Le Père De Smet/Chapitre 11

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H. Dessain (p. 247-280).


CHAPITRE XI

À LA RECHERCHE DES PIEDS-NOIRS


1845-1846


Malgré le zèle des missionnaires et la ferveur des néophytes, l’avenir des nouvelles chrétientés reste incertain, aussi longtemps qu’elles sont exposées aux incursions des Pieds-Noirs.

Les Têtes-Plates sont particulièrement menacés. Chaque année, la chasse au buffle donne lieu à de nouveaux différends. Les Pieds-Noirs revendiquent le droit exclusif de chasser sur le versant oriental des Montagnes. Les Têtes-Plates soutiennent que leurs ancêtres ont toujours joui de ce droit, et déclarent que, tant qu’il leur restera un guerrier capable de porter les armes, ils sauront le défendre. De là des rixes sanglantes, où les Têtes-Plates, très inférieurs en nombre, s’affaiblissent toujours davantage.

La mission Sainte-Marie est elle-même l’objet de fréquentes attaques. Dans la campagne, couverte d’épais taillis, les Pieds-Noirs se tiennent cachés des journées entières pour surprendre, le soir, quelque Tête-Plate rentrant seul au village, le tuer, le scalper et se sauver avec ses chevaux. Pendant que les guerriers sont à la chasse, les missionnaires n’osent s’aventurer hors de la palissade sans être armés de leurs fusils. Jour et nuit, une sentinelle fait le guet, tirant, de temps à autre, un coup de feu, pour tenir l’ennemi à distance du village.

Depuis longtemps, le P. De Smet songe à visiter ces terribles voisins. Il veut leur faire déposer la hache de guerre, et les amener à conclure, avec les tribus de l’Ouest, une paix durable.

L’entreprise est périlleuse. Le missionnaire est sans armes et presque sans escorte. Les Pieds-Noirs sont particulièrement ennemis des Blancs, qu’ils ont coutume d’immoler sans scrupule à leurs haines et à leurs superstitions.

« Que vais-je devenir ? écrit le Père, au moment de pénétrer en pays ennemi. Mille inquiétudes, je l’avoue m’assiègent. La pauvre nature, ce timide et fragile meus homo, s’effraie ; elle voudrait regarder en arrière et écouter des rêves. Mais le devoir m’appelle et me crie : En avant ! Je mets en Dieu toute ma confiance : il sait, quand il lui plaît, adoucir les natures les plus barbares. Je pense aux prières que l’on fait pour moi. Il s’agit du salut des âmes, de la conservation de Sainte-Marie. Nulle considération ne pourrait me détourner d’un projet que je nourris depuis ma première visite aux Montagnes ».[1]

Les Pieds-Noirs vivaient de l’autre côté des Rocheuses, sur le Haut-Missouri. En se dirigeant vers l’est, le P. De Smet eût pu les rencontrer au bout de quelques jours. Il préféra marcher vers le nord et traverser les Montagnes près des sources du Saskatchewan. Peut-être découvrirait-il de nouvelles tribus, auxquelles il pourrait annoncer l’Évangile. Il n’aspirait à rien moins qu’à prendre possession, au nom de Jésus-Christ, de toute cette région, où le prêtre pénétrait pour la première fois.

Il partit à la fin d’août, quelques jours après avoir fondé la station de l’Immaculé-Cœur de Marie. Il était accompagné de deux guides, appartenant à la nation des Kootenais, et d’un troisième Indien, qui devait lui servir à la fois de chasseur et d’interprète.

Une année entière allait s’écouler avant qu’il rencontrât les Pieds-Noirs. Les péripéties de ce voyage achèveront de mettre en lumière son audacieuse initiative et sa persévérante énergie.

Le 4 septembre, le P. De Smet arrive aux sources du Columbia. Toujours saisi d’admiration en face des grands spectacles, il contemple les montagnes d’où le cours d’eau s’échappe, impétueux déjà et bouillonnant, pour devenir, dans sa course capricieuse, le plus dangereux des fleuves de l’Ouest.

« Les fameux monuments de Chéops et de Chéphren ne sont rien, dit-il, en comparaison de ces pics gigantesques. Les pyramides naturelles des Monts-Rocheux semblent un défi jeté à toutes les constructions. La main de Dieu en a jeté les fondements ; il a permis aux éléments de les façonner : elles proclament à travers les siècles sa gloire et sa toute-puissance »[2].

De là, il se dirige vers l’est par une gorge si étroite, qu’à peine le jour y peut pénétrer.

Çà et là, des flancs déchirés de la montagne sortent des arbres de diverses essences. Le cèdre et le pin projettent sur les rocs dentelés leurs sombres et religieux ombrages ; le peuplier livre à la brise d’automne son feuillage frémissant ; le frêle bouleau balance dans les airs son panache doré ; des térébinthes couleur d’azur, des genévriers à baies pourprées, répandent dans la vallée leur sauvage parfum.

Rencontre-t-il des plantes inconnues en Belgique, le P. De Smet descend de cheval et remplit ses poches de semences, pour les envoyer aux amis et bienfaiteurs de la mission. « Dans quatre ou cinq ans, dit-il, on se croira en Amérique dans le jardin de Jean[3] et à la campagne de Charles ».

Cependant la route se poursuit à travers d’épaisses forêts, d’impétueux torrents, d’effrayants précipices.

Parfois un léger bruit avertit le voyageur que toute vie n’est pas bannie de ces solitudes. C’est le cerf qui brame, appelant sa compagne ; c’est l’orignal qui donne l’alarme à l’approche du chasseur ; c’est un troupeau de rennes couchés sur la neige : réveillés par le pas des chevaux, ils se lèvent et, en un instant, disparaissent derrière les pics inaccessibles. De temps à autre, un chevreuil paraît au bord du sentier. Les oreilles dressées comme des pointes de lance, il s’arrête un instant pour observer la caravane, puis, bondissant, reprend sa course et disparaît dans les fourrés. Là-haut, près des cimes glacées, se meuvent des formes blanches suspendues au flanc du rocher. Ce sont des chèvres. Tranquilles, elles broutent au bord des précipices, hors de la portée du plus intrépide chasseur.

Toujours curieux d’étudier les animaux, le P. De Smet observe avec attention, et décrit avec complaisance, les habitants de la forêt, depuis le terrible ours gris « qui, dans l’Orégon, remplace le lion d’Afrique », jusqu’au petit lièvre des Montagnes, « qui n’a pas plus de six pouces, et n’a point encore trouvé place dans l’histoire naturelle ».

Au sortir des sombres bois, il admire un spectacle nouveau : l’aurore boréale.

« D’immenses gerbes de lumière semblaient se jouer dans le ciel. Dressées en colonnes, ou ondulant comme des vagues, elles disparaissaient, puis reparaissaient, variant d’aspect à l’infini. Bientôt tout l’horizon s’illumina d’une vive clarté. Enfin, nous vîmes les rayons se réunir au zénith, pour se séparer en formant les figures les plus diverses ».[4]

Jusqu’ici, le voyage a été heureux. Le missionnaire s’empresse de rendre grâces à Celui dont il a admiré les œuvres sublimes : « Tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend dans le désert est à la fois agréable et instructif. Tout frappe, captive, élève l’esprit vers l’Auteur de la nature. Mirabilia opera Domini ! ».[5]

Le 15 septembre, il franchit la chaîne qui sépare les eaux du Columbia de celles du Saskatchewan. Au sommet, il dresse une grande croix, « la Croix de la Paix », puis s’engage sur le versant oriental des Montagnes.

Après trois jours de marche, il aperçoit les traces d’une troupe de sauvages. Ne sont-ce pas des Pieds-Noirs ?… L’effroi s’empare de ses compagnons. Espérant le détourner de son projet, ils lui racontent leurs rêves sinistres. L’un s’est vu dévoré par un ours ; l’autre a vu des corbeaux et des vautours planer au-dessus de la tente du Père ; un troisième a vu du sang.

Pour les rassurer, le jovial missionnaire leur conte un apologue :

Dans les horreurs de la nuit sombre,
Rien de plus sûr, mes yeux ont vu
Des sauvages la méchante ombre.
Qui par trois fois a reparu.

Plein de courage, je m’élance,
Ou plutôt, je veux m’élancer,
Quand du fer de sa longue lance
L’Indien accourt pour me percer.

Fidèle au poste, « Aux armes ! aux armes !
L’Indien ! m’écriè-je, l’Indien ! »
Soudain le camp, tout en alarmes,
S’éveille et voit… que je dors bien.[6]

Le rire, alors, succède à la frayeur. Les guides comprennent quelle importance le Père attache à ces sortes de songes.

— Advienne que pourra, s’écrient-ils, nous ne vous abandonnerons point, jusqu’à ce que nous vous voyions en sûreté.

« Je ne puis cependant, écrit le P. De Smet, me faire illusion. Je me trouve sur le théâtre de scènes sanglantes, près de peuples barbares et ennemis des Blancs, de chez qui peut-être je ne reviendrai jamais »[7].

Pendant deux jours, on suivit à la piste les voyageurs inconnus. Les traces paraissaient de plus en plus fraîches.

« J’envoyai, dit le Père, mes guides à la découverte. L’un d’eux revint vers le soir, disant qu’ils avaient rencontré un petit camp d’Assiniboins des Forêts, qu’ils en avaient été fort bien reçus, et que tous manifestaient un vif désir de me voir. Nous les rejoignîmes le lendemain, et fîmes route ensemble pendant quelques jours.

» Cette tribu ne comprend guère qu’une cinquantaine de familles, vivant çà et là dans les bois et les montagnes. L’agriculture leur est inconnue. Ils se nourrissent d’animaux, surtout de porcs-épics, dont la région fourmille. Lorsque la faim les presse, ils ont recours à des racines, à des graines, et à l’écorce intérieure du cyprès… Le chef du camp m’a raconté que, l’hiver dernier, un homme de sa nation, réduit à l’extrémité, avait mangé successivement sa femme et ses quatre enfants ».

À défaut de chevaux, les Assiniboins possèdent un nombre considérable de chiens. Il serait difficile de trouver animaux plus voraces. « Un soir, j’avais négligé d’élever une palissade autour de ma tente. Je me trouvai, le matin, sans souliers, sans col à ma soutane, et avec une jambe de moins à ma culotte de peau ».

« La propreté ne figure pas parmi les vertus domestiques de l’Indien. Les Assiniboins sont sales au delà de toute expression. La vermine les dévore, et ils dévorent la vermine.

— N’as-tu pas honte, disais-je à un sauvage, de mordre ces pauvres petites bêtes ?

— Elles m’ont mordu les premières, répliqua-t-il ; j’ai droit de représailles.

« Un jour, j’assistai par complaisance à leur festin de porc-épic. C’était à faire bondir l’estomac le plus intrépide et le plus affamé. À défaut de nappe et de vaisselle, quelques convives ôtèrent leur chemise de cuir, luisante de crasse, et l’étendirent sur le sol. C’est sur ce couvert que l’on coupa et que l’on distribua la viande. Quand il fallut s’essuyer les mains, les cheveux firent l’office de serviettes.

» Une bonne vieille, le visage barbouillé de sang — car elle était en deuil — me présenta une écuelle de bois, pleine de bouillon. La cuiller en corne de mouton, dont je devais me servir, était couverte de graisse. Elle eut la complaisance de la lécher, avant de la mettre dans ma soupe…

» Les Indiens ont une singulière façon de préparer certain plat, que d’ailleurs ils considèrent comme délicieux. Les femmes seules s’en occupent. Elles travaillent d’abord, avec des mains crasseuses, du sang, qu’elles font ensuite bouillir en le mêlant avec de l’eau. Alors elles remplissent la chaudière de graisse et de viande hachée, mais hachée avec les dents. Souvent une demi-douzaine de vieilles sont occupées, des heures entières, à la préparation de ce singulier ragoût ; elles mâchent et remâchent, bouchée par bouchée, ce qu’elles font ensuite passer dans la marmite, pour composer le fameux hachis des Monts-Rocheux.

» Ajoutez à cela des gâteaux faits avec des fourmis et des sauterelles écrasées et séchées au soleil, et vous connaîtrez à peu près les friandises d’une table assiniboine ».[8]

La peuplade n’était que médiocrement disposée à recevoir l’Évangile. La jalousie divisait les familles ; les disputes, les meurtres n’étaient pas rares. Des ministres protestants, des hommes perdus de mœurs, avaient traversé la contrée, diffamant les robes-noires. Le missionnaire put néanmoins faire, chaque soir, une instruction. Il baptisa même quelques enfants, ainsi qu’un vieillard, qui mourut deux jours après, et fut enterré avec les cérémonies en usage dans l’Église catholique.

Au bout d’une semaine, le P. De Smet se sépara des Assiniboins. Avec ses trois compagnons, il poursuivit sa route à travers une forêt de cyprès. Les branches étaient si serrées, qu’à chaque pas elles accrochaient les vêtements, déchiraient les mains et le visage. Ce fut, pour notre voyageur, l’occasion d’une nouvelle aventure.

« J’avais, dit-il, à passer sous un arbre incliné au-dessus du sentier. Une de ses branches, brisée à l’extrémité, présentait un crochet menaçant. Pour l’éviter, je m’étendis sur le cou de mon cheval. Vaine précaution. Je fus saisi par le col de mon habit, et, mon cheval continuant sa course, je restai suspendu, me débattant comme un poisson pris à l’hameçon. Les lambeaux de ma soutane, agités par le vent, témoigneront longtemps de mon passage par la forêt. Un chapeau troué, un œil poché, deux fortes égratignures à la joue, m’auraient, dans un pays civilisé, fait prendre pour un bretteur sortant de la Forêt-Noire, plutôt que pour un missionnaire ».[9] Après avoir plusieurs semaines voyagé dans les Montagnes, la caravane descendit dans la vaste plaine qui s’étend entre le Saskatchewan et le Haut-Missouri. C’est là que vivent, outre les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Aricaras, les Crees, les Assiniboins des Plaines, les Cheyennes, les Sioux, etc. À peine quelques missionnaires canadiens commencent-ils à évangéliser ces barbares tribus. « La différence qui existe entre la physionomie de ces sauvages, et celle des Indiens qui habitent les bords du Columbia, est aussi grande que les montagnes qui les séparent. Ces derniers, se font remarquer par leur douceur, leur franchise, leur affabilité, tandis que la cruauté, la ruse, la soif du sang, se lisent dans tous les traits du Pied-Noir. À peine trouverait-on une main innocente dans toute la nation ».[10]

Le 4 octobre, on arriva au fort des Montagnes, appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Bien que protestant, le commandant se montra favorable au projet du missionnaire. Un détachement de Pieds-Noirs devait prochainement venir au fort. Il promit au P. De Smet d’user de son influence pour lui ménager bon accueil.

Celui-ci congédia son escorte, et, en attendant, prépara au baptême une vingtaine de Crées qui avaient déjà reçu la visite d’un prêtre canadien.

Enfin, le 25 octobre, arriva au fort un groupe de treize Pieds-Noirs.

« Ils me saluèrent, écrit le P. De Smet, à la sauvage, avec une politesse à la fois rude et cordiale. En apprenant le but de mon voyage, le vieux chef m’embrassa. Son accoutrement le distinguait de ses compagnons. Il était couvert, des pieds à la tête, de plumes d’aigle, et portait sur la poitrine, en guise de médaillon, une grande assiette à fleurs bleues. Il me prodigua les marques d’amitié. Chaque fois que j’allais le visiter, il me faisait asseoir à côté de lui, me secouait affectueusement la main, et me frottait les deux joues avec son nez vermillonné. Il m’invita instamment à visiter son pays, s’offrant à me servir lui-même de guide et à m’introduire auprès de sa nation ».[11]

Pour les Pieds-Noirs, l’année avait été désastreuse. Vingt et un guerriers tués dans deux escarmouches avec les Têtes-Plates et les Kalispels, six cents chevaux volés et vingt-sept chevelures enlevées par les Crees, un groupe de cinquante familles massacrées par les Corbeaux, cent soixante femmes et enfants emmenés en captivité : autant de circonstances qui devaient rendre plus traitables les chefs de la farouche tribu.

La difficulté était de trouver un bon interprète. Le seul qu’il y eût au fort méritait peu de confiance ; les voyageurs n’avaient pas eu à se louer de sa fidélité. Il n’en faisait pas moins les plus belles promesses. Voulant visiter les Pieds-Noirs avant l’hiver, le P. De Smet accepta ses services. Il devait bientôt le regretter.

Le 31 octobre, il quitta le fort, accompagné seulement de l’interprète, et d’un jeune métis de la tribu des Crees, qui devait soigner les montures. Les Pieds-Noirs avaient pris les devants, pour disposer les esprits en faveur du missionnaire.

« Malgré ses promesses, écrit le Père, l’interprète ne tarda pas à laisser percer ses véritables dispositions. Il devint sournois et maussade ; ciel et terre lui paraissaient à charge. Il choisissait pour camper des endroits où nos pauvres bêtes, après une longue journée de marche, ne trouvaient rien à manger. À mesure que nous avancions dans le désert, il paraissait de plus en plus farouche. Impossible de lui arracher une parole honnête. Ses murmures incohérents, ses allusions me causèrent bientôt de sérieuses inquiétudes.

» Déjà j’avais marché six mortelles journées à sa suite. Mes deux dernières nuits avaient été des nuits d’angoisse et de veille. J’eus alors le bonheur de rencontrer un Canadien. Je l’engageai à me suivre pendant quelques jours. Le lendemain, l’interprète disparut. Quelque critique que fût ma situation, me trouvant dès lors sans guide et sans interprète, le départ de ce désagréable compagnon me délivra d’un pesant fardeau. Il est probable que, sans la rencontre du Canadien, je n’aurais pas échappé au projet qu’il avait formé de se débarrasser de moi ».[12]

Résolu à continuer sa route, le P. De Smet se mit à la recherche d’un nouvel interprète. Il y en avait un, disait-on, à peu de distance, qui, lui aussi, se rendait chez les Pieds-Noirs. Huit jours durant, il marcha, pour le découvrir, à travers un labyrinthe d’étroites vallées. Ce fut en vain.

Les sauvages non plus ne paraissaient pas. Des partis de guerre créés battaient la campagne dans tous les sens, et les Pieds-Noirs fuyaient devant eux.

Depuis quatre jours, le neige tombait à gros flocons. Les chevaux étaient épuisés, la besace du missionnaire presque vide. Déjà le passage des Montagnes était devenu impraticable. Il ne restait d’autre ressource que de gagner, pour y passer la mauvaise saison, un des forts de la Compagnie des Fourrures. Remettant au printemps sa visite aux Pieds-Noirs, le P. De Smet revint en hâte sur ses pas, et se rendit au fort Edmonton, sur le Saskatchewan.

L’accueil qu’il y reçut le dédommagea quelque peu des contretemps essuyés depuis deux mois.

La population du fort était, en grande partie, catholique. Chaque matin, le missionnaire expliquait le catéchisme aux enfants. Le soir, avant la prière, il faisait une instruction, à laquelle assistaient le commandant, sa famille et son personnel.

À cinquante milles à l’ouest du fort, se trouvait la mission Sainte-Anne. C’était la résidence de deux prêtres canadiens, MM. Thibaut et Bourassa, qui, de là, étendaient leur apostolat sur l’Athabasca, la Rivière de la Paix, le Lac des Esclaves et le Mackenzie. Le P. De Smet voulut les visiter. Quelle ne fut pas sa joie d’apprendre que, dans cette partie du Canada, vivaient des Indiens qui ne le cédaient pas aux plus ferventes tribus de l’Ouest ! Au cours d’un seul voyage, M. Thibaut avait administré près de 500 baptêmes.

L’hiver touchait à sa fin. Cependant il devenait de plus en plus difficile de pénétrer chez les Pieds-Noirs. L’interprète faisait défaut. Des bandes armées ne cessaient de parcourir le pays ; il n’était bruit que de vol et de carnage.

Sans renoncer à son projet, le P. De Smet prit le parti de regagner au plus tôt la mission Saint-Ignace. Il espérait atteindre, par un autre chemin, l’introuvable tribu.

Le 12 mars, il quitta le fort Edmonton, accompagné de trois braves métis que M. Thibaut avait mis à sa disposition. Son plan était de se rapprocher des Montagnes par la vallée de l’Athabasca, puis de descendre le Columbia jusqu’au fort Colville.

Le pays était encore couvert de neige. Monté sur un traîneau attelé de quatre chiens, le missionnaire atteignit en six jours le fort Assiniboine, sur l’Athabasca. Longeant alors la rivière sur une distance de 300 milles, il arriva en face du fort Jasper.

C’est là qu’il fit la rencontre d’un Iroquois, qui n’avait plus vu de prêtre depuis quarante ans qu’il avait quitté sa patrie.

Le vieillard était au comble de la joie : ses enfants pourraient être baptisés.

Le P. De Smet consacra quelques jours à instruire cette intéressante famille, qui ne comptait pas moins de trente-six personnes. Le jour de Pâques, après avoir célébré la messe, il administra les baptêmes et bénit sept mariages.

Le moment était venu de se séparer. « Les nouveaux chrétiens, dit le missionnaire, voulurent faire en mon honneur une manifestation, afin que leurs petits enfants se souvinssent toujours de celui qui les avait mis dans « le chemin de la vie ». Tous ensemble, poussant trois formidables hourras, déchargèrent leurs fusils dans la direction d’une haute montagne, à laquelle ils donnèrent mon nom… Les hommes voulurent ensuite me faire escorte à une distance de dix milles. Chacun alors me serra affectueusement la main. Nous échangeâmes mille et mille souhaits, des larmes coulèrent de part et d’autre, puis je me trouvai seul avec mes trois compagnons dans un de ces sauvages ravins, où l’œil ne rencontre que de sombres montagnes, s’élevant de tous côtés comme d’infranchissables barrières »[13].

Le P. De Smet touchait aux sommets les plus élevés de la chaîne des Rocheuses. Devant lui, le mont Brown dressait à plus de 5 000 mètres sa cime neigeuse. La traversée des Montagnes, en toute saison difficile, était alors extrêmement dangereuse. On était aux premiers jours de mai. La fonte des neiges causait à chaque instant des avalanches qui, entraînant avec elles d’énormes blocs de pierre, se précipitaient avec fracas, brisaient les arbres, écrasaient les troupeaux, et comblaient de débris les vallées.

En face de ce passage, le plus périlleux peut-être qu’il ait jamais rencontré, l’intrépide missionnaire, presque épuisé déjà par un inutile voyage de plusieurs mois, semble avoir éprouvé une heure de défaillance.

« Vraiment, écrit-il à sa famille, je ne suis plus le même sous le rapport de la santé. Je m’aperçois, chaque fois que je me fais la barbe, qu’elle grisonne de plus en plus. À chaque montagne que j’escalade, mes forces semblent vouloir m’abandonner. Les intempéries, les jeûnes, les veilles, les soucis qui se multiplient, les dangers et les angoisses qu’ils occasionnent, me minent rapidement. J’ai récemment échappé, comme par miracle, aux mains d’un vil assassin. La vie d’un missionnaire, dans ce pays, dépend de fort peu de chose ».

Se reportant alors vers les amis de Belgique : « Je ne cesse, dit-il, de penser à tous, et mon cœur, tous les jours, ne fait que soupirer après eux. Si jamais Dieu me fait encore la grâce de revoir ma patrie, ce sera pour ne la plus quitter ».[14]

Il eût été, croyons-nous, difficile au P. De Smet de tenir pareille résolution. Jusqu’à sept fois il reverra la Belgique, et toujours, malgré l’affection qu’il garde aux siens, la pensée des âmes à sauver le ramènera vers sa seconde patrie.[15] Toutefois, il ne nous déplaît pas de voir le grand missionnaire plier un instant sous le fardeau. Pour rester très humaine, sa physionomie n’en est que plus attachante. Et qui ne sait qu’à se raidir contre l’épreuve, il y a souvent plus d’orgueil que de vertu ?

Bientôt d’ailleurs le P. De Smet a retrouvé son entrain. Écoutons-le raconter les péripéties du terrible passage.

« Nous avions à franchir soixante-deux milles en raquettes, pour nous rendre au campement des Berges, sur les bords du Columbia. Nous résolûmes de faire ce trajet en deux jours et demi.

» Les commandants du fort des Montagnes et du fort Edmonton auraient voulu me détourner de ce voyage ; ils pensaient que mon embonpoint me rendait absolument incapable de l’accomplir. J’avais cru pouvoir remédier à l’inconvénient de la pesanteur par un jeûne rigoureux et volontaire d’une trentaine de jours. Je me trouvais vraiment allégé, et me mis en route avec courage sur seize à vingt pieds de neige. » Nous marchions en file, tantôt à travers une plaine couverte de débris d’avalanches, tantôt sur des lacs ou des torrents ensevelis sous la neige ; ici, sur le flanc d’une montagne escarpée ; là, à travers une forêt de cyprès, dont nous n’apercevions que la cime. Je ne saurais vous dire le nombre de mes culbutes. À chaque instant, je me trouvais embarrassé dans mes raquettes ou accroché à quelque branche. Lorsque l’on tombe, naturellement et comme par instinct, l’on étend les bras pour atténuer la violence de la chute, et, sur une profonde neige, le danger n’est pas grand ; les bras s’enfoncent jusqu’aux épaules, l’on se débat et l’on rit. Mes compagnons se montrèrent pleins de complaisance ; après chaque chute, ils s’empressaient de me remettre sur mes jambes.

» Nous fîmes environ trente milles, et nous nous disposâmes à camper. Nous coupâmes quelques branches de pin, que nous étendîmes sur la neige pour nous servir de lit.

» Dormir sur la neige, à la belle étoile, doit vous paraître incommode et bien étrange, ainsi qu’à tous les amateurs de chambres chaudes et de matelas bien garnis. On se trompe. Venez respirer l’air pur de la montagne, où l’on n’entend jamais tousser, où l’on ne songe guère à exciter l’appétit par des assaisonnements ; venez essayer de la vie nomade, et vous conviendrez qu’on oublie facilement les fatigues d’une longue course, qu’on trouve de la joie et du bien-être, qu’on dort à merveille dans une peau de buffle, étendu sur des branches de pin, à côté d’un feu pétillant.

» Le lendemain, nous tentâmes la descente escarpée de ce qu’on appelle la Grande Côte de l’Ouest. Nous y mîmes cinq heures. Toute la pente est couverte d’arbres gigantesques, de pins, de sapins, de mélèzes et de cèdres. Gare à vous, si le poids de votre corps, ou quelque mauvais pas, vous entraîne ! Je parle d’expérience : maintes fois, je me relevai à vingt ou trente pas de mon point de départ. Heureux si, dans sa chute, on ne se brise pas la tête contre quelque gros arbre.

» Au pied de la montagne, un nouvel obstacle se présenta. Les barrières de neige, les nombreuses digues qui, jusqu’alors, avaient arrêté les eaux des torrents, des lacs, des ruisseaux, s’étaient brisées pendant la nuit, et avaient fait croître de plusieurs pieds la grande Rivière du Portage.

» Dans une étroite vallée, qui n’a guère qu’un mille de largeur, cette rivière fait tant de détours, qu’en un jour et demi, nous la dûmes traverser plus de quarante fois, ayant de l’eau jusqu’aux épaules. Telle est son impétuosité, qu’on a besoin de se soutenir mutuellement pour ne pas être emporté par le courant. Tout le reste du trajet, nous restâmes avec nos habits trempés. Le froid, joint à mon extrême fatigue, enfla mes jambes. Les ongles de mes pieds se détachaient ; le sang se coagulait dans mes chaussures. Quatre fois, je me sentis à bout de forces. J’aurais péri dans cet affreux désert, si je n’avais été soutenu par le bras vigoureux de mes compagnons.

» Nous quittâmes la vallée du Portage pour entrer dans une forêt épaisse et montagneuse, où le sol était jonché d’arbres abattus par la tempête. Ensuite vinrent des marais, que nous dûmes traverser, ayant de la vase jusqu’aux genoux. Mais ces difficultés étaient légères, comparées à celles que nous avions rencontrées précédemment.

» Enfin, nous arrivâmes au campement des Berges, sur les bords du Columbia. Ceux qui ont traversé les Montagnes-Rocheuses à la fonte des neiges, au 53° degré de latitude nord, savent s’ils méritent le nom de voyageurs. Il m’avait fallu toutes mes forces pour accomplir ce trajet, et j’avoue que je n’oserais pas l’entreprendre de nouveau ».[16]

Après quelques heures de repos, le P. De Smet et ses compagnons s’embarquent sur le Columbia.

À l’horreur des sombres défilés succède le joyeux aspect du printemps. Sur les îlots du fleuve apparaissent les premières fleurs ; les montagnes, peu à peu, dépouillent leur linceul de neige ; entre les rochers bondissent mille ruisseaux chantants.

Lancé par d’habiles rameurs, l’esquif franchit les rapides, glisse entre les écueils, descend avec la vitesse d’une flèche.

Une fois pourtant, le P. De Smet faillit voir se renouveler l’accident dont il avait été témoin, sur le même fleuve, quatre ans auparavant.

Il venait de mettre pied à terre pour éviter un dangereux passage. Confiants dans leur adresse, les Canadiens avaient refusé de quitter l’embarcation. Soudain, un tourbillon les saisit. Vainement essaient-ils de se dégager : une force irrésistible les entraîne. Déjà l’eau remplit l’avant du bateau.

À genoux sur la rive, le missionnaire implore du ciel le salut de ses compagnons. Ceux-ci semblent perdus lorsque, tout à coup, le gouffre se referme et rejette la proie qu’il paraissait étreindre sans retour.

À droite du fleuve, se trouvait la station de Saint-Pierre des Lacs. Une vingtaine de familles, de la tribu des Chaudières, n’avaient pu recevoir le baptême l’année précédente. Le P. De Smet s’arrêta pour les instruire. Quelques jours plus tard, toute la peuplade était devenue chrétienne.

Vers la fin de mai, il arriva au fort Colville. Les Indiens de Saint-Paul étaient là pour le recevoir et le conduire à la mission. Quelle joie de trouver la tribu entière instruite et baptisée par le P. Hoecken, et de célébrer la messe dans l’humble chapelle en bois bâtie par les sauvages !

Une autre consolation attendait notre voyageur : la rencontre du P. Nobili, l’apôtre de la Nouvelle-Calédonie.

Lui aussi a souffert. Obligé de suivre, de campement en campement, des tribus qui ne connaissent pas le repos, il a franchi, à travers la glace et la neige, des centaines de lieues. Pas d’autre nourriture, souvent, que la chair des chiens et des loups ; pas d’autre lit que la terre nue. Durant des mois, il a été réduit à vivre d’une sorte de mousse, mêlée à quelques misérables racines. De telles privations, endurées pour Dieu, n’ont point été inutiles. Partout, les Indiens ont reçu avec empressement le missionnaire, et présenté leurs enfants au baptême ; bon nombre d’adultes se sont convertis ; les lois du mariage sont respectées ; dans les villages qui ne possèdent pas encore de chapelle, se dresse déjà le signe du salut.

Avant de continuer son laborieux apostolat, le P. Nobili va prendre à Saint-Ignace quelques semaines de repos.

L’intention du P. De Smet était, nous l’avons vu, de se rendre à la même mission, pour passer de là chez les Pieds-Noirs. Le commandant du fort Colville lui offrit gracieusement le passage sur un bateau qui descendait à Vancouver. C’était l’occasion de ravitailler les différents postes des Montagnes : il accepta.

Dans la vallée du Willamette, le catholicisme avait, depuis un an, fait de nouveaux progrès. Autour de Saint-François Xavier, les PP. Accolti et De Vos voyaient se multiplier les conversions. Chez les Canadiens de la Grande-Prairie, le P. Vercruysse faisait merveille. Les Sœurs de Notre-Dame se félicitaient du nombre croissant de leurs élèves. En maint endroit s’ouvraient de nouvelles églises ; bientôt serait achevée la cathédrale de Saint-Paul.

À vrai dire, le nombre des ouvriers était insuffisant ; mais Mgr Blanchet devait prochainement revenir d’Europe, accompagné de quatorze missionnaires [17] et de sept religieuses.

Muni des objets nécessaires à ses missions, le P. De Smet reprend le chemin des Montagnes.

Il vient de quitter Vancouver, lorsqu’une poire à poudre éclate à côté de lui. L’explosion lui arrache en partie la peau du visage. Mais ce n’est là qu’un léger accident ; chemin faisant, il n’en continue pas moins à admirer les beautés du fleuve et à étudier les mœurs des sauvages.

À un endroit appelé les Grandes Dalles, il saisit sur le vif le grotesque indien.

Lorsque les émigrants allemands, canadiens, espagnols, descendent la vallée du Columbia, ils ont fréquemment besoin de provisions, de chevaux, de canots ou de guides. En échange, ils abandonnent aux indigènes leurs vieux habits. De là une étrange collection de manteaux, de pantalons, de chapeaux, de chaussures, que ceux-ci se mettent d’ailleurs peu en peine d’adapter, soit au sexe, soit à l’âge.

« Deux Indiens, grands et robustes, passent fièrement devant nous. Apparemment, ils sont bien convaincus du mérite qu’ajoutent à leur personne leurs nouvelles acquisitions. L’un porte un pantalon à l’envers, l’autre une jaquette trop courte, avec un pantalon collant, dont les solutions de continuité accusent l’absence de chemise. Leur tête est couverte d’une coiffe à dentelle. L’un a un soulier, l’autre en a deux.

» Quelques sauvages se pavanent dans un complet de charretier ; d’autres, dans un mélange d’habits de matelot, d’ouvrier et d’avocat, le tout arrangé suivant leur fantaisie. Certains ne possèdent qu’un seul article. J’ai vu un vieil Indien faire parade d’une paire de bottes : c’était, ce semble, tout ce que contenait sa garde-robe.

» Les femmes portent de longues robes de calicot que, par goût ou par négligence, elles arrosent d’huile de saumon. Si elles sont assez riches, elles y ajoutent une veste, un gilet de flanelle, ou, le nec plus ultra de l’élégance, un grand pardessus d’homme ».[18]

Le spectacle divertit un instant notre missionnaire, mais ne peut lui faire oublier la misère morale de ces pauvres gens.

« Chez la plupart, l’idolâtrie va jusqu’à adorer les plus vils animaux. Quelques-uns ne reculent pas devant les sacrifices humains… Ajoutez à cela le dévergondage, la passion du jeu, une paresse qui ne le cède qu’à l’empire de la faim, une invincible pente à la dissimulation, à la gourmandise, à tout ce qui est bas, et vous aurez une idée de l’abjection où croupissent encore les peuples des rives du Columbia ».[19]

Bientôt peut-être, le P. De Smet pourra leur envoyer des ministres de l’Évangile ; mais d’abord, il doit assurer l’avenir des missions existantes.

À Wallawalla, il quitte le Columbia pour prendre la voie de terre. À la tête d’une caravane de chevaux et de mulets, il traverse, pour la seconde fois, l’immense plaine des Spokanes et des Nez-Percés. Il visite en passant la station Saint-François Régis, où déjà soixante-dix métis vivent en bons chrétiens, et, le 17 juillet, arrive à la mission Saint-Ignace.

Sous l’habile direction du P. Hoecken, la nouvelle réduction a prospéré. Le nombre des Kalispels convertis est d’environ cinq cents. À une fervente piété, ils unissent l’amour du travail. Les hommes ont ensemencé 300 acres de terre ; les femmes ont appris à traire les vaches et à battre la crème. À côté des bêtes à cornes, se multiplient les animaux de basse-cour.

Pour hâter encore le développement de la colonie, le P. De Smet laisse au P. Hoecken une partie de ses approvisionnements. Ensuite, il se rend chez les Cœurs-d’Alène.

Nulle part, mieux qu’à la mission du Sacré-Cœur, n’apparaît l’action merveilleuse de la grâce dans l’âme des sauvages.

— Dieu, disent-ils, a eu pitié de nous ; il nous a ouvert les yeux : il est infiniment bon.

Les néophytes s’appliquent à la culture. Ils ont, sous la direction du P. Joset, ensemencé un vaste champ, capable de nourrir plusieurs familles. Peu à peu, les nomades enfants du désert semblent apprécier les douceurs du foyer.

Le P. Point, devant quitter la mission, sera remplacé par le P. Gazzoli. De concert avec le P. Joset, celui-ci continuera de longues années ce fécond apostolat.

Après quelques jours, le P. De Smet, en compagnie du P. Point, prend le chemin de Sainte-Marie. Ainsi, tout en ravitaillant ses missions, il se rapproche des Pieds-Noirs.

Fondée la première, la réduction Sainte-Marie restait le principal établissement des Montagnes. C’était comme un ardent et lumineux foyer, d’où la civilisation rayonnait déjà sur le désert.

Le P. Zerbinati était mort pendant l’automne de 1845, après deux années seulement d’apostolat. Pour le remplacer, le P. Ravalli avait dû quitter Saint-Ignace.[20] Grâce à l’activité du P. Mengarini, la mission avait pris un développement considérable. La petite chapelle avait fait place à une vaste église. À côté du presbytère, s’élevaient des maisons en bois, bâties sur un plan régulier.

De nombreux troupeaux, des basses-cours bien peuplées ajoutaient à l’animation et à la richesse du village.

La récolte de blé était de plusieurs milliers de boisseaux ; celle de pommes de terre, plus que suffisante pour la consommation de la tribu. Après les fêtes de Pâques, les caves et les greniers restaient si abondamment pourvus, que le missionnaire avait pu inviter nombre d’Indiens : Serpents, Banax, Nez-Percés, Pends-d’Oreilles, à un festin composé d’une variété de mets auxquels la plupart n’avaient jamais goûté.

Le P. Mengarini était, en outre, parvenu à extraire le sucre de la pomme de terre, et à fabriquer, avec un mélange d’orge et de racines du pays, une sorte de bière, aussi nourrissante qu’agréable.

Toutefois, l’on n’avait point encore de farine. Ce que l’on obtenait en écrasant le blé entre deux pierres, ou en le broyant dans un moulin à café, n’y ressemblait que de loin. À peine arrivé, le P. Ravalli avait entrepris de satisfaire à ce besoin. Aidé du Fr. Claessens et du Fr. Specht, il avait construit un moulin à eau, capable de fournir journellement à la colonie plusieurs sacs de farine.

En même temps, il établissait une scierie, pour préparer les planches et les poutres nécessaires aux constructions. La scie était faite d’un bandage de roue, aminci à coups de marteau. Quatre autres bandages, soudés ensemble, servaient de volant. Le tout était actionné par le même cours d’eau que le moulin.

L’état moral de la mission répondait à sa prospérité matérielle. Grâce à l’abolition de la polygamie, le chiffre de la population avait sensiblement augmenté. L’abandon des enfants, le divorce, l’effusion du sang, n’étaient plus connus parmi les Têtes-Plates. On laissait aux jeunes filles le choix de leur époux. On soignait les malades, au lieu de les laisser périr d’abandon et de misère. L’éducation des enfants était regardée comme un devoir religieux, et promettait aux missionnaires une génération toute chrétienne.

Des bandes ennemies continuaient, il est vrai, à troubler parfois la tranquillité du village. Mais le courage des guerriers, soutenu par une extraordinaire confiance en la protection divine, rendait alliées les tribus les plus hostiles.

Peu de temps avant l’arrivée du P. De Smet, venait d’avoir lieu un engagement avec les Corbeaux. Ceux-ci avaient volé aux Têtes-Plates une trentaine de chevaux. À la place des coupables, avaient été punis deux innocents. L’erreur découverte, on avait fait amende honorable, mais en vain : les Corbeaux étaient trop heureux d’avoir un prétexte pour reprendre la guerre.

Un matin, les Têtes-Plates virent un nuage de poussière s’élever à l’horizon. C’était l’ennemi. Aussitôt le chef de réunir ses braves :

— Mes amis, dit-il, si Dieu veut que nous soyons vainqueurs, nous le serons ; sinon, que sa volonté soit faite ! En tout cas, confions-nous à Lui.

À peine les Corbeaux sont-ils à portée du fusil, qu’ils sont accueillis par une vigoureuse décharge, suivie d’un feu continu. Déconcertés par cette résistance, ils changent leur plan d’attaque en une suite d’évolutions fanfaronnes, qui ne servent qu’à fatiguer leurs montures.

— À cheval ! crie le chef tête-plate. Chacun alors de choisir son meilleur coursier, et de s’élancer à la poursuite des Corbeaux. Ceux-ci sont forcés de se replier à plus de deux milles du camp. Leur nombre, toutefois, leur permet de soutenir la lutte jusqu’au coucher du soleil. Enfin ils se retirent en désordre, laissant sur le terrain quatorze morts et neuf blessés. Les Têtes-Plates n’ont pas perdu un seul homme.

Les femmes s’étaient distinguées dans l’action. L’une d’elles, après avoir poursuivi, la hache à la main, un groupe de Corbeaux, revenait en disant :

— Je croyais que ces grands parleurs étaient des hommes : ils ne méritent pas d’être poursuivis par des femmes.

Cet engagement arrivait à point pour faciliter la réconciliation poursuivie, depuis plus d’un an, par le P. De Smet. Un camp de Pieds-Noirs était établi dans le voisinage de Sainte-Marie. Peu à peu, les prévenances et la charité du P. Mengarini avaient eu raison de ces farouches natures. Le courage, l’heureuse fortune des Têtes-Plates devaient achever de les gagner.

Brûlant de venger le désastre essuyé l’année précédente, ils s’étaient unis à ces derniers pour repousser les Corbeaux. Aussitôt après la victoire, ils vont trouver le missionnaire.

— Pareil succès, disent-ils, ne peut être dû qu’à la prière. Tant qu’a duré la bataille, nous avons vu, chez les Têtes-Plates, les vieillards, les femmes et les enfants implorer à genoux le secours d’en haut. Nous aussi avons souvent pris part, matin et soir, à leur prière, et écouté les instructions des chefs. Daignez, Robe-Noire, nous prendre en pitié ; nous sommes décidés à suivre désormais la parole du Grand Manitou des Blancs.

Enfin le P. De Smet touchait au terme de ses efforts. Conduit par ce groupe de Pieds-Noirs, il allait pénétrer au cœur même de la redoutable tribu, obtenir des chefs une paix durable avec les Têtes-Plates, et préparer la voie à l’Évangile.

Le lendemain de l’Assomption, il quitta la vallée de Sainte-Marie. Il était accompagné du P. Point, et d’un groupe de Têtes-Plates, chargés d’exprimer aux Pieds-Noirs les dispositions pacifiques de leur nation.

Après avoir franchi la chaîne des Rocheuses, il s’engagea, pour la troisième fois, dans la dangereuse vallée du Yellowstone. Arrivé près de l’embouchure du Big-Horn, il se dirigea vers le nord-ouest, à travers un pays montagneux et aride, où, pendant plusieurs jours, il n’eut pour se désaltérer que des eaux stagnantes et saumâtres.

Enfin, le 14 septembre, fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, il rencontre, sur les bords de la rivière Judith, affluent du Missouri, le principal camp des Pieds-Noirs.

Déjà ceux-ci sont informés du récent succès des Têtes-Plates.

— La religion des robes-noires, disent-ils, est plus puissante que la nôtre.

Et ils reçoivent le P. De Smet avec les honneurs dus à un homme qui parle au Grand-Esprit.

Mettant à profit de si favorables dispositions, le missionnaire expose aux sauvages les premières notions du christianisme, et exalte la protection de Dieu sur ceux qui le prient. De leur côté, les Pieds-Noirs, qui ont pris part au dernier combat contre les Corbeaux, rapportent les faits dont ils ont été témoins dans le camp des Têtes-Plates. Ils vantent surtout la vertu du signe de la croix, qui leur paraît un gage assuré de victoire. « C’est vraiment aujourd’hui, écrit dans son journal le P. De Smet, l’Exaltation de la Sainte Croix ».

Par intérêt, autant que par considération pour la robe-noire, les terribles guerriers font trêve à leurs querelles, et reçoivent comme des alliés ceux que naguère ils traitaient en ennemis.

Le soir, Têtes-Plates et Pieds-Noirs récitent ensemble la prière. Le missionnaire a la joie de voir prosternés au pied de la même croix ces hommes que divisait une haine mortelle, et dont les cicatrices rappellent les sanglants combats. Tous invoquent « le Maître de la vie », le nommant pour la première fois leur Père commun, et semblent ne plus former qu’un cœur et qu’une âme.

Le lendemain était l’octave de la Nativité de la Sainte Vierge. « J’ai chanté la messe en plein air, écrit le P. De Smet, sous un dais de verdure, ouvrage des Indiens. J’ai imploré les bénédictions du ciel sur les peuples nomades qui parcourent ce vaste désert, priant Dieu de les unir par des liens de paix. Têtes-Plates, Nez-Percés, Pégans, Gens du Sang, Gros-Ventres et Pieds-Noirs, au nombre de plus de deux mille, entouraient l’humble autel sur lequel la Victime sans tache était offerte pour eux. L’heureuse union qui paraît animer les Têtes-Plates et les représentants des autres peuplades est vraiment sans exemple. On dirait que leurs anciennes querelles sont oubliées depuis longtemps. La chose est d’autant plus remarquable que, pour le sauvage, c’est comme un devoir de nourrir, jusqu’à la mort, des désirs de vengeance contre son ennemi »[21].

Le P. De Smet resta quelques semaines chez les Pieds-Noirs, en vue d’affermir leurs pacifiques dispositions, et de les préparer à recevoir l’Évangile.

La conversion de ce peuple offrait des difficultés qu’il n’avait pas rencontrées chez les tribus de l’Orégon. « Ce sont, dit-il, des sauvages dans toute la force du terme, accoutumés à assouvir leur vengeance et à se repaître de sang et de carnage. Ils sont plongés dans de grossières superstitions ; ils adorent le soleil, la lune, et leur offrent des sacrifices de propitiation et de reconnaissance. Tantôt ils se font dans la chair de profondes incisions, tantôt ils se coupent les phalanges des doigts.

— Je te fais la charité en te donnant mon sang, disent-ils à leur divinité ; fais-moi aussi la charité dans ma course de guerre, et, à mon retour, je te ferai hommage des chevelures arrachées à mes ennemis ».[22]

Malgré tout, le P. De Smet garde bon espoir. Déjà il a pu baptiser plusieurs enfants ; chaque soir, les sauvages accourent en foule à ses instructions ; tous semblent comprendre que les missionnaires sont pleinement dévoués à leurs intérêts. Le P. Point, qui a obtenu de si consolants résultats chez les Cœurs-d’Alène, restera chez les Pieds-Noirs, pour achever de les instruire, et fonder chez eux une mission analogue à celles qui existent de l’autre côté des Montagnes.

Mais les Pères ne suffisent plus à évangéliser les tribus de l’Ouest. Pour obtenir des hommes et des ressources. le P. De Smet se dispose à reprendre la route de Saint-Louis. Il lui tarde d’ailleurs de rendre compte à ses supérieurs des progrès réalisés, et de donner à son œuvre la sanction de l’obéissance.

Le 28 septembre, notre missionnaire s’embarquait sur le Missouri. Monté sur un léger canot, avec deux compagnons seulement, il devait mettre deux mois entiers à franchir la distance qui le séparait de Westport.

Souvent il s’arrête pour visiter les employés des forts, les instruire et baptiser leurs enfants.

Ailleurs, ce sont des groupes d’Indiens qui l’appellent sur la rive. Refuser d’approcher serait les irriter, et s’exposer aux pires vengeances. Le meilleur parti à prendre, c’est d’obéir ; et l’on a rarement à se repentir de cette petite condescendance. On accepte le calumet, on donne de quoi le remplir, on échange de part et d’autre ses petites nouvelles. S’ils voient que vous êtes sans provisions, les sauvages s’empressent de vous donner les meilleurs morceaux de leur chasse ; puis l’on s’embrasse, et l’on se quitte amis »[23].

Un soir pourtant, nos voyageurs courent un véritable danger. Le feu du bivouac les a fait découvrir par une bande d’Aricaras, ennemis jurés des Blancs. Armés jusqu’aux dents, ceux-ci s’approchent sans être vus. Le chef, heureusement, connaît le P. De Smet ; à peine a-t-il aperçu la croix de cuivre qui brille sur sa poitrine, qu’il jette son casse-tête, court vers le missionnaire, l’embrasse en s’écriant : — Ah ! que tu étais près de partir pour le pays des âmes ! Nous te croyions loin d’ici ; nous t’avons pris pour un ennemi.

On échange alors les marques d’amitié ; la soirée se passe en réjouissances. Avant de se retirer, les sauvages promettent solennellement qu’à l’avenir ils n’aborderont les Blancs que le calumet à la main.

Bientôt le P. De Smet entre dans le pays des Sioux. Au fort Look-Out, il réunit les principaux chefs. Il leur raconte la conversion des tribus des Montagnes, et sa récente visite aux Pieds-Noirs.

— Et vous, Sioux, dit-il en finissant, recevriez-vous la robe-noire qui voudrait habiter vos plaines et demeurer au milieu de vous ? Vos cœurs s’ouvriraient-ils à sa parole ? Suivriez-vous le sentier que Jésus-Christ, le Fils du Maître de la vie, est venu tracer sur la terre, et par lequel doivent marcher toutes les nations ?… Parlez, Sioux, j’écoute ; je porterai vos paroles aux grands chefs des robes-noires ; parlez les paroles de votre cœur. Les Sioux délibèrent quelques instants, puis le Grand Orateur se lève :

— Robe-Noire, dit-il, je parle au nom des chefs et des braves. Les paroles que tu nous dis du Maître de la vie sont belles ; nous les aimons ; c’est aujourd’hui la première fois que nous les entendons. Robe-Noire, tu ne fais que passer sur nos terres ; demain, nous n’entendrons plus ta voix ; nous serons, comme nous l’avons toujours été, des enfants qui n’ont point de père pour les guider, pareils aux animaux des prairies, qui ignorent tout. Robe-Noire, viens placer ta loge avec les nôtres ; mon cœur me dit qu’on t’écoutera. Nous sommes méchants, nous avons de mauvais cœurs ; mais ceux qui portent la bonne parole ne sont jamais venus jusqu’à nous. Viens donc, Robe-Noire, et les Sioux t’écouteront, et nos enfants seront instruits.[24]

Hélas ! l’hiver approchait ; déjà le fleuve se couvrait de glaçons. Il fallait au plus tôt regagner Saint-Louis. Le P. De Smet dut se décider à différer l’évangélisation de la peuplade, et se remit en marche pour rejoindre ses confrères.

Maintes fois le missionnaire se vit en danger de périr. À Westport, il congédia ses rameurs et prit la route de terre. Le 10 décembre, il rentrait à l’université.

Il y avait près de sept ans qu’il avait entrepris son premier voyage aux Montagnes. « Ses prodigieux travaux, ses pérégrinations, ses fatigues, ses dangers méritent, dit un écrivain américain, d’être placés au premier rang parmi les exploits de ce genre. Il a parcouru, avec les moyens peu rapides dont on disposait alors, une distance égale à plus de deux fois le tour du globe. Il a traversé presque tous les climats, et usé de tous les genres de locomotion. De l’été brûlant de l’équateur, il est passé, sous le 54° degré de latitude, à un hiver glacial. Il a voyagé en bateau à voiles, en steamer et en canot, en traîneau et en raquettes, à cheval et en charrette, et franchi à pied d’énormes distances. Les privations qu’il a endurées semblent à peine croyables ; c’est apparemment à cette époque que remontent les infirmités dont il souffrira plus tard »[25].

Si l’œuvre a été ardue, les résultats sont consolants. Déjà l’Orégon compte plus de vingt centres chrétiens. Sur les bords du Columbia, de nombreuses tribus demandent le baptême. Dans la Nouvelle-Calédonie et à l’ouest du Canada, plus de 100 000 sauvages sont prêts à se convertir. « Il suffirait, écrit le P. Accolti, de trois prêtres zélés, pour porter le nom de Jésus-Christ jusqu’au détroit de Behring »[26].

Subjugués par le doux ascendant de l’Évangile, les sauvages du Missouri dépouillent peu à peu leurs instincts sanguinaires ; les Pieds-Noirs ont fait la paix avec les tribus des Montagnes ; les Sioux attendent avec impatience le missionnaire.

Au cours de ses voyages, le P. De Smet a pris contact avec la plupart des nations de l’Ouest. Il connaît leurs mœurs ; il a vécu de leur vie. Sa bonté, sa franchise, son assurance, lui ont acquis sur les Indiens une remarquable autorité. Le jour n’est pas éloigné où le gouvernement des États-Unis, impuissant à contenir la révolte provoquée par ses agents, aura recours à l’intervention de l’humble religieux.

  1. Lettre à Mgr Hughes. — 26 septembre 1845.
  2. Lettre citée.
  3. Il s’agit vraisemblablement du Docteur Frédéric-Jean Lutens, beau-frère du missionnaire.
  4. Lettre à Mgr Hughes. — De la Croix de la Paix, 15 sept. 1845.
  5. Ibid.
  6. Cf. Chittenden et Richardson, Op. cit., p. 507.
  7. Lettre à Mgr Hughes. — Camp assiniboin, 26 septembre 1845.
  8. Lettre à Mgr Hughes. — Camp assiniboin, 26 sept. 1845.
  9. Lettre à Mgr Hughes. — Fort des Montagnes, 5 octobre 1845.
  10. Lettre à Mgr Hughes. — Fort des Montagnes, 30 oct. 1845.
  11. Lettre citée.
  12. Lettre à Mgr Hughes. — Fort Edmonton, 31 déc. 1845.
  13. Lettre à Mgr Hughes. — Du pied de la Grande-Glacière, 6 mai 1846.
  14. Lettre à François De Smet. — Du pied de la Grande-Glacière, dans le Haut-Athabasca, 6 mai 1846.
  15. Dès 1833, le P. De Smet était devenu, par la naturalisation, citoyen des États-Unis.
  16. Lettre au P. Van de Velde. — Campement des Berges, 10 mai 1846.
  17. De ce nombre étaient six Jésuites : les PP. Antoine Goetz, Joseph Menetrey et Grégoire Gazzoli, avec trois Frères coadjuteurs.
  18. Lettre au P. Van de Velde. — Fort Wallawalla, 18 juin 1846.
  19. Lettre citée.
  20. Né à Ferrare, en 1812, Antoine Ravalli avait de bonne heure éprouvé le désir des missions lointaines. Dans ce but, il avait étudié, outre la philosophie et la théologie, la médecine, le dessin et la mécanique. Son dévouement, sa simplicité, son heureuse humeur, devaient, pendant quarante ans, lui mériter l’estime et la confiance des Blancs, aussi bien que des sauvages.
  21. Lettre au P. Van de Velde. — Fort Lewis, 26 sept. 1846.
  22. Lettre au P. Van de Velde. — 27 sept. 1846.
  23. Lettre au T. R. P. Général. — St-Louis, 1er janvier 1847.
  24. Lettre citée.
  25. Chittenden et Richardson, p. 57.
  26. Lettre au P. Van de Velde. — St François Xavier du Willamette, 1er juin 1847.