministère.

4° le conclus donc qu’un ministre qui échange un petit bénéfice contre un grand, ne doit point, à cause de cela, être considéré comme avide de gain ; niais plutôt que, puisqu’il y trouve un moyen de développer ses talents et son activité, il doit être regardé comme un homme qui suit sa vocation et qui saisit les occasions de faire le bien.

Venons maintenant à la seconde partie de votre question, celle qui concerne un marchand. Si un homme qui ne vend pas grand’chose peut, en montrant de la piété, monter mieux sa boutique, épouser une femme riche, ou attirer plus de chalands, je ne vois pas ce qui devrait l’empêcher de le faire. Car, d’abord :

1° La piété est toujours louable, de quelque manière qu’on s’y prenne pour l’acquérir.

2° Il est sûrement très-permis d’épouser une femme riche, ou d’attirer à sa boutique plus de chalands.

3° De plus, l’homme qui s’assure ces différents avantages, en devenant religieux, obtient divers biens, en devenant bon lui-même ; ainsi, dans le cas supposé, en acquérant de la piété, ce qui est une bonne chose, cet homme obtient une bonne femme, de bons chalands, de bons profits ; il est donc bien évident que devenir pieux pour s’assurer toutes ces bonnes choses, c’est agir d’une manière à la fois louable et avantageuse.

Cette réponse de M. Aime-Argent à M. Cherche-Profit, obtint l’approbation générale ; et comme il leur paraissait impossible que personne y pût rien objecter, ils résolurent, d’un commun accord, d’appeler Chrétien et Grand-Espoir, qui n’étaient pas encore bien loin, et de chercher à les embarrasser en leur donnant cette question à résoudre. Ils espéraient ainsi les confondre et se venger de la manière dont ils avaient traité M. Cherche-Profit. Ils appelèrent donc les deux pèlerins, qui s’arrêtèrent pour les attendre : et ils convinrent entre eux que ce ne serait pas M. Cherche-Profit, mais le vieux M. Tout au Monde qui leur proposerait la question, parce qu’ils supposaient que les deux amis ne seraient pas prévenus contre lui, comme ils devaient l’être contre M. Cherche-Profit, après la vive discussion qu’ils venaient d’avoir avec lui.

Ils rattrapèrent donc les deux pèlerins, et après les avoir salués, M. Tout au Monde proposa la question à Chrétien et à son compagnon de voyage, et les pria d’y répondre, s’ils le pouvaient.

Chrétien prit la parole : Un enfant, en matière de religion, dit-il, pourrait résoudre une semblable question. S’il est blâmable de suivre Christ pour avoir des pains (comme cela nous est déclaré au chapitre vi de l’Évangile selon saint Jean), à combien plus forte raison est-il criminel de se servir de Christ et de sa religion comme d’un passeport pour faire son chemin dans le monde, il n’y a jamais eu que des païens, des hypocrites, des magiciens et des diables qui aient pensé que cela fût permis.

1° Je dis d’abord des païens ; ainsi quand Némor et Sechem convoitèrent la fille de Jacob et ses troupeaux, et quand ils virent qu’il n’y avait d’autre moyen de s’en emparer que de se faire circoncire, ils dirent à leurs compagnons : « Si tout mâle qui est parmi nous est circoncis, comme ils sont circoncis, leur bétail, et leurs biens, et toutes leurs bêtes ne seront-ils pas à nous ? » Ainsi, dans ce cas, la fille de Jacob, et les biens des Israélites étaient les objets de leur convoitise, et la religion fut le moyen dont ils se servirent pour s’en rendre maîtres. Lisez là-dessus l’histoire tout entière[2].

2° Les Pharisiens hypocrites avaient aussi une religion de cette espèce : ils affectaient de faire de longues prières ; mais c’était pour dévorer les maisons des veuves ; aussi en recevront-ils une condamnation d’autant plus grande[3].

3° Judas, qui était esclave du Démon, pensait encore de cette manière ; il affectait de la piété ; mais c’était parce qu’il avait la bourse, et qu’il voulait s’en emparer ; car, au fond, c’était un réprouvé, un vrai fils de perdition.

Simon le magicien avait la même opinion : il sollicita le don du Saint-Esprit, afin de s’en servir pour gagner de l’argent ; mais Pierre lui déclara qu’il était dans un fiel très-amer et dans les liens de l’iniquité[4].

5° Je suis bien convaincu aussi que celui qui fait profession de piété pour obtenir les biens du monde, peut tout aussi facilement leur sacrifier sa piété ; ainsi, par exemple, tout comme ce fut par amour du monde que Judas suivit Jésus-Christ, ce fut aussi par amour du monde qu’il vendit son maître, et renonça à sa religion. Concluons de tout cela que répondre à cette question affirmativement, comme je vois que vous l’avez fait, c’est y répondre en païen, en hypocrite et en diable ; et votre salaire sera selon vos œuvres.

Sur cela, ils se regardèrent fixement les uns les autres, mais sans savoir que répondre à Chrétien. Grand-Espoir approuva là justesse de la réponse, et ils gardèrent tous le silence. M. Cherche-Profit et ses compagnons s’arrêtèrent tout court, et restèrent en arrière, afin de laisser prendre les devants aux deux pèlerins. Alors Chrétien dit à son compagnon de voyage : Si ces hommes n’ont rien à répliquer à la sentence d’un homme, comment subsisteront-ils en jugement devant Dieu ? S’ils sont muets, lorsqu’ils n’ont affaire qu’à des vases de terre, qu’auront-ils à dire, quand ils se verront en proie à un feu dévorant ?

En continuant leur route, Chrétien et Grand-Espoir arrivèrent dans une plaine délicieuse, appelée le Repos, qu’ils parcoururent avec beaucoup de plaisir ; malheureusement, elle était de peu d’étendue, en sorte qu’ils l’eurent bientôt traversée, A l’extrémité de cette plaine était une petite colline, appelée la Colline du Gain, dans laquelle se trouve une mine d’argent ; cette mine a excité autrefois la curiosité de quelques pèlerins, qui passant par ce chemin, se sont détournés pour aller la voir ; mais plusieurs d’entre eux s’étant trop approchés du bord du précipice, ont vu le terrain trompeur leur manquer sous les pieds, et ont péri ; d’autres ont été estropiés au point de perdre à jamais l’usage de leurs membres. Or je vis, à une petite distance de la route, vis-à-vis de la mine d’argent, un homme de bonne mine, nommé Démas, qui invitait ceux qui passaient par là à s’approcher. Venez par ici, dit-il à Chrétien et à son compagnon, et je vous montrerai quelque chose,

Chrétien. Qu’avez-vous à nous montrer qui mérite que nous nous détournions de notre chemin ?

Démas. Il y a ici une mine d’argent, et des gens qui la fouillent pour en tirer les trésors quelle contient ; si vous voulez venir avec moi, vous pourrez, presque sans peine, vous enrichir ici.

Là-dessus Grand-Espoir s’écria : Allons voir cette mine.

Pour moi, dit Chrétien, je ne veux pas y aller ; j’ai souvent entendu parler de cet endroit ; je sais que beaucoup de gens y ont perdu la vie ; et d’ailleurs les richesses sont un piège pour ceux qui les recherchent : car elles les arrêtent dans leur pèlerinage.

Alors Chrétien appela Démas, et lui dit : Cet endroit n’est-il pas dangereux ?

Démas. Non ; il n’est guère dangereux que pour ceux qui sont imprudents. Mais il rougit en prononçant ces paroles ; et Chrétien ajouta, en s’adressant à Grand-Espoir : Ne nous écartons pas, et poursuivons notre route.

Grand-Espoir. Je gage bien que si la même proposition est faite à M. Cherche-Profit, quand il passera par ici, il se détournera pour aller voir la mine d’argent.

Chrétien. Je n’en doute nullement ; car rien ne serait plus d’accord avec ses principes ; mais il y a mille à parier contre un que s’il y va, il n’en reviendra pas.

Démas appela encore une fois les voyageurs, et leur dit : Mais ne voulez-vous donc pas venir voir cette mine ?

Sur quoi Chrétien lui dit ouvertement : Démas, vous êtes ennemi « des droites voies du Seigneur »[5], et vous avez déjà été condamné par un des juges du Souverain, pour vous être détourné vous-même du bon chemin ; pourquoi cherchez-vous à nous entraîner dans la même condamnation ? Si nous nous écartons le moins du monde de notre route, le Roi notre maître ne manquera pas d’en être informé, et au lieu de pouvoir nous présenter avec confiance devant lui, nous serons couverts de confusion en sa présence.

Démas leur cria encore que lui aussi était pèlerin, et que s’ils voulaient l’attendre un moment, il ferait route avec eux.

Comment vous nommez-vous ? lui demanda alors Chrétien. Ne vous ai-je pas appelé par votre véritable nom ?

Oui, mon nom est Démas ; je suis fils d’Abraham.

Chrétien. Je vous connais bien. Votre grand-père s’appelait Guéhazy, et votre père Judas, et vous avez marché sur leurs traces : votre père a subi le supplice des traîtres, et vous ne méritez pas un meilleur sort[6]. Soyez sûr que quand nous serons en présence de notre maître, nous ne manquerons pas de l’instruire de votre conduite. Après cette menace, ils continuèrent leur route.

Dans ce moment M. Cherche-Profit et ses compagnons de voyage parurent à quelque distance ; et au premier signe que leur fit Démas, ils allèrent à lui. Mais soit que le pied leur ait manqué sur le bord du précipice, ou qu’ils soient descendus dans la mine pour la fouiller, ou enfin qu’ils aient été étouffés par les vapeurs qui s’en élèvent, ils ne reparurent pas, et on ne les a jamais revus depuis sur la route de la Cité céleste.

Quand les pèlerins eurent atteint l’extrémité de la plaine, ils virent à côté du chemin un vieux monument dont la forme singulière les surprit beaucoup : on aurait dit que c’était une femme changée en statue. Ils s’arrêtèrent pour considérer ce monument avec plus d’attention et de plus près ; mais ils furent long-temps avant de savoir ce qu’ils devaient en penser ; à la fin, Grand-Espoir aperçut sur la tête de cette statue une inscription en caractères extraordinaires ; ne pouvant, à cause de son manque d’éducation, en déchiffrer le sens, il appela à son secours Chrétien, qui, plus instruit que son compagnon de voyage, parvint à la lire ; elle portait : Souvenez-vous de la femme de Lot. Ils en conclurent que c’était la statue de sel en laquelle la femme de Lot avait été changée pour avoir, par convoitise, regardé derrière elle alors quelle fuyait Sodome pour sauver sa vie[7]. Ce spectacle inattendu donna lieu à la conversation suivante entre les deux amis.

Chrétien. Ah ! mon frère, que la vue de cette statue vient à propos, après les tentatives qu’a faites Démas pour nous engager à rebrousser chemin pour aller voir la Colline du Gain ! Si nous avions cédé à ses sollicitations, comme vous, mon frère, vous n’étiez que trop porté à le faire, probablement que, semblables à cette femme, nous servirions, à cette heure, de spectacle aux pèlerins qui nous suivront.

Grand-Espoir. J’ai du regret d’avoir été si insensé ; et suis tout surpris de n’avoir pas éprouvé le sort de la femme de Lot : car le péché que j’ai commis ne ressemble que trop à celui dont elle s’est rendue coupable. Elle n’a fait que regarder en arrière, et moi j’avais le désir d’en faire autant ; que le Dieu de toute grâce soit béni, et que je sois couvert de confusion !

Chrétien. Faisons une attentions sérieuse à ce que nous voyons ici, afin d’en profiter dans la suite ; cette femme échappa à un premier jugement de Dieu, car elle ne périt pas dans la destruction de Sodome, et cependant nous voyons qu’elle fut victime d’un autre jugement de Dieu, puisqu’elle fut changée en statue de sel.

Grand-Espoir. Il est vrai ; cette femme peut être pour nous un Avertissement et un Exemple ; un avertissement, pour nous détourner du péché dans lequel elle tomba ; et un exemple de la punition qui menace ceux qui ne profiteront pas de cet avertissement ; c’est ainsi encore que nous devons puiser une leçon salutaire dans le châtiment infligé à Coré, à Dathan, à Abiram, et aux deux cent cinquante hommes qui périrent avec eux à cause de leur péché[8]. Mais ce qui m’étonne, c’est que Démas et ses compagnons puissent rechercher avec tant d’ardeur et de confiance ces trésors dont le simple désir fut puni si sévèrement dans cette femme ; car elle fut changée en un pilier de sel, seulement pour les avoir convoités et sans avoir fait un seul pas hors de sa route pour se les procurer. Comment donc ne reçoivent-ils pas instruction du sort de cette femme, eux qui n’ont qu’à lever les yeux pour voir le châtiment dont Dieu la frappée ?

Chrétien, Rien n’est plus surprenant, en effet. Une telle insensibilité prouve que leurs cœurs sont complètement endurcis. Je ne sais à qui on pourrait mieux les comparer qu’à ces filous qui volent sous les yeux du juge ou au pied de l’échafaud. Il est dit des habitants de Sodome qu’ils étaient de grands pécheurs, parce qu’ils péchaient devant l’Éternel, c’est-à-dire sous ses yeux, et malgré toutes ses bontés envers eux : car le pays de Sodome avait été jusqu’alors semblable au jardin d’Eden[9]. C’est pourquoi leurs iniquités provoquèrent d’autant plus la colère de l’Éternel, et attirèrent sur eut le feu du ciel. Et il est raisonnable d’en conclure que tous ceux qui pèchent ainsi, c’est-à-dire en bravant ces avertissements destinés à les détourner du mal, doivent être les objets des châtiments les plus terribles,

Grand-Espoir. Ce que vous dites est bien vrai ; mais n’est-ce pas une grâce insigne que ni vous, ni surtout moi, nous ne servions pas ainsi d’exemple aux autres ! Cela doit nous rendre bien reconnaissants envers Dieu, nous engager à marcher dans sa crainte, et à nous souvenir toujours de la femme de Lot.

  1. Prov. XXVI, 25.
  2. Gen. XXXIV, 20-23.
  3. Luc XX, 46, 47.
  4. Act. VIII, 19-22.
  5. 2 Tim. IV, 10.
  6. 2 Rois V, 20-27. Mat. XXVI, 14, 15 ; XXVII, 3-6.
  7. Gen. XIX, 26.
  8. Nomb. XXVI, 9, 10.
  9. Gen. XIII, 13.