Le Père De Smet/Chapitre 09

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H. Dessain (p. 210-223).


CHAPITRE IX

SECOND VOYAGE EN EUROPE


1843-1844


De retour à Saint-Louis, le P. De Smet s’accorda à peine quelques jours de repos. Il lui tardait d’envoyer aux Montagnes et dans l’Orégon de nouveaux ouvriers. Informé des besoins de la mission, le P. Verhaegen, vice-provincial du Missouri, désigna trois de ses religieux pour aller rejoindre les PP. Point et Mengarini. C’étaient le P. Pierre De Vos, ancien maître des novices à Florissant, le P. Adrien Hoecken, frère du P. Christian Hoecken, l’apôtre des Potowatomies, et le Fr. Mac Gean.[1] Les hommes ne suffisaient pas : il fallait des fonds, et les Pères de Saint-Louis étaient incapables d’en fournir. [2] De nouveau, le P. De Smet se fait quêteur. Après avoir publié la relation de ses voyages[3], il visite successivement la Nouvelle-Orléans, Boston, Louisville, Cincinnati, Pittsburg, Cumberland, Baltimore, Washington, Philadelphie, New-York. À la fin de l’hiver, il a recueilli 5 000 piastres, somme suffisante pour le voyage des nouveaux missionnaires et les achats nécessaires au développement de la colonie.

Au mois de mai 1843, il conduit à Westport le P. De Vos et ses compagnons. Lui-même préside au départ de la caravane, heureux de pouvoir envoyer ce renfort au secours de ses chers Indiens.

Mais que sont trois missionnaires pour un si vaste pays ?… L’Amérique ne pouvant lui en fournir davantage, il se décide à en venir chercher en Europe. Le 7 juin, il s’embarque en compagnie de Mgr Hughes, le vaillant archevêque de New-York, qui se rend à Rome. Dès lors, le prélat et le religieux resteront unis d’une étroite amitié.

Le 28, il est en Irlande. Il ne quittera pas l’île sans avoir vu l’homme en qui se personnifient la foi inébranlable et les justes revendications de ce malheureux pays.

L’origine irlandaise de Mgr Hughes, la protection qu’il accorde aux émigrants, les œuvres sociales dont il est l’âme, lui valent de la part d’O’Connell un cordial accueil. Lui-même tient à présenter au grand agitateur l’apôtre des Indiens.

Le lendemain doit avoir lieu à Dublin un meeting national ; O’Connell invite ses hôtes à l’accompagner.

« Je viens d’assister, écrit notre missionnaire, à une réunion de près de 200 000 personnes. J’avais l’honneur d’être assis dans le carrosse du grand libérateur Daniel O’Connell, et même à ses côtés. L’enthousiasme du peuple était à son comble. Nous fûmes littéralement portés en triomphe jusqu’au rendez-vous, près de la ville, au milieu des acclamations et des bénédictions de l’immense foule.

» J’étais sur l’estrade des orateurs. Pas un mot ne m’a échappé. Ce jour-là, l’éloquence si vive des Irlandais brillait de tout son éclat.

» Quel spectacle pour moi ! Enseveli depuis cinq ans dans le désert américain, jeté par hasard sur le sol irlandais, je me trouve, sans l’avoir cherché, assis à côté du plus grand homme peut-être de l’univers, le seul qui ait jamais entrepris une révolution sans verser une goutte de sang.

» Quel homme que cet O’Connell ! Jamais, non jamais je n’ai vu œil plus pénétrant, plus doux, plus intelligent, plus expressif. Son seul regard fait trembler le noble orgueilleux d’Angleterre, et rend la confiance au pauvre opprimé du pays. Sa figure respire la bienveillance ; son maintien est noble et imposant ; sa parole, tantôt coule comme le miel le plus pur, tantôt tombe comme la foudre et écrase ses ennemis. Il ravit, il enchante, il captive ses auditeurs ; puis, l’instant d’après, confond la tyran qui voudrait asservir le monde entier, pour le faire contribuer à ses folles dépenses et à ses plaisirs.

» Ce grand homme vous met à l’aise en un instant. J’ai passé chez lui toute la journée, et dîné au milieu de sa famille patriarcale ».[4]

Toujours en compagnie de Mgr Hughes, le P. De Smet quitta Dublin pour Liverpool. De là il se rendit à Londres, puis en Belgique.[5]

Déjà le bruit de ses travaux s’était répandu dans ce pays. Depuis cinq ans, ses lettres tenaient les bienfaiteurs des missions au courant des progrès de la religion, chez les Potowatomies d’abord, puis chez les peuplades des Montagnes. Chacun se faisait une fête de le recevoir et d’entendre ses pittoresques récits.

Le 30 juillet, il est à Bruxelles. Il fait aux élèves du collège Saint-Michel une causerie sur les missions indiennes. Pour divertir son jeune auditoire, il introduit sur la scène un domestique déguisé en Peau-Rouge, et lui fait reproduire les attitudes, tantôt menaçantes, tantôt grotesques, des sauvages du Missouri, Des applaudissements répétés accueillent ce spectacle inattendu. Aucun n’est plus heureux que le P. De Smet : il a, tout en faisant connaître sa mission, procuré à des enfants une heure de franche gaîté.

Mais à peine jouit-il quelques jours de l’affection de sa famille et du commerce de ses amis. Il est venu en Europe chercher autre chose qu’un doux repos ou le facile succès d’un conteur d’aventures. Il lui faut des collaborateurs, pour aller au plus tôt reprendre dans l’Orégon l’œuvre évangélique. Dès les premiers jours d’août, il quitte la Belgique et se rend à Rome, pour exposer au général de la Compagnie les besoins de sa mission.

Le P. Roothaan reçut le P. De Smet avec les marques d’une tendre affection. Il suivit avec une attention émue le détail des travaux et des succès de ses héroïques enfants. Convaincu qu’aucune œuvre n’était, plus que la leur, digne d’intérêt, il promit de la recommander aux diverses provinces de son ordre. Le P. Général voulut présenter lui-même à Grégoire  XVI le premier missionnaire des Montagnes-Rocheuses. Quelle ne fut pas l’émotion de l’humble religieux, quand il vit le pape se lever de son trône pour l’embrasser ! Pareil accueil le payait largement de toutes ses fatigues au service de l’Église.

Au cours de l’entretien, le saint-père s’informa des dispositions des sauvages. Le P. De Smet se permit alors de lui transmettre une proposition de Victor, le grand chef des Têtes-Plates.

Apprenant que le souverain pontife était en butte aux attaques de l’impiété, l’ardent néophyte s’était levé et avait dit au missionnaire :

— Père, vous parlez sur le papier (vous savez écrire); si le grand chef des chrétiens est en danger, envoyez-lui un message de notre part. Nous dresserons sa loge au milieu de notre camp, nous ferons la chasse pour son entretien, et nous lui servirons de garde à l’approche de ses ennemis.

À cette invitation, Grégoire  XVI sourit, puis, semblant lire dans l’avenir :

— Vraiment, dit-il, le temps approche où nous serons forcé de quitter Rome. Où irons-nous ? Dieu seul le sait ! Donnez à ces bons sauvages ma bénédiction apostolique. La joie du P. De Smet ne devait pourtant pas être sans mélange. Bientôt il apprend que le pape songe à le faire évêque, et à placer sous sa juridiction le pays compris entre les Montagnes-Rocheuses et le Pacifique. À cette nouvelle, le pauvre missionnaire va trouver son supérieur, et le supplie défaire écarter de lui une charge dont il se juge aussi indigne qu’incapable. Grâce à l’appui du P. Général, il put se soustraire au fardeau. Le choix du pape s’arrêta sur M. Blanchet, vicaire général de l’Orégon. Désormais, celui-ci n’aura pas de collaborateur plus dévoué ni plus soumis que le P. De Smet.[6]

Rentré en Belgique, notre missionnaire reprit la pénible besogne de quêteur. Comme en 1834, il parcourut les principales villes du pays. C’est alors qu’il vit pour la dernière fois M. De Nef. Le grand bienfaiteur des missions devait mourir l’année suivante, laissant à la Compagnie de Jésus la direction du collège dont il avait fait l’œuvre de sa vie.

De Belgique, le P. De Smet passa en Hollande. Il excita le zèle des missions dans les diocèses de Bois-le-Duc et de Bréda. Il visita La Haye, Amsterdam, Rotterdam, et partout reçut d’abondantes aumônes.[7] Fidèle à sa promesse, le P. Général fit appel aux provinces de Rome, de Naples, de Lyon, d’Espagne et d’Allemagne. Déjà trois nouveaux missionnaires étaient partis pour les Montagnes-Rocheuses.[8] Cinq autres furent désignés pour accompagner le P. De Smet. C’étaient trois Italiens : les PP. Jean Nobili, Michel Accolti et Antoine Ravalli, avec deux Belges : le P. Louis Vercruysse, de Courtrai, et le Fr. François Huybrechts, d’Eeckeren, près d’Anvers.

Ce contingent portait à dix-sept le nombre des jésuites attachés à la mission. C’était assez pour répondre aux besoins les plus urgents. Toutefois, pour l’éducation des jeunes Indiens, le concours de religieuses était indispensable.

Une congrégation belge, celle des Sœurs de Notre-Dame, de Namur, avait envoyé, trois ans auparavant, une colonie à Cincinnati. Avant de s’embarquer, le P. De Smet avait visité leur établissement et en avait emporté la meilleure impression. De leur côté, les religieuses désiraient ardemment partager les travaux des missionnaires.

Le 10 novembre 1843, le P. De Smet se présenta à la maison-mère.

« Nous étions heureuses, disent les Annales de l’institut, de posséder quelques instants ce grand missionnaire, dont les lettres débordantes de zèle nous avaient tant intéressées. Nous nous étions figuré voir un homme à l’air vif et entreprenant, au caractère ardent et enthousiaste — mais pas du tout ; nous avons vu un prêtre vénérable, à l’air calme et modeste, qui répond doucement aux questions qui lui sont adressées, et cela d’une manière aussi humble qu’intéressante… Plus d’une fois il a été préservé, comme par miracle, d’une mort certaine. « Quand on n’est pas encore digne de mourir, dit-il, on échappe facilement ».

Après une légère opposition de Mgr Dehesselle, évêque de Namur, les religieuses obtinrent l’autorisation désirée. Six d’entre elles furent désignées pour l’Orégon, et immédiatement se disposèrent à partir.

Mais comment exposer de faibles femmes aux mille dangers qu’offrait la traversée du désert américain ?… Le P. De Smet n’eut pas même la pensée de tenter pareille aventure. Malgré la longueur de la route, il préféra doubler le cap Horn, et entrer dans l’Orégon par le Columbia.

Un navire anversois, l’Infatigable, devait prochainement appareiller pour Valparaiso. Il traita avec l’armateur pour le transport des missionnaires jusqu’au terme de leur voyage.

Le départ eut lieu le 12 décembre.

Le brouillard et les vents contraires retinrent près d’un mois le navire sur l’Escaut. Les passagers surent mettre à profit leurs loisirs. « Tout va bien à bord, écrivait le P. De Smet. Bon capitaine, bon équipage ; les Sœurs tranquilles et contentes comme des anges, les Pères et le Frère pleins de courage. Nous vivons ici comme dans nos communautés. Tous travaillent. Le P. Vercruysse donne aux Italiens des leçons de français, et moi, je suis professeur d’anglais pour tous »[9].

Enfin, le 9 janvier, on put gagner la haute mer. Chacun dut « payer tribut à l’inexorable Neptune ». Mais la traversée, qui allait durer sept mois, ménageait aux missionnaires d’autres épreuves.

La moindre devait être celle de l’ennui. Bien qu’il eût le goût des voyages, le P. De Smet n’y échappa point. « La vie de mer, dit-il, est triste et monotone. Toujours de l’eau ; de loin en loin une voile ; çà et là quelques oiseaux, quelques poissons, qui viennent vous arracher pour un instant à vos rêves lointains ; un orage, une tempête, des écueils dangereux, des rochers escarpés, qui vous font frémir, lorsque l’impétuosité du vent vous y pousse, et que toute manœuvre devient impossible »[10].

Le missionnaire, alors, reporte sa pensée vers les êtres chéris qu’il vient de quitter pour ! a troisième fois : « Souvent, assis sur le pont, quand la nuit est belle et tranquille, je passe des heures entières à suivre des yeux les étoiles, et à y retrouver mes souvenirs les plus doux. Le Baudrier d’Orion, vulgairement appelé les Trois Rois, me rappelle mes deux frères et ma sœur. En voyant la Chevelure de Bérénice, je m’imagine être au milieu de tous les enfants de la famille ; je les reconnais, je les entends, ils me sautent au cou et sur les genoux ; vous savez combien je les aime »[11] !

Au moment de doubler le cap Horn, le navire qui, jusque là, avait assez bien tenu la mer, faillit une première fois sombrer.

« Du 22 au 30 mars, écrit le P. Vercruysse, nous essuyâmes une furieuse tempête. Les voiles, bien que pliées, volèrent en lambeaux ; rien ne tenait contre l’ouragan. Des montagnes d’eau s’élevaient à une hauteur prodigieuse. C’était, au dire du capitaine, une des plus fortes tempêtes qu’il eût vues, depuis trente ans qu’il vivait sur mer. Toute la semaine, nous dûmes garder l’intérieur du navire. À peine osait-on se cramponner quelques instants sur le tillac, pour contempler le terrible spectacle. Sans cesse nous eûmes la mort devant les yeux.

» Le 31, le calme revint ; nous commençâmes à respirer ; mais le 1er avril, l’agitation reprit. Toute la journée, nous fûmes poussés par le vent contre les rochers qui bordent les côtes sauvages de la Patagonie. Nous n’en étions plus éloignés que d’une demi-lieue. Tous, excepté les religieuses, nous restâmes sur le pont, les regards fixés sur les écueils qui nous menaçaient d’une mort prochaine, car toute manœuvre était inutile. Notre silence n’était interrompu que par les paroles sinistres du capitaine : « Nous sommes perdus ! Tout est perdu ! » Mais Dieu semblait nous dire : « Je veille sur vous ».

» Le P. De Smet alla trouver les religieuses qui, comme nous, ne cessaient d’implorer le secours de la Sainte Vierge. Il leur déclara, qu’à moins d’un miracle, le naufrage était inévitable, et s’offrit à entendre leur confession. Toutes répondirent en souriant qu’elles étaient tranquilles, que Dieu pouvait disposer d’elles comme bon lui semblait, qu’elles attendaient avec résignation l’accomplissement de sa sainte volonté.

» Il était 11 heures de la nuit. Déjà on entendait les vagues se briser contre les récifs, lorsque tout à coup le vent changea et nous poussa vers la haute mer. Sans ce revirement, un demi-quart d’heure plus tard, nous n’étions plus »[12] ! Le calme rétabli, on put se diriger vers le nord. Le bateau fit escale à Valparaiso et à Callao. Nos voyageurs en profitèrent pour visiter Santiago et Lima, où ils reçurent, de la part des religieux, un accueil empressé.

Le capitaine avait espéré se rendre en vingt-cinq jours de Valparaiso à Vancouver. Il comptait sans les vents contraires. Quarante jours s’étaient écoulés, et rien n’annonçait le port. Déjà l’on souffrait du manque de vivres. La ration fut diminuée. « Jamais pourtant, avoue notre missionnaire, elle n’avait été ni trop abondante ni trop délicate ».

L’équipage commençait à murmurer ; le capitaine venait de tomber malade. De plus, une nouvelle tempête menaçait d’engloutir le navire.

Le P. De Smet ne cessait d’exhorter ses compagnons à fléchir le ciel par leurs prières. « Nous eûmes, dit-il, l’heureuse idée de nous obliger par un vœu, et nous convînmes tous ensemble de nous réfugier dans le Très Saint et Immaculé Cœur de Marie. Ensuite nous résolûmes de consacrer le lendemain à la récollection et à l’examen de nos consciences.

» Les vagues en furie, s’élevant de vingt à vingt-cinq pieds au-dessus du navire, semblaient nous présager notre dernier jour. Chacun fit une bonne confession et, plein de confiance, se remit entre les mains de la Providence.

» Vers le soir, je me rendis sur le pont. Avec une joie indicible, j’aperçus quelques plantes marines, appelées aiguilles d’Adam. Elles annonçaient le voisinage du continent. Peu à peu, le vent tomba, et l’espoir nous revint de voir bientôt la terre.

» Le 28 juillet, nous découvrîmes les côtes de l’Orégon. Quelle joie alors ! quels transports d’allégresse ! quelles actions de grâces dans nos cœurs et sur nos lèvres !… Impossible de dire ce que nous ressentions à la vue de cet immense pays où, faute de missionnaires, des milliers d’hommes naissent, grandissent et meurent dans les ténèbres de l’infidélité : malheur auquel nous allions mettre un terme, sinon pour tous, du moins pour un grand nombre ».[13]

Mais il semble que l’Esprit du mal s’acharnât à retenir loin du port ceux dont il redoutait les conquêtes.

« L’embouchure du Columbia, continue le P. De Smet, est d’un accès difficile et dangereux, même pour les marins munis de bonnes cartes ; or, notre capitaine n’avait pu s’en procurer… On ne tarda pas à découvrir d’énormes brisants, signe certain d’un banc de sable de plusieurs milles d’étendue. Les écueils traversent le fleuve dans toute sa largeur, et forment une barre qui semble en interdire l’entrée.[14]

» C’était le 31 juillet, fête de saint Ignace. Cette coïncidence ranima nos espérances et releva nos courages.

» Bientôt la chaloupe, envoyée pour sonder les brisants, rejoignit l’Infatigable. Les visages tristes et découragés des matelots annonçaient de mauvaises nouvelles ; on n’osait les interroger. Cependant le lieutenant dit au capitaine qu’il n’avait pas trouvé d’obstacles, et qu’il avait traversé la barre avec cinq brasses d’eau. Alors on déploya les voiles, et le navire s’avança, poussé par une légère brise. » Le ciel était pur, le soleil brillait de tout son éclat ; depuis longtemps nous n’avions pas eu pareille journée. Il ne manquait plus, pour la rendre la plus belle de notre voyage, que l’heureuse entrée dans le fleuve. À mesure qu’on approchait, les prières redoublaient.

» Cependant le capitaine ordonne de jeter le plomb. Deux matelots s’attachent au dehors du vaisseau et sondent. On entend le cri : « Sept brasses. » De cinq en cinq minutes, le cri se renouvelle ; puis : « Six brasses… Cinq brasses… » Le nombre diminuait toujours. Quand on cria : « Trois brasses… Deux brasses et demie… » tout espoir s’évanouit. C’était le minimum d’eau nécessaire au navire.

» Le Seigneur voulait mettre notre foi à l’épreuve ; il n’avait pas résolu notre perte. Le cri de « Quatre brasses » se fait entendre. On respire, on prend courage ; mais le danger n’avait pas disparu : nous avions encore deux milles de brisants à franchir. Un second cri de « Trois brasses » vint de nouveau nous remplir d’épouvante. Le lieutenant dit alors au capitaine :

— Nous nous sommes trompés de route.

— Bah ! reprit celui-ci, ne voyez-vous pas que l’Infatigable passe partout ? Avancez. » Le ciel était pour nous. Sans lui, ni l’habileté du capitaine, ni la solidité du navire, ni l’activité de l’équipage, n’eussent pu nous défendre d’une perte certaine. Nous étions à plus de cent mètres de la bonne voie, au milieu du canal du sud, où jamais vaisseau n’avait pénétré[15]… Dieu, sans doute, voulait nous montrer qu’il est assez puissant pour nous exposer au danger, et nous en retirer ensuite sains et saufs. Que son saint nom soit béni »[16] !


  1. En l’absence du P. De Smet, le P. De Vos était nommé supérieur de la mission.
  2. « Nous sommes criblés de dettes, écrivait le P. Van de Velde, et Dieu sait quand nous pourrons les payer. Les secours qui nous venaient jadis de Belgique et de Hollande se ralentissent. Partout nos dépenses augmentent, à mesure que nos ressources diminuent ». (Lettre à M. De Nef. — Saint Louis, 10 janvier 1843).
  3. Letters and Sketches, with a Narrative of a year’s résidence among ihe Indian Tribles of the Rocky Mountains. Philadelphia, 1843.
  4. Lettre à François De Smet. — Londres, 9 juillet 1843.
  5. Mgr Hughes devait profiter de son séjour en Europe pour recueillir des aumônes en faveur de son diocèse. Il fut introduit par le P. De Smet auprès de divers bienfaiteurs, notamment auprès de la pieuse reine des Belges, Louise-Marie, qui lui fit don d’une croix pectorale estimée 25  000 francs.
  6. Cf. Histoire générale des Missions catholiques, par le baron Henrion ; Paris, 1847 ; t. II, p.  666. — Palladino, Indian and White in the Northwest, p. 42.
  7. Le P. De Smet et ses compagnons quitteront l’Europe avec une somme de 145  000 francs.
  8. Les PP. Joset et Zerbinati, avec le Fr. Magri.
  9. Lettre à Charles De Smet. — À bord de l’Infatigable, 25 déc. 1843.
  10. Lettre à François De Smet. — Valparaiso, ler mai 1844.
  11. Lettre à François De Smet. — Sainte-Marie de Willamette, 9 oct. 1844.
  12. Relation de voyage adressée au P. Broeckaert. — Lima, 20 mai 1844.
  13. Lettre à François De Smet. — Sainte-Marie de Willamette, 9 octobre 1844.
  14. Depuis lors, le gouvernement des États-Unis a, par un système de jetées parallèles, rendu plus facile l’accès du Columbia.
  15. « À peu de distance de son embouchure, le Columbia se divise en deux branches, formant comme deux canaux ; l’un, au nord, non loin du cap Désappointement, est celui que nous devions suivre ; l’autre, au sud, n’est point fréquenté, à cause des brisants qui en barrent l’entrée, et sur lesquels nous avons passé les premiers et probablement les derniers ». (P. De Smet, Lettre citée).
  16. Ibid.