Le Père Perdrix, roman/1

La bibliothèque libre.
Le Père Perdrix, roman
La Revue blancheTome XXVIII (p. 5-24).

Le Père Perdrix
PREMIÈRE PARTIE
chapitre premier

Et le médecin disait :

— Dame ! mon pauvre père Perdrix, il vaut mieux que je vous le dise. Voilà un mois que vous portez vos lunettes noires et ça ne vous a rien fait. Que voulez-vous ? Raisonnez-vous. Il n’y a qu’un moyen, c’est de cesser complètement le travail, sans quoi le feu de la forge et toutes ces choses-là vous rendraient tout à fait aveugle. Des fois, le repos peut vous guérir sans drogue et sans opération. Mais continuez à porter vos lunettes.

C’est ainsi que Monsieur Edmond parla et il n’y avait pas moyen de le contredire, parce que les bourgeois sont si capricieux ! Il eût crié, comme une fois chez un homme de la campagne : Eh ! nom de Dieu, si vous ne prenez pas mes remèdes, vous crèverez ! Le père Perdrix répondit :

— Dame ! Monsieur, ça sera comme vous voudrez.

Et dès qu’ils furent seuls, la mère Perdrix commençait :

— Qui que ça veut dire, qui que ça veut dire ? Faut donc plus que tu travailles ! Eh ! là, mon Dieu, qui que tu vas faire ?

Mais le Vieux, qui n’était pas patient, cria :

— Enfin, fous-moi donc la paix !

Elle s’assit sur le petit banc. C’était une femme courageuse, qui ne pouvait pas rester en place, et elle était là, les deux poings au menton, donnant des coups de tête, le regardant, attendant, et se remuant quand même. Lui, sur sa chaise, les jambes écartées, les mains pendantes, contemplait le sol, et son chapeau aux bords abaissés lui servait d’abat-jour.

D’ailleurs il vaut mieux ne rien dire. Il s’amusait avec le coin de son sabot à gratter les carreaux qui, même dans les maisons bien balayées, gardent une pellicule de boue, et il la râclait, il s’occupait à la râcler. Et puis, nom de nom de Dieu, n’avoir jamais été malade, et il avait bien fallu que ça le prît par les yeux ! Après quoi il considérait le bois de son sabot. Ensuite ceci le piqua et lui fit pleurer les yeux comme toujours lorsqu’il examinait un objet.

Un soir, il avait dit : Je ne sais pas ce que j’ai, les yeux me brûlent. La Vieille répondit : C’est sans doute qu’en battant le fer il t’y sera sauté une étincelle. Quand même, il était bien étonnant que les deux yeux fussent pris à la fois ! Et tous les jours, tous les jours le mal continuait, si bien qu’à la fin il se décida : Il n’y a plus qu’une chose, c’est de voir le médecin. Le médecin donna des gouttes et, le matin et le soir, il fallait en compter trois dans chaque œil. Bah ! ça n’eut pas beaucoup d’effet. On en blagua. Son neveu, Pierre Bousset, le charron, disait : « Écoutez donc, mon oncle, vous n’avez pas fait comme, dans le temps, le père Toiny ? Le médecin lui écrivit une ordonnance et dit à sa femme : Vous lui ferez prendre cette ordonnance. Et plus tard, lorsqu’il revint auprès du malade, il demanda : Eh bien ! est-ce que ça va mieux ? La femme répondit ; Ma foi, Monsieur, ça ne s’y connaît guère. Et puis qu’est-ce que vous voulez, un si petit bout de papier, dans le corps d’un pareil homme ! »

Oui, oui, blaguez ! Monsieur Edmond revint et dit : Continuez vos remèdes. Mais je vais vous mettre en observation. Il faut absolument que vous restiez huit jours sans travailler, pour ne pas vous fatiguer la vue. Et le Vieux demandait au petit Jean Bousset, le fils de Pierre, qui était bachelier : Dis donc, mon Jean, qu’est-ce que ça veut dire : mettre en observation ?

La troisième fois. Monsieur Edmond lui ordonna de porter des verres fumés et de se reposer encore. Et la quatrième fois, qui était aujourd’hui, il trouva que la maladie était déclarée et qu’il n’y avait rien à faire.

Ainsi le mal tombe sur l’ouvrier, alors qu’il travaille. Les bourgeois ne sont pas assez malades, eux qui auraient bien le temps de se soigner. Le père Perdrix portait son vieux cerveau dans sa tête, tout en boule, et son crâne résonnant où des idées bourdonnaient. C’était le mal qui vibrait à l’entour, comme une grosse mouche, puis se collait à son front. C’était le mal, avec sa massue, qui lui faisait baisser la tête, avec ses ridicules fantaisies, qui lui faisait gratter le sol d’un geste machinal. Il était assommé comme une vieille bête, car nous sommes de vieilles bêtes : Travaille, travaille, galérien, et claque au bout ! Il ne sentait rien qu’une idée, qui, restant dans les profondeurs de ses moelles, ne se formulait pas encore, mais se fixait matériellement, comme une chose, et semblait une idée de plomb. Elle ne circulait pas comme nos idées circulent, quand l’on cause, mais à tous les coins s’attachait : aux articulations, dans les membres, dans les sabots qui râclaient la boue des carreaux et dans la tête où, sensiblement, elle tuait les autres et demeurait comme une idée d’airain, comme un grondement, comme une mer immense et monotone.

— Je ne suis même pas bon à garder les cochons.


Il n’y a que le travail pour nous. Pendant cinquante ans il avait levé le marteau sur l’enclume, comme on le doit, car notre vie se compose d’une enclume et d’un marteau. Et son corps en gardait l’élan, et toute une force était prête encore, qu’il sentait dans son dos amassée, pour bondir et marteler. Nous voulons gagner notre pain avec le fer de la forge et puisque le pain c’est la vie, nous voulons donner toute notre vie pour avoir du pain. Ah ! il ne râclait plus le sol avec son sabot ! Sur sa chaise assis, les deux poings dans les dents, à côté de la fenêtre, il ne bougeait pas, il ne parlait pas, comme un vieux loup courbé qui souffre et ne veut pas se plaindre. Et qu’il est dur d’être assis !

Il ne pensait pas à la souffrance : on perdrait bien les yeux, si l’on avait de quoi vivre ! Il ne pensait pas à la nuit des aveugles où le monde est fait comme un mur noir et qui n’a pas de fin. Le médecin dit : Des fois le repos, peut vous guérir sans drogue et sans opération. Ah ! qu’importe guérir, c’est du repos que le médecin devrait nous guérir ! Et s’il s’agit de ne plus travailler, j’aime mieux n’y rien voir que de regarder ma misère.

Jusqu’ici sa vie s’était composée d’une maison et d’une forge. La maison était une vieille maison de petite ville où les toits s’affaissent un peu, comme des gens qui cèdent des reins, et dont la façade était percée de deux fenêtres à petits carreaux qui n’éclairaient pas beaucoup la chambre, car, dans les campagnes, la lumière est si commune qu’elle n’y semble pas une chose précieuse. Le mur pignon porte des anneaux auxquels on attache les chevaux que l’on ferre et donne sur une ruelle aboutissant à des jardins. Dans une annexe est installée la forge et la maison offre quelques commodités à cause de la cour où se trouve un four, de l’emplacement du fumier et des écuries à lapins. Ceci même fait partie de notre corps comme nos vieilles habitudes, comme les mouvements de nos jambes et de nos bras. La chambre était grande et obscure avec des solives noires au plafond, deux lits alignés dont les pieds se faisaient face, que séparait une armoire, avec ses vieux usages dans tous les coins : les paniers pendus à la grosse poutre, le coffre aux pommes de terre, la place du seau entre une fenêtre et la porte, celle de la glace entre la porte et l’autre fenêtre, avec ses vieilles chaises que l’on connaît par leurs noms et avec la table ronde dont on abat les pans, qui reste au milieu et qui a l’air, lorsqu’on est absent, de la maîtresse de la maison. Les lits avaient des rideaux de cretonne rouge à fleurs jaunes et rien que cela empêchait la chambre de paraître nue.

Dans la forge il avait battu le fer pendant trente ans. À l’époque de son mariage avec la Françoise, âgé de trente-trois ans, il avait monté cette petite boutique parce qu’un fonds de maréchal coûte trop cher et que tout le monde n’a pas ses avances. Jacques et François, les deux garçons y avaient appris leur métier. Ce métier de maréchal-ferrant est dur et même dangereux à cause des coups de pied de chevaux, mais quand l’on est fort, celui-ci ou un autre, tous les métiers se valent pourvu qu’on arrive à manger du pain. D’ailleurs ils ne s’en trouvaient pas mal, puisque Jacques avait réussi à entrer au chemin de fer où, comme il avait envie de bien faire, il était arrivée à passer mécanicien. Quant à François, il travaillait chez un patron et il aimait à boire un coup : à part ça, pas mauvais ouvrier. Il avait fait aussi des apprentis qui restaient chez lui quatre ou cinq ans, jusqu’à ce qu’ils fussent en âge d’aller là où l’on touche un salaire d’homme. Il ferrait les chevaux des gens de la campagne, après quoi il allait avec eux boire un verre de vin et il avait encore de bonnes pratiques bourgeoises parce que sa femme avait été domestique et que les bourgeois aiment mieux faire travailler les leurs. Alors il arrivait à gagner ses trois francs dix sous ou quatre francs par jour, ce qui est joli pour nos petits pays.

Il pensait à tout cela comme au bonheur perdu, dans une crise où, lui semblait-il, se rejoignaient tous les maux pour se fixer dans sa tête et y rouler leurs images d’enfer. Mais toute la vie on s’en était douté ! Les ouvriers ne regardent pas trop loin, tout va bien tant qu’on a la force, ensuite il est toujours assez tôt d’y penser. C’est ainsi qu’il y a dans nos cerveaux un coin réservé au malheur pour qu’il descende un jour et se sente à sa place. Vous êtes même étonné des idées qui vous viennent. On voit souvent deux vieux qui passent par ici. L’homme est aveugle, précisément, et marche au bras de sa femme, d’un air tranquille. Ils font presque toutes les communes du département. On leur donne toujours parce que c’est du monde comme nous et parce qu’ils sont bien propres. Ils causent, et ni l’homme ni la femme ne sont extravagants. C’est la même chose : ça l’a pris un jour. Ils disent : Certainement, on nous fait partout la charité parce que nous sommes connus, mais il est bien malheureux, celui qui est obligé de demander. Il se rappelait encore d’autres mendiants : tous ceux qui passent, tous ceux qu’on voit et tous ceux qu’on devine. Son esprit était aux mendiants et les suivait tous, sur leurs routes, de mendiant en mendiant, de commune en commune. Il se rappelait les vieux à barbe blanche, avec de gros sacs qui les tirent en arrière, qui montent pourtant la rue et s’en vont tout droit. Il se rappelait les grands gaillards qui font de grands pas et auraient bien la force de travailler et qui, bien entendu, s’arrêtent boire la goutte « Au Petit Salé ». Il se rappelait les jeunes gars qui sont des feignants parce que, quand on en a l’envie, on trouve toujours de l’ouvrage. Il se rappelait les vieux farfadets tout minces, qui tremblent dans l’air, font de petits pas coubes et semblent vouloir s’éteindre, il se rappelait celui qui avait claqué sur la route et dont le corps, exposé à la mairie, y avait attiré toute la ville. Le Vieux avait emmené là le petit Jean Bousset qui n’avait jamais vu de mort. Il lui prit la main et lui dit : N’aie pas peur, mon Jean ! Cahotée comme une pierre qui roule, et suivant cette pente, sa tête s’y heurtait et résonnait comme un charroi. Il la tenait entre ses poings, accroupi sur la chaise, si lourde et si pleine qu’elle craignait d’entraîner son corps. La voix du déluge, le bruit des grandes eaux, un fracas tombaient sur ses épaules, au rendez-vous du mal humain, au carrefour des vents, dans la nuit où les gueules des bêtes semblent vous suivre ou vous attendre. Et puis il s’arrêta en route parce que si l’on pensait à ces choses on en tirerait le mal morceau par morceau. Il se dégagea et, comme il levait la tête, il murmurait encore : Ah ! on peut dire que j’en vois long !

La petite ville s’étendait parmi les champs, calme et sans gêne comme une personne qui a l’aisance des coudes. Dans l’air pur des campagnes, le long d’une côte, elle était là, propre, docile, couchée, se reposant. On la voyait d’assez loin sur la route, au bout de l’allée de peupliers, avec ses toits de tuile ou d’ardoise, et la perspective donnait de l’importance aux petites maisons du bas quartier qui se gonflaient comme des commerçants phraseurs. Pourtant la mairie dominait tout, une mairie de pierre, cubique et rigide, dont on était fier, bâtie dans le style des lois et des décrets. Les pins du cimetière, les tilleuls des promenades et les arbres de quelques jardins formaient un peu partout des masses de feuillages à l’ombre desquels la vie humaine devait s’asseoir, égale, poétique et faite de travaux manuels accomplis en silence. Les rues larges et bien entretenues, bordées de façades blanches, s’entrecroisaient et limitaient des pâtés de maisons un peu épaisses, vieillottes, recrépies et dont l’âme demeurait, pareille à leurs toits, ancienne et immuable. Seule, la rue de l’église était sombre et traînait une espèce d’odeur d’égout jusqu’à la Place. L’église était une vieille église romane surmontée d’un clocher épais et devant laquelle le plus beau platane du monde étendait ses branches en protection sur les pierres. Il en sortait de vieux appels, une paix des temps passés, une image de nos grand-mères qui filaient la laine et pensaient au Bon Dieu. Et c’est ainsi que la petite ville, au visage purifié, montrait des manières naïves, comme une femme trompeuse.

Perdues dans le temps, les heures pendaient au-dessus d’elle, de l’azur monotone, depuis le matin jusqu’au soir, et tombaient goutte à goutte dans les maisons où les besognes des métiers et celles des ménages occupaient la vie et semblaient la vie même. Une année on avait vu construire la mairie, ensuite la maison d’école des filles, plus tard on avait vu niveler le champ de foire. Il y avait dans chaque famille quelque date fameuse de mariage ou de décès, quelque achat ou quelque vente, quelque souvenir d’argent amassé. Parfois il venait de Paris une histoire du Petit Journal, un portrait du Président de la République ou des images d’Exposition qui vous faisaient comprendre qu’on est heureux d’être Français. Parfois encore, un souffle, comme il en passe dans les siècles, arrivait épaissi, mêlé, et pénétrant dans l’ordre des choses établi, soulevait quelque colère ou quelque crainte. Les hommes graves parlaient du socialisme et du partage des biens et disaient : « Si demain je partageais avec Martin-le-Frisé qui est un ivrogne, après-demain tout serait à refaire. » On se souvenait de Gambetta, on se rappelait que Victor-Hugo disait : « Je crois en Dieu, mais je n’aime pas les curés. » Et les Parisiens étaient des têtes brûlées et ces gars-là voudraient nous amener une révolution. On causait avec assurance, dans une atmosphère bornée où les paroles se renvoyaient leur propre écho et semblaient sortir du fond de la sagesse humaine.

Lorsque Boutron le chapelier eut sa dernière fille, au dîner du baptême, pendant que les femmes racontaient : « Et puis vous ne savez pas, on dit qu’il a… », les hommes tenaient des conversations sérieuses. Il y avait Blanchard l’épicier et Grados le sacristain, qu’on avait appelés pour le café. Boutron dit :

— Mon plus fort, c’est l’astronomie. Je connais le nom de toutes les étoiles du Temps.

Blanchard dit :

— Mon plus fort, c’est le calcul. Je fais des calculs de tête sans jamais me tromper d’un centime. Mais mon moins fort, c’est la géographie.

Alors Grados, le sacristain, se levait comme à l’appel de Dieu et lui coupait la parole en criant :

— C’est mon plus fort, c’est mon plus fort !

Ainsi l’on avait des principes, et le monde était sans mystère.

Il y avait doux sortes d’ouvriers : les ouvriers pauvres et les ouvriers aisés. Les ouvriers pauvres pratiquaient des métiers de tisserand ou de sabotier et leurs femmes allaitaient des gosses, traînaient à leurs jupes de la marmaille et rôdaient dans les maisons en disant : « Allons, je n’ai même pas eu le temps de me changer. Regardez donc comment je suis faite. Et puis, va falloir encore que je fasse une culotte au Baptiste. D’ailleurs, avec les enfants on n’a jamais fini. » Quelques-uns avaient de bons métiers, des métiers de cordonnier où l’on n’est pas embarrassé pour gagner une pièce de cent sous dans sa journée. Mais, dame ! sans soin ! Et puis se soignant bien, prenant bien toutes leurs aises : « Té donc ! on arrivera comme on pourra. » Et puis ne se faisant pas faute de faire tort. D’ailleurs, qu’on aille partout où l’on voudra, on est sûr de les rencontrer : au café et dans toutes les parties de plaisir.

Les ouvriers aisés vivaient dans des maisons propres, avec des idées carrées dans tous les coins de la chambre et qui luisaient sur les meubles, s’asseyaient sur la table et bouillaient avec l’eau de la marmite pour la soupe du matin et du soir. Fixés dans leur attitude de travail, ils tournaient avec les aiguilles de l’horloge tout autour d’un centre vital d’ordre et d’économie. Une sagesse délimitée au cordeau bordait leur vie et les poussait en avant. On appelle cela : avoir envie de bien faire.

Il y avait les bourgeois. Les bourgeois sont importants comme le bruit, comme la richesse et comme la science. Leurs maisons ont des salons, des écuries, des jardins. Ils se fréquentent l’un l’autre et parlent avec une voix purifiée parce qu’ils sont allés dans les écoles pour y apprendre les belles manières et perdre leur accent. Ils ont des domestiques et des chevaux et cela semble multiplier leur vie et la mettre dans un carrosse qui la roule à son aise et la mène à toutes les satisfactions. Les uns sont républicains et dégourdis. Alors ils se rapprochent beaucoup plus de l’ouvrier, causent familièrement dans la rue et on les a connus tout petits, du temps où ils allaient à l’école communale. Ils fréquentent le café comme tout le monde et l’on peut les aborder. Bien entendu, l’on est poli : « Écoutez-donc, Monsieur Edmond, vous avez raison, mais je m’en vais vous dire une chose… » Les autres bourgeois sont réactionnaires et leurs fils deviennent officiers. Ils vivent de la vie de famille, et leurs dames sont de vraies dames qui tiennent leur rang. Ils font travailler les ouvriers dont les enfants fréquentent l’école des sœurs, gèrent leurs propriétés et, ma foi ! avec les bourgeois on ne sait jamais. En tout cas, voici ce qui arriva à Bonnet-le-Mutin :

Le champ de Bonnet-le-Mutin touchait au domaine de Monsieur Lalande. Un jour, son cochon s’échappa dans le champ du voisin. On ne peut pas toujours être sur le dos des bêtes. Enfin, Monsieur Lalande fit appeler Bonnet-le-Mutin et lui dit :

— Voilà. Votre cochon s’est roulé dans mon champ et mon métayer se plaint des dégâts. Je ne veux pas vous attaquer en justice de paix, il vaut mieux que nous nous entendions à l’amiable. Donnez-moi cent sous et je vous laisserai tranquille. Mais, dame ! faites attention, à l’avenir.

Bonnet-le-Mutin dit bien tout ce qu’il put, mais il fallut en passer là. Du reste, quand les bourgeois se sont mis quelque chose dans la tête…

Huit jours plus tard, tout le lot de moutons du métayer entra dans le champ de Bonnet-le-Mutin. Celui-ci courut chez Monsieur Lalande :

— Dites donc. Monsieur, à cent sous par tête, combien ça fait ? Eh bien ! Je vais vous dire, moi je veux vivre en voisin. Rendez-moi donc ma pièce de cent sous et une autre fois je saurai ce qui me reste à faire.

C’était une petite ville où l’on était divisé, classé de par une science sociale importante comme la science humaine, où l’on distinguait des catégories, où l’on posait des principes comme en histoire naturelle, où l’argent servait de base comme les vertèbres et élevait un homme dans l’échelle de l’être. Quelques individus : de gros commerçants, de riches fermiers faisaient la transition d’un genre à l’autre, car si l’argent à une valeur morale, il faut pourtant certains usages, du bon ton, de l’ancienneté dans la richesse, sinon le fils d’un marchand de bois vaudrait celui d’un notaire. Une dame disait de son domestique qu’on avait congédié : " Il se faisait jusqu’à six cents francs par an, c’était une belle position, du moins pour ces gens-là, ce qu’on appelle une belle position. »

La petite ville avait ainsi poussé dans la campagne. On ne sait pas comment naissent les petites villes où il n’y a pas de mine, pas de fleuve, pas de chemins de fer. On comprend les villages où la famille humaine un jour s’arrêta, au milieu des champs, et où naquirent le boulanger, l’épicier, le sabotier. Les petites villes semblent une hésitation entre le village et la grande ville, une prétention mêlée de pauvreté, je ne sais quoi qui rappelle un clerc de notaire vaniteux. Le quartier du Sénat en était l’essence même, où les commerçants semblaient plus assis qu’ailleurs et tassés et substantiels, lisaient les journaux, causaient politique et discutaient gravement les actions de la municipalité. Jadis, au temps où la République était sérieuse, le quartier du Sénat était une pépinière de conseillers municipaux, et c’est ici que Gambetta avait laissé tant de traces.

Les autres quartiers n’étaient pas homogènes. L’ordre, la gueuserie, la richesse s’y coudoyaient et se frottaient un peu, du pauvre qui demande au riche qui peut donner, de l’ouvrier qui fait ses affaires à l’ouvrier qui laisse aller, et formaient un ensemble où vivait la vie humaine sous l’œil du prochain, où la diversité des classes rompait l’unité des morales et où la médisance poussait comme un arbre et s’étendait au-dessus des passants. C’était une petite ville que les événements semblaient oublier et qui, perdue dans le silence écoutait des vols d’insectes et les gardait dans sa tête vide comme d’importants souvenirs. Les rideaux des croisées cachaient des regards, les aboiements des chiens avaient des échos et la vie qui dormait par ennui s’éveillait à chaque bruit comme un gendarme qui vous guette et vous saisit.

CHAPITRE II

Il était bien extraordinaire que Monsieur Edmond Lartigaud eût visité le père Perdrix avant son déjeuner, mais comme la maison était à deux pas, et qu’en somme on peut se déranger pour gagner quarante sous… D’habitude il ne sortait qu’après onze heures ; il faut se donner ses aises, sinon ce ne serait pas la peine d’avoir de la fortune. Il déjeunait à dix heures. Se lever à six, déjeuner à dix, dîner à six, se coucher à dix, font vivre dix fois dix. D’ailleurs il ne se levait jamais avant neuf heures.

Monsieur Edmond Lartigaud était un homme de quarante-neuf ans, grand, gros, fort, important, qui se tenait bien et qui était un plaisir pour son tailleur parce que ses habits produisaient tout leur effet. Il y avait une formule consacrée à dépeindre certaines personnes que l’on avait connues : « C’était un bel homme, un homme dans la taille et dans le genre de Monsieur Edmond. » Issu d’une famille bourgeoise, il marchait avec solidité, comme le fils de ceux qui parcouraient les champs, des souliers de chasseur à leurs pieds. On reconnaît les gens de souche bourgeoise à une certaine hardiesse de leur allure rappelant leur arrière grand-père qui, du temps de la Révolution, achetait un domaine pour une paire de bœufs et parcourait les rues de son village avec son premier orgueil de propriétaire. Monsieur Edmond avait un visage ovale terminé par un menton de galoche qui, lorsqu’il riait, se tendait en faisant : Ha ha ha ha ha ! Bon vivant, son gros ventre ne ressemblait pourtant pas à celui des entrepreneurs enrichis, car, dans les deux générations qui le séparaient de la terre, une sélection s’était accomplie pour former un homme ayant l’habitude de ne rien faire et qui, tout en gardant l’empreinte de sa race, savait porter sa tête et son corps et ses mains.

À vingt-neuf ans, ayant terminé ses études, il avait succédé à son oncle le médecin. Il prit la place toute chaude, s’assit dans un bien-être de célibataire aisé, vécut avec les parties de chasse, les bons repas, les petits verres de cognac, dans son gros rire : Ha ha ha ha ha ! où sonna bientôt un bonheur total. L’oncle était un vieux célibataire accouplé avec sa bonne et que ravageait la goutte. Monsieur Edmond renversa la fille de la bonne dès qu’elle eut seize ans et, pour goûter tous les plaisirs à la fois, s’enferma avec elle, le soir, mangeant et buvant. Il en résulta deux enfants, Paul et Georgette qui lui ressemblèrent et il en résulta encore que Marie-Louise voulut connaître le plaisir jusqu’au bout et but tout le jour en attendant Monsieur Edmond. Il eut bientôt la goutte qui, comme il le disait lui-même, était traditionnelle dans sa famille. Enfin Paul atteignit ses dix ans, il fallut l’envoyer au lycée et pour qu’il fût, ainsi que les autres, un fils de bourgeois, Monsieur Edmond épousa Marie-Louise malgré le vin blanc. Le temps passa, elle avait le visage tavelé de rouge, ne voyait pas les autres dames parce qu’elle n’était pas présentable et disait : « Ça m’est bien égal, je suis plus riche qu’elles. »

Monsieur Edmond s’assit dans la salle à manger où la table était dressée et tapa dans les sardines, en attendant les autres. Bientôt Paul et Georgette entrèrent : Bonjour, papa ! Bonjour papa ! Monsieur Edmond était toujours de bonne humeur à table : Allons, mes deux lapins, tapez dans le tas ! Madame Edmond n’apparaissait guère aux repas parce que la bouteille de vin blanc demeurait dans un placard de la cuisine où elle pouvait boire en marchant, en regardant, en ravaudant. Ses habitudes de bonne étaient restées dans sa peau comme une maladie de jeunesse.

On apporta les plats. Ils mangèrent les poissons et se partagèrent le bifteck, mais, à la fin, comme il en restait un morceau, Paul disait : À moi, papa ! et Georgette l’interrompait en criant : Non, papa, à moi ! Monsieur Edmond coupa le reste en trois, prit la plus grosse part et dit : « C’est ça, mes cochons, battez-vous pour la nourriture ! » Georgette, qui était habile, sauta sur l’assiette : Bien fait ! et ce malheureux Paul eut le dernier morceau, gros comme une noisette.

C’est alors que Marie-Louise apparut avec les pommes de terre au gratin. Monsieur Edmond enleva trois pleines cuillerées et s’arrêta en disant :

— Ce pauvre père Perdrix, je lui ai dit aujourd’hui de cesser le travail.

Paul, qui avait dix-huit ans, sentait ses amers Picon du matin et pensait à l’après-midi avec des canettes de bière. Georgette ne pensait à rien. Marie-Louise, du temps où elle n’était pas Madame Lartigaud, rôdait chez les voisines où l’on mangeait de la soupe et du pain et, comme elle était portée sur sa bouche, elle avait compris le malheur d’être pauvre. Puis le vin blanc facilite les émotions du cœur. Elle dit :

— Pauvre vieux !

Monsieur Edmond dit encore :

— Il y a le petit Jean Bousset qui vient d’apprendre qu’il est reçu à l’École Centrale.

Et il regarda Paul. Paul ne dit rien : il avait son idée. Georgette tendit l’oreille parce qu’elle avait seize ans et que Jean Bousset en avait dix-huit. Bien des désirs la ravageaient et elle jetait des regards circulaires sur les jeunes gens de la petite ville dont les ardeurs eussent pu s’allier aux siennes.

Marie-Louise dit :

— Ce n’est pas comme notre grand bêta. Tiens donc, espèce de grand feignant, de grand propre à rien !

Paul dit :

— Ne fais donc pas attention. Tu vois bien qu’elle est soûle.

Il avait commencé par se faire refuser à son baccalauréat de rhétorique, après quoi on le mit dans une boîte à bachot d’où il revint, l’hiver suivant, avec une bronchite assez grave. Il s’était guéri rapidement, parce qu’il avait un appétit de bête, mais il était resté tout aussi simple avec l’air de suivre le vol des mouches. Son père disait : « Ha ha ha ha ha ! Tiens, vois donc celle-là qui t’appelle ! »

Marie-Louise, qui était sortie, entra avec une assiette contenant des petits poissons. Ses générosités lui semblaient grandes et le vin blanc les agrandissait encore en son cœur.

— Je vais leur porter une assiettée de poissons. Ça vaut mieux que si nous ne pouvions pas les manger.

Monsieur Edmond savoura la chose et répondit :

— C’était un brave homme, le père Perdrix !

Elle cacha l’assiette sous son tablier et partit. Elle dit à la mère Perdrix :

— Tenez donc, voilà une assiettée de poissons. Monsieur Edmond a dit : Qu’ils ne craignent rien, on s’occupera d’eux !

Après avoir bu son café et son cognac. Paul sortit de la salle à manger. Du déjeuner au dîner, le temps s’étendait durant sept heures entières pendant lesquelles il saisissait les occasions, prenait les minutes une à une avant de les jeter derrière lui. On lui avait défendu la chasse à cause des chaud et froid. Il s’amusait avec son domestique, marchait dans la maison, se campait au seuil et arrêtait les passants, rôdait dans les rues et connaissait tous ceux qui aiment le café. Il savait dans quels endroits l’on peut boire, s’y asseyait mais ne s’y fixait pas, parce qu’autre chose l’entraînait ensuite. Son estomac semblait un roi qui gouverne et qui règne et, prenant sa tête, guidait sa vie, puis se renouvelait comme une idée, le conduisait dans une maison où la table était mise, dans une autre où on lui offrait la goutte, dans un café où l’on voudrait lui faire crédit.

Il fit un tour dans la cour, passa ensuite le nez à la porte, il était onze heures et demie. On apercevait la maison du père Perdrix. Il descendit ;

— Vieux, vous boirez bien un verre de bière.

Le père Perdrix accepta, quoiqu’il n’aimât pas la bière. Ils allèrent « Au Petit Salé », s’assirent, et tous deux, séparés par la table, contemplaient leur verre. Le père Perdrix lui raconta la chose. Paul dit :

— C’est vrai ?… Faut rien craindre, vieux, on s’occupera de vous.

Puis il commanda une autre cannette, la versa dans les verres, but le sien à tous petits coups en attendant midi, et il semblait, à chaque fois, absorber une minute. Quand il jugea le moment venu, il paya, se leva :

— Au revoir ! Je m’en vais.

Maintenant, il pouvait aller chez Bousset.

La table était mise et tous quatre, Pierre Bousset, sa femme, Jean et Marguerite, autour d’une galette aux pommes de terre, mangeaient et mâchaient tout un succès, toute une gloire. La femme disait :

— Mon Jean ! On aurait dit que je m’y attendais. J’avais justement fait une galette aux pommes de terre.

Elle était descendue tout de suite à l’école pour l’apprendre à Marguerite. Et Marguerite racontait :

— La sœur supérieure est entrée dans la classe. Elle a dit : Marguerite Bousset, votre frère est reçu le soixante quinzième à l’École Centrale. Moi je suis devenue toute blanche. Et la sœur a dit : C’est joli, le garçon d’un charron !

Paul passa devant la fenêtre. Pierre Bousset dit :

— Voilà Paul Lartigaud.

Il était ennuyé qu’on vînt les déranger au moment du repas. Par tempérament d’ouvrier économe, il n’aimait pas donner et pourtant il n’osait pas ne rien offrir. Paul entrait avec son continuel ricanement qui lui donnait de l’assurance.

— Hé ! hé ! hé ! Le voilà à table. Il mange de la galette. Eh bien ! Tu es content !

Tout le monde dit en même temps

— Asseyez-vous donc, monsieur Paul.

Jean Bousset sentait son bonheur s’accroître par la présence de quelqu’un qui le contemplait et, pensant à la veille, où il n’était pas encore « élève à l’École Centrale », triomphait du temps et des hommes.

Pierre Bousset dit :

— Vous mangerez bien un morceau de galette. Monsieur Paul ?

Et Paul secouait la tête, avec son ricanement :

— J’espère que vous allez arroser ça.

C’était une galette aux pommes de terre, chaude et dorée, dont la croûte était tendre, parce qu’ils n’avaient plus beaucoup de dents et dont la miette, pleine de beurre, fondait dans la bouche et y ruisselait. Après cela l’on boit un bon coup pour se mettre le cœur en place, puis l’on mange encore, pour se rassasier.

Pierre Bousset recevait la récompense de ses sacrifices et pensait : Ce sont les bourgeois qui doivent être en colère !

Et sa femme disait :

— N’est-ce pas que c’est joli, monsieur Paul ? Dame ! il n’y en a pas un autre dans le pays.

Pierre Bousset, le charron, était un homme de un mètre soixante-cinq centimètres, que le travail du charronnage avait rendu carré, rond, solide, mais que ses cinquante-deux ans courbaient un peu, comme un poids courbe une branche. Fils d’une femme qui devint veuve, il vécut une première enfance : à l’école où il n’apprit rien parce les pauvres ont des choses qui les occupent, dans les enterrements riches où l’on fait l’aumône, dans les distributions du bureau de bienfaisance et parmi les rues, comme les gueux qui n’ont qu’une chambre et cherchent dans les caniveaux des sous et du pain. Une fois, un épicier aisé l’envoya faire une commission, à trois kilomètres, au domaine de la Grand’Font et, quand il revint, lui dit : Je te remercie bien, mon petit. L’enfant pensait à ce qu’il avait usé de ses sabots. Une autre fois, un oncle s’étant arrêté chez elle, la mère envoya Pierre chercher une bouteille de vin. L’aubergiste dit à sa femme : Ça boit du vin, ça ! Lorsqu’il passait dans les rues de la petite ville, mal vêtu, regardant en l’air, les habitants disaient : C’est le plus mauvais des gars ! Il aima sa mère avec une sorte de rage et se répétait à lui-même : Nom de Dieu ! quand je serai grand… Il entra en apprentissage chez un oncle qui était charron et qui voulut bien le prendre sans le faire payer. Pour qu’il ne mangeât pas trop, et connaissant le pauvre et sa honte, au moment des repas la tante enfermait le pain dans la huche et là-dessus restait assise. Parfois il faisait des commissions, on lui donnait des sous, et il les nouait dans un coin de son mouchoir. Tous les mois, un dimanche, il allait voir sa mère, parcourait quatre lieues à pied et lui apportait ses économies. Il y eut des mois où il apporta jusqu’à trente sous. Enfin, son apprentissage étant terminé, il travailla dans les petites villes des alentours où, avec ses camardes, il pariait à qui travaillerait le plus. Les premiers temps, on l’emmenait à l’auberge, le dimanche, et on le faisait payer parce que, étant économe, il devait avoir de l’argent. Il protesta quelques bonnes fois, alors on ne l’invita plus et on lui disait : « Toi, nous ne t’emmenons pas. Tu es un chien, ça c’est connu. » Il apprit que le monde est dur comme du fer, qu’il attaque nos destinées à coups de poing et qu’il faut parfois plier les épaules pour ne pas être cassé. Il se renferma dans ses idées, vécut pour lui-même et surveilla sa bourse. À trente et un ans, il se maria avec une femme économe et travailleuse, s’établit à son compte et, parce qu’il était un des meilleurs ouvriers du pays, consciencieux et rapide, on vint à lui comme à une administration régulière. Il eut deux enfants, Jean et Marguerite, à quatre ans de distance, ce qui lui donnait plus de plaisir encore que lorsqu’il allait porter de l’argent au notaire. En vingt ans, il amassa quarante mille francs, Jean, qui était toujours le premier à l’école, put avoir une subvention départementale qui lui permit d’étudier au lycée, y occupa la première place encore, et lorsqu’il se présenta à l’École Centrale, fut classé le soixante-quinzième, ce qui fit pousser des : ah ! Jamais il n’avait échoué à aucun examen.

Et Paul s’attabla sans plus de cérémonie. Marguerite aussi mangeait, et son petit menton rond, sérieux et se remuant, semblait une personne qui réfléchit en marchant. Paul la regarda et dit :

— Tu l’aimes, la galette !

Elle avait quatorze ans et ne se cachait de rien. Elle répondit :

— Ma foi, oui, je l’aime bien.

Ils avaient été à une noce ensemble. Il était son premier garçon de noce, elle était sa première fille de noce. C’est une chose qui vous réunit et qui mêle à vos sentiments naturels un peu plus que de l’amitié. Il avait pris l’habitude de lui offrir toutes sortes de petites choses, comme des bonbons, et elle avait pris l’habitude de les attendre. D’ailleurs, Paul traînait toujours quelque friandise dans sa poche, pour s’occuper. Il dit :

— Et les pastilles de menthe, est-ce que tu les aimes ?

Elle répondit :

— Bien sur ! Est-ce que tu en as dans ta poche ?

Il les sortit en disant :

— Ah ! tu la connais dans les coins !

Pendant ce temps, Pierre Bousset versait à boire. Il eût voulu rendre tout le monde heureux. C’était un de ces hommes qui se sont toujours privés et pour qui le bonheur consiste à ne se pas priver. Il disait à son fils :

— Tu ne bois pas. Bois donc, petit bêta !

Puis arriva le moment du café et Pierre Bousset voulut encore payer la goutte. Quand tout fut fini, Paul désirait emmener Jean. Mais le père pensait : « Il a pris tout ce qu’il lui faut. C’est inutile qu’il rôdaille toute la soirée dans les cafés. C’est comme ça qu’on s’abîme la santé et qu’on fait de mauvais estomacs. » Il dit :

— Non, monsieur Paul. Il doit partir pour Paris dans huit jours et j’ai besoin de lui parler. Et puis il faut que le tailleur vienne prendre la mesure de ses habits et que sa mère lui prépare son trousseau. Il descendra voir votre père dans la soirée.

Paul se leva :

— Au revoir ! Je m’en vais.

Un peu après Marguerite descendit à l’école. Elle n’eût pas voulu descendre en même temps que Paul ; il se tenait trop mal ! Alors, le père, la mère et Jean, autour de la table formaient un conseil. Le père disait :

— Dame ! mon petit, je suis content. On peut le dire, que je suis content. Tu sais que j’ai fait bien des sacrifices. Jusqu’ici je n’ai pas eu à me plaindre. Il y a bien eu une fois où le proviseur mettait : « Une certaine tendance à se mettre en lutte contre la discipline », mais j’ai pris cela pour des bêtises de jeune homme. À présent, il ne faut plus te conduire comme un petit garçon. Et puis tu vois ce que nous faisons pour toi. Dame ! la pauvre Marguerite sera toujours dupée. Oh ! elle n’en est pas jalouse. Elle a eu bien du plaisir à voir comme tu avais réussi. Ce n’est pas dans toutes les familles que les frères et les sœurs s’entendent comme ça. Enfin nous la récompenserons avec sa dot, quand elle se mariera.

Tu vas partir à Paris. Nous avons demandé une bourse, je pense que nous l’obtiendrons. Il faut toujours bien te conduire, parce que la conduite c’est le principal. On en voit, dans nos pays, qui ont de petits métiers et qui, à force de conduite, arrivent à mettre quelque chose de côté. C’est en petit comme en grand. Regarde ton oncle Perdrix. On ne peut pas dire que ce soit un mauvais homme, ni un débauché. Mais, dame ! il aimait à boire et puis toujours la pipe au bec. Je ne parle pas de la mère Perdrix qui est au contraire une femme d’ordre. Il avait un métier de maréchal. Dame ! ce n’est pas embrouillant : c’est un des premiers métiers de nos pays. S’il s’était ménagé, ça se trouverait aujourd’hui, au lieu qu’il n’est plus bon qu’à mettre au bureau de charité.

Conduis-toi toujours bien. Le jour, tu seras à l’école, je n’ai rien à dire. Tous les soirs rentre dans ta chambre et travaille. Tu sais mieux que moi ce qu’il y a à faire. Méfie-toi de toutes ces femmes. Des fois on en rencontre dans la rue et ce n’est bon qu’à vous conduire dans des guet-apens. Ou bien encore on attrape de mauvaises maladies, et une fois qu’on a ça dans le sang il faut bien qu’on le garde. Tu es déjà d’un petit tempérament.

Je ne te dis pas non plus de n’avoir pas d’amis, mais il n’en faut pas trop. Tu en as eu au lycée, nous les avons reçus pendant les vacances, nous leur avons fait des politesses. Ça n’avait pas l’air d’être des mauvais garçons. Mais tu as vu ça bien des fois avec nous ; les amis ça n’est bon qu’à vous emprunter de l’argent, et souvent on est obligé de le perdre. Je t’enverrai cent vingt francs tous les mois. Tu n’as pas à te plaindre : ça fait quatre francs par jour. Ménage-toi bien et surtout n’emprunte jamais rien à personne. Une fois qu’on s’est mis dans les dettes, on ne sait plus comment en sortir. Et puis on devient pied-plat, il faut toujours emprunter à droite ou à gauche. J’aime mieux encore, si ça te faisait faute, que tu me demandes. Mais réfléchis bien. Moi, mon petit, tu as vu comme je m’étais donné de la peine pour ramasser quelque chose. Je gagne ma vie en travaillant,

Obéis toujours bien à tes maîtres. C’est à celui qui est votre maître qu’il faut être soumis. Des fois il y en a des brutes qui vous prennent en grippe. On ne leur répond pas. Toujours être poli. À la fin ils reviennent et ils se disent : « Tout de même, voilà un petit qui ne dit jamais rien. J’ai peut-être eu tort de le brusquer. » Des fois c’est de ces hommes-là qu’on se fait des amis, parce qu’ils ne sont pas tous mauvais au fond. Et puis ils peuvent vous être utiles. Ne te fâche jamais. Fais comme les Auvergnats. Tu en as vu par ici quand ils viennent vendre de l’étoffe. On leur dit : « Fous-moi le camp, espèce de filou, voleur ! » Ils s’en vont sans rien dire. Et puis quand ils ont fait le tour de la ville, ils reviennent et vous disent : « Mais enfin, Monsieur….. » On les écoute, et des fois ils arrivent à vous entortiller et vous vendre quand même ce que vous n’auriez pas voulu acheter. On ne se fâche jamais, c’est toujours plus prudent, et puis à quoi que ça sert la fierté mal placée ?

Enfin, mon petit, fais toujours pour le mieux. Jusqu’ici je n’ai pas eu à me plaindre. N’écoute pas ceux qui te donnent des conseils, on se laisse entraîner. Il y en a trop ici qui seraient contents si tu tournais mal. Ah ! malheureux du Bon Dieu, si tu faisais des bêtises, il y en a qui seraient plus contents que si on leur donnait vingt francs ! Il y en a assez qui bisquent de te voir arriver ! Je l’ai toujours dit : « On se plaint que ce soient les enfants des bourgeois qui aient toutes les places, et quand on voit l’enfant d’un ouvrier qui a envie de bien faire, on fait tout ce qu’on peut pour l’empêcher. » Dame ! en vois-tu un autre dans le pays qui fasse pour ses enfants ce que j’ai fait pour toi ? Je les entends faire, le samedi chez le coiffeur, tous ces beaux messieurs : « Nos enfants, qu’ils fassent comme nous, qu’ils travaillent ! » Eux, ils ne se privent de rien, ils vont à Paris voir l’Exposition. Dame ! ce n’est pas un billet de cent francs par tête qui suffit !

Enfin, mon petit, tout ce que je te dis, c’est pour ton bien. Tout ça, tu le trouveras plus tard. Voilà qu’il est une heure et demie, il faut que j’aille travailler.

(A suivre.)Charles-Louis Philippe