Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/15

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CHAPITRE XV.


Chrétien et Grand-Espoir se voyant dans la prospérité, et se sentant en paix, deviennent insouciants, et négligent la vigilance. Ils prennent un sentier de traverse, et tombent entre les mains du Géant Désespoir ; mais ils implorent le secours de Dieu, et sont délivrés, au moyen de la Clé de la promesse.

Les pèlerins poursuivant leur route, arrivèrent au bord d’une eau limpide, que le roi David appelle le Ruisseau de Dieu, et Jean le Fleuve d’eau vive[1].

Chrétien et son compagnon devaient côtoyer cette rivière ; la route était des plus agréables ; ils burent de l’eau du fleuve, qui était bonne et rafraîchissante. Des deux côtés de la rivière, on voyait des arbres verts, chargés de toute espèce de fruits ; les feuilles de ces arbres ont la vertu de prévenir toutes les indispositions auxquelles les voyageurs peuvent être exposés par suite de la fatigue et de l’échauffement. De chaque côté de la rivière était une prairie parsemée de muguets, et qui conservait sa verdure toute l’année. Ils s’y couchèrent et s’endormirent, assurés qu’en ce lieu ils ne pouvaient rien avoir à craindre[2]. Quand ils se réveillèrent, ils cueillirent de nouveau du fruit des arbres, burent de l’eau de la rivière, et se rendormirent. Ils passèrent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits ; après quoi, comme ils n’étaient pas encore au bout de leur voyage, ils poursuivirent leur route.

Ils ne marchèrent pas long-temps avant d’arriver à un endroit où ils virent, à leur grand regret, que le chemin ne suivait plus le cours de la rivière : cependant ils n’osaient se hasarder à faire un pas hors de leur route. Le chemin qu’il leur fallait suivre était rocailleux, et leurs pieds étaient devenus très-sensibles, par suite de la longue marche qu’ils avaient déjà faite : en sorte qu’ils perdaient courage par le chemin[3], et que, tout en avançant, ils soupiraient après une meilleure route. Or, à quelque distance d’eux, à gauche du chemin, il y avait une prairie, dont ils n’étaient séparés que par une barrière, et qui s’appelle la Prairie du Chemin détourné. Chrétien dit à son compagnon : Si cette prairie côtoie notre route, passons-y. Il s’avança vers la barrière, et vit qu’il y avait de l’autre côté de la haie un sentier qui suivait la même direction que leur route. C’est ce que j’espérais, dit Chrétien ; nous marcherons bien plus facilement de l’autre côté ; venez, mon cher Grand-Espoir.

Grand-Espoir. Mais si ce sentier allait nous détourner ?

Chrétien. Cela n’est pas probable ; ne voyez-vous pas qu’il suit le chemin ?

Grand-Espoir se laissa persuader ; ils passèrent la barrière, et trouvèrent qu’on marchait bien plus facilement et plus agréablement de l’autre côté. Bientôt ils aperçurent un homme qui cheminait devant eux dans le même sentier ; son nom était Vaine-Confiance. Ils l’appelèrent et lui demandèrent où cette route conduisait. Il répondit : A la Cité céleste, Vous voyez que nous avons eu raison, reprit Chrétien. Ils continuèrent donc à avancer, précédés de leur nouveau compagnon de voyage. Bientôt la nuit survint, et il commença à faire très-sombre ; en sorte que Chrétien et son ami perdirent de vue l’homme qui marchait devant eux. Celui-ci, appelé, comme je l’ai dit, Vaine-Confiance, ne voyant pas son chemin, se précipita dans une fosse profonde, qui avait été creusée à dessein par le seigneur de ces terres pour être en piège aux insensés pleins de confiance en eux-mêmes[4].

Chrétien et Grand-Espoir l’ayant entendu tomber, l’appelèrent pour savoir s’il vivait encore ; mais un profond gémissement fut la seule réponse qu’ils obtinrent. Où sommes-nous ? demanda Grand-Espoir. Son compagnon garda le silence, car il se doutait déjà qu’il l’avait égaré : bientôt il commença à pleuvoir, à éclairer et à tonner d’une manière effrayante, et les eaux se débordèrent.

Alors Grand-Espoir s’écria en soupirant : Hélas ! pourquoi me suis-je écarté du chemin ?

Chrétien. Qui aurait pu croire que ce sentier nous conduirait hors de la route ?

Grand-Espoir. Je l’ai craint dès le moment où vous avez voulu le prendre, c’est pourquoi je vous ai donné un avertissement amical. Je me serais exprimé avec plus de franchise, mais vous êtes plus âgé que moi.

Chrétien. Cher frère, pardonnez-moi ; je suis fâché de vous avoir fait sortir de la route, et de vous avoir exposé à un danger si imminent ; ne m’en voulez pas, je vous prie, je ne l’ai point fait dans une mauvaise intention.

Grand-Espoir. Consolez-vous, mon frère, je vous pardonne ; et je crois même que ceci tournera à notre bien.

Chrétien. Je suis heureux d’avoir affaire à un si bon frère ; mais il ne faut pas nous arrêter ici ; essayons de retourner sur nos pas.

Grand-Espoir. Mais, cher frère, laissez-moi marcher devant.

Chrétien. Non, s’il vous plaît, laissez-moi vous précéder ; s’il y a quelque danger, il est juste que j’y sois exposé le premier, puisque c’est moi qui suis cause que nous sommes sortis du chemin.

Non, dit Grand-Espoir, vous n’irez pas le premier ; troublé comme vous l’êtes, vous pourriez vous égarer encore. Alors ils entendirent, pour leur encouragement, une voix qui leur disait : « Prends garde au chemin, et par quelle voie tu es venu ; retourne-t’en »[5]. Mais dans l’intervalle les eaux s’étaient élevées si haut qu’il était très-dangereux de reprendre le même chemin. (Il est, hélas ! bien plus facile de sortir de la route, quand nous y marchons, que d’y rentrer quand nous en sommes sortis.) Cependant ils se hasardèrent à retourner sur leurs pas ; mais la nuit était si sombre et les eaux si hautes, qu’ils coururent vingt fois le risque de se noyer.

Il leur fut impossible, quelque peine qu’ils se donnassent, de regagner la barrière pendant la nuit. C’est pourquoi, s’arrêtant enfin sous un abri, ils s’y assirent pour attendre le jour, et, accablés de fatigue, ils s’endormirent. Or il y avait non loin de l’endroit où ils se reposaient, un château appelé le Château du Doute, dont le propriétaire était le Géant Désespoir, et c’était sur ses terres qu’ils se trouvaient alors. Le Géant s’étant levé de bonne heure et se promenant dans ses champs, surprit Chrétien et Grand-Espoir endormis. Aussitôt, d’une voix rauque et menaçante, il les réveilla et leur demanda d’où ils venaient, et ce qu’ils faisaient sur ses terres. Ils lui dirent qu’ils étaient des pèlerins égarés.

Vous m’avez offensé, en passant sur mon territoire, dit le Géant ; suivez-moi maintenant. Ils obéirent, voyant qu’il était plus fort qu’eux, et sentant qu’ils n’avaient pas grand chose à dire pour leur défense. Le Géant les fit marcher devant lui, et les enferma dans un cachot sombre et dégoûtant[6]. Ils y restèrent du mercredi matin au samedi soir, sans avoir rien à manger ni à boire, sans voir goutte, et sans que qui que ce fut s’informât d’eux ; ils souffrirent beaucoup dans cette cruelle situation, n’ayant personne pour les défendre ou pour les secourir ; et Chrétien en gémit doublement, en pensant que c’était son imprudence qui leur avait attiré ce malheur.

Le Géant Désespoir avait une femme qui s’appelait Défiance ; se trouvant seul avec elle, il lui conta qu’il s’était emparé de ces deux hommes, et qu’il les avait enfermés dans un cachot pour avoir passé sur ses terres. Il lui demanda ensuite ce qu’elle lui conseillait de faire de ses prisonniers. Quand il lui eut dit qui ils étaient, d’où ils venaient et où ils allaient, elle l’exhorta à les battre, le lendemain matin, sans miséricorde. En conséquence, quand le jour fut venu, il prit un gourdin, descendit dans le cachot où ils étaient, et se mit à les bâtonner comme des chiens, jusqu’à ce qu’ils fussent hors d’état de se mouvoir. Puis, il se retira et les laissa déplorer leur triste sort ; aussi passèrent-ils toute la journée à pousser des soupirs et à se lamenter. La nuit suivante, Défiance parla encore à son mari des prisonniers, et apprenant qu’ils respiraient encore, elle lui conseilla de les encourager à se tuer. Le lendemain matin, il redescendit auprès d’eux, et voyant qu’ils étaient encore tout meurtris des coups qu’il leur avait donnés la veille, il leur dit que comme ils ne pouvaient avoir aucune espérance de sortir jamais de ce cachot, ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était de s’ôter la vie par le fer, par le poison, ou par la corde. Car, ajouta-t-il, pourquoi ne vous délivreriez-vous pas d’une vie remplie de tant d’amertumes ? Ils ne répondirent qu’en le suppliant de leur rendre la liberté ; mais il leur jeta un de ses horribles regards, et se précipitant sur eux, il les aurait sans doute assommés, s’il ne lui fût survenu dans ce moment une espèce d’attaque convulsive qu’il avait quelquefois et qui le privait momentanément de l’usage de son bras ; il se retira donc, et les laissa, comme précédemment, considérer ce qu’ils avaient à faire. Alors les prisonniers se mirent à délibérer et à se demander s’ils feraient mieux de suivre ou de rejeter le conseil que le Géant leur avait donné, et ils eurent ensemble à ce sujet la conversation suivante :

Mon frère, dit Chrétien, que ferons-nous ? La vie que nous menons ici est horrible. Pour ma part, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux mettre fin à notre existence que de vivre dans cet état. J’aime mieux la mort qu’une telle vie, et le sépulcre me paraît préférable à ce cachot. Suivrons-nous le conseil du Géant ?

Grand-Espoir. Il est vrai que notre sort actuel est déplorable, et que la mort serait bien plus douce ; mais n’oublions pas que le Seigneur du pays dans lequel nous allons a dit : Tu ne tueras point ; et s’il nous est défendu d’ôter la vie à notre prochain, assurément il nous est aussi défendu de suivre le conseil du Géant, qui est de nous ôter la vie à nous-mêmes. Celui qui tue son semblable ne peut lui ôter que la vie du corps ; mais celui qui se tue soi-même, fait périr son corps et son ame tout à la fois. De plus, mon frère, quand vous parlez du repos de la tombe, vous oubliez qu’il y a un enfer où vont assurément tous les meurtriers. Car « aucun meurtrier n’a la vie éternelle demeurante en lui. » Enfin, souvenons-nous que le Géant Désespoir n’est pas tout-puissant ; d’autres pèlerins, si je suis bien informé, sont tombés comme nous entre ses mains, et lui ont cependant échappé. Qui sait si le Créateur de toutes choses ne fera pas mourir ce Géant ; ou si une fois ou l’autre Désespoir n’oubliera pas de fermer à clé la porte de ce cachot ; ou enfin s’il n’aura pas encore en notre présence un de ces accès qui lui ôtent l’usage de ses membres. Si cela lui arrive de nouveau, je suis déterminé à me comporter vaillamment et à faire tous mes efforts pour me tirer de ses mains. J’ai été bien fou d’en avoir laissé échapper l’occasion ; mais, mon frère, prenons patience, ne perdons pas courage ; peut-être sommes-nous à la veille d’obtenir une heureuse délivrance ; mais, quoi qu’il arrive, ne soyons pas nos propres meurtriers. Ces paroles calmèrent un peu l’agitation de Chrétien ; et les deux prisonniers (toujours dans l’obscurité) passèrent encore toute la journée dans cette affreuse situation.

Vers le soir, le Géant redescendit dans le cachot pour voir si les pèlerins avaient suivi son conseil ; mais il fut fort surpris de voir qu’ils existaient encore malgré les coups qu’ils avaient reçus, et bien qu’il ne leur eût donné aucune espèce de nourriture. Il devint furieux, et leur dit que, puisqu’ils n’avaient pas voulu suivre son conseil, il les réduirait bientôt à regretter d’être jamais nés.

A l’ouïe de ces paroles, la frayeur les saisit, je crois même que Chrétien perdit connaissance ; mais, revenu bientôt à lui-même, il s’entretint encore avec Grand-Espoir du conseil que leur avait donné le Géant, et ils se demandèrent s’ils ne feraient pas mieux de le suivre. Chrétien semblait disposé à mettre fin à son existence ; mais Grand-Espoir chercha une seconde fois à l’en détourner.

Mon frère, lui dit-il, souvenez-vous du courage que vous avez montré jusqu’à présent. Apollyon n’a pas pu triompher de vous, et vous ne vous êtes laissé abattre par rien de ce que vous avez vu, entendu ou éprouvé dans la vallée de l’Ombre de la Mort. A combien de difficultés, de dangers et de terreurs n’avez-vous pas échappé ? Pourquoi donc trembleriez-vous maintenant ? Vous voyez que moi, qui suis naturellement plus faible que vous, je suis avec vous dans ce cachot ; le Géant m’a frappé, comme vous ; je suis, comme vous, privé de pain, d’eau et de lumière. Mais ayons encore un peu de patience ; rappelez-vous la fermeté dont vous avez fait preuve à la Foire de la Vanité ; ni les chaînes, ni la cage de fer, ni la mort sanglante dont vous étiez menacé ne vous ont fait peur ; c’est pourquoi (quand ce ne serait que pour ne pas déshonorer le nom de chrétien) « possédons nos ames par la patience » aussi long-temps que nous le pourrons.

Quand il fut nuit, et que le Géant et sa femme se trouvèrent seuls, celle-ci lui demanda si les prisonniers avaient suivi son conseil. Ce sont de déterminés coquins, lui répondit-il ; ils aiment mieux supporter tout que de se détruire. S’il en est ainsi, dit-elle, conduisez-les demain dans la cour du château ; montrez-leur les os et les crânes de ceux que vous avez déjà expédiés ; et dites-leur qu’avant la fin de la semaine vous les mettrez en pièces, comme vous avez mis en pièces tant d’autres pèlerins.

Le lendemain matin, le Géant se rendit de nouveau auprès d’eux, les conduisit dans la cour du château, et, selon le conseil de sa femme, leur dit : Ces ossements sont ceux de pèlerins qui, comme vous, ont passé sur mes terres ; quand l’envie m’en est venue, je les ai mis en pièces, et c’est le sort que je vous ferai subir avant dix jours ; redescendez maintenant dans votre antre. Et en disant ces paroles, il les y reconduisit, les frappant tout le long du chemin. Ainsi, le samedi se passa tout aussi tristement que les jours précédents. Quand le soir fut venu, madame Défiance et son mari recommencèrent à parler de leurs prisonniers, et le vieux Géant exprima sa surprise de ce qu’il ne pouvait en venir à bout, ni par les menaces, ni par les mauvais traitements. La femme répondit qu’ils se flattaient peut-être que quelqu’un viendrait les délivrer, ou bien qu’ils avaient peut-être sur eux de fausses clés au moyen desquelles ils espéraient se sauver. Croyez-vous ? dit le Géant ; je ne manquerai pas de les fouiller demain matin.

Or le samedi à minuit nos pèlerins se mirent à prier, et restèrent en prières presque jusqu’au point du jour. Mais un peu avant le lever du soleil, Chrétien s’écria tout à coup du ton d’un homme qui vient d’être frappé d’une heureuse idée. « Imbécille que je suis de rester étendu dans cet affreux cachot, quand il ne dépendrait que de moi d’être en pleine liberté. J’ai sur moi une clé appelée Promesse, qui, j’en suis certain, ouvrira toutes les serrures du Château du Doute.

Vraiment, dit Grand-Espoir, voilà une bonne nouvelle ; prenez votre clé et essayons.

Chrétien la prit en effet, et ne l’eut pas plutôt mise dans la serrure que la porte du cachot s’ouvrit aussitôt ; ils sortirent tous deux et gagnèrent la porte extérieure qui conduisait à la cour du château, la clé l’ouvrit également. Ils s’avancèrent ensuite vers la porte de fer (par laquelle il fallait aussi passer), la serrure en était dure et difficile ; ils en vinrent cependant à bout, et poussèrent la porte afin de se sauver le plus vite possible ; mais le bruit qu’elle fit en tournant sur ses gonds réveilla le Géant Désespoir, qui se leva en toute hâte dans l’intention de poursuivre ses prisonniers. Heureusement qu’il fut saisi tout à coup d’une de ses attaques, en sorte qu’il lui fut impossible de bouger, ce qui donna à nos pèlerins le temps de s’échapper ; ils furent bientôt sur le grand chemin royal, et là ils marchèrent en sûreté, car ils étaient hors des domaines du Géant et à l’abri de ses atteintes.

Quand ils eurent repassé la barrière qui était à l’entrée du champ, ils se concertèrent pour savoir ce qu’ils avaient de mieux à faire pour empêcher ceux qui viendraient après eux de tomber entre les mains du Géant Désespoir. Après de mûres réflexions, ils se déterminèrent à élever dans cet endroit une colonne, avec cette inscription : « De l’autre côté de cette barrière est le chemin qui conduit au Château du Doute, habité par le Géant Désespoir, qui méprise le Roi de la Cité céleste, et fait mourir les pèlerins qui s’y rendent. » Grâce à cet avertissement, plusieurs voyageurs qui ont depuis passé par là ont évité le danger.

  1. Ps. LXV, 9. Ap. XXII, 1. Ezech. XLVII.
  2. Ps. XXIII. Es. XIV, 30.
  3. Nomb. XXI, 4.
  4. Es. IX, 15.
  5. Jer. XXXI, 21.
  6. Ps. LXXXVIII, 16.