Le Père Perdrix, roman/2

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Le Père Perdrix, roman
La Revue blancheTome XXVIII (p. 92-106).

Le Père Perdrix [1]

PREMIÈRE PARTIE

chapitre iii

Dans toute la petite ville, le malheur Perdrix s’arrêta longtemps. Comme un conte du soir qui terrifie les enfants, il planait au-dessus des repos, comme une menace, comme un innommable inconnu qui vous barre la route et vous renvoie dans la misère originelle. Chacun le sentait flotter autour de sa maison, l’attendait à sa porte et regardait par les vitres quelque coup d’aile, on ne sait quoi du vieux Destin qui rôde au-dessus de nos toits, descend et nous abat avec simplicité. Regrain, le sabotier, qui avait cinq enfants, mangeant des pommes de terre, buvant de l’eau, sentait remuer autour de lui des bouches ouvertes et pensait au bonheur de ceux qui peuvent manger des pommes de terre. Pendant huit jours la bouteille d’eau-de-vie resta vide dans le placard et ni lui ni l’Annette n’eurent la force d’aller, à deux pas, chez l’épicier où, pour dix-neuf sous l’on avait sa chopine. Déry, le cordonnier, qui avait six enfants, buvait du vin, du café, la goutte, fumait la pipe, se faisait faire des garnitures d’habits de quatre-vingts francs, secouait la tête et semblait un gros matador, ne se priva de rien parce qu’il était ainsi, mais chaque bouchée, chaque gorgée lui semblait prise en trop comme un luxe, comme une folie. Il y eut des courages remués, des espoirs branlants, des paroles et des attitudes comme pour se garer, comme pour s’assolider sur les jambes en attendant l’avenir. Il y eut des regards de chiens qui hurlent à la lune ; dans toute maison, il y eut le moment où l’on attend ce qui va venir et qui vous fait dire un jour, quand le coup s’est abattu : J’en étais sûr !

Le Vieux et la Vieille, immobiles dans leur chambre, interrogeaient les quatre coins de l’horizon, étudiaient les probabilités, se recueillaient avant de se mettre en campagne. À soixante-quatre ans ils bâtissaient leur vie sur un terrain nouveau, sur un terrain mobile et, tremblants eux-mêmes, à sentir trembler le sol sous leurs pieds, ils s’attendaient à tout : au vertige, à la chute, à l’engloutissement. Ils se rapprochèrent davantage, apprirent qu’ils étaient l’homme et la femme, la chair de la chair, deux corps sous un même toit. Jusqu’à ce jour il avait été le forgeron qui frappe et le maître qui commande. Il avait les bras levés, on lui préparait les repas à son heure, il mangeait à sa guise. Jusqu’à ce jour… Il comprit la vie des femmes, l’histoire des jupes minces et des vieux caracos, l’organisation d’un ménage, le geste des mains qui rassemblent et ordonnent. Dans son crâne dur, sans la connaître, il comprit la parole de l’Évangile : « Que l’homme, donc, ne sépare point ce que Dieu a uni ! » Car c’est quelque chose qu’on ignore et qui fait cette unité, de la femme et son homme, de la Vieille et son Vieux. Elle se lavait le visage, se peignait, mettait un bonnet propre, partait et allait voir les dames. C’était une femme bête et qui ne se rendait pas compte. Elle faisait cela simplement, mais lui, lorsqu’il la supposait arrivée dans une maison, sur sa chaise assis, la tête basse et les mains entre les jambes, rougissait en pensant aux paroles qu’elle prononçait. On la recevait debout, dans la cuisine. Les dames sont toujours pressées. Elles l’écoutaient, puis disaient : « Bien, bien, ma mère Perdrix ! » Elles avaient des voix douces de dames et un langage assuré, parce qu’avec leur argent elles étaient habituées à tout voir marcher à leur guise. Une d’elles lui donna, pour l’hiver, un pardessus presque neuf qui n’allait pas à son mari. Les dames du château, qui étaient très charitables et qui, chaque samedi, donnaient deux sous et quelquefois du vin à toutes les femmes du bureau de bienfaisance, l’engagèrent à venir souvent les voir.

Mais le Vieux racontait plus tard :

— J’ai bien peiné à m’habituer à ces choses. J’ai eu d’abord envie de me pendre. Je me disais : Ça vaut mieux que de faire la misère. Mais c’est à cause de mes enfants.

Le monde est si bête ! On aurait dit : Tu n’es jamais que le garçon d’un pendu !

On les inscrivit au bureau de bienfaisance. C’est déjà un commencement. Ils eurent tous les samedis un pain de dix livres, furent exemptés d’impôts, participèrent aux distributions de secours : pour le Quatorze Juillet cinq francs, pour la Saint-Martin quinze francs, à cause du terme, et au commencement de l’hiver ils avaient droit à un stère de bois. D’ailleurs, ayant été domestique, la mère Perdrix, trouvait des protections. Et puis on lui donna tout de suite de l’ouvrage parce qu’on la savait courageuse.

Chez Roux, le boulanger, dont la femme avait besoin d’un peu de temps pour servir les clients et garder le comptoir, elle entra comme femme de ménage. Tous les matins, à neuf heures, elle descendait faire les lits, balayer la chambre, épousseter, frotter les meubles et remontait chez elle vers dix heures et demie onze heures, ayant gagné cinq sous. Elle était un peu trop vive, se lançait trop sur les choses et on l’employait pour lui rendre service parce que, vraiment, elle n’avait pas de délicatesse avec les meubles.

Tous les samedis, après-midi, une vieille dame veuve, madame Delphine faisait un grand nettoyage de sa maison, et comme la bonne n’y pouvait pas suffire, elle employait la mère Perdrix. Il y avait quinze sous à gagner. C’était une bonne maison : la Vieille avait toujours son verre de vin, on la forçait à emporter de l’oseille, des fruits ou, quand c’était la saison, madame Delphine disait : « Allons, mère Perdrix, allez donc ramasser des haricots dans le jardin. »

Elle lava quelquefois des lessives, mais elle n’était pas commode, à cause de son ménage chez Roux, et on ne pouvait la prendre que pour une demi-journée.

Elle eut beaucoup de chance : C’est en ce temps-là que la belle-mère à Roux devint à moitié folle. La mère Turlaud avait deux maisons et, ayant donné congé à ses deux locataires, ne trouva personne qui voulût habiter chez elle et garda deux loyers qui ne couraient pas. Ceci l’occupa pendant longtemps et la travailla si bien qu’elle ne voyait pas le moyen d’en sortir. Elle en restait comme égarée. Dans les premiers temps elle disait à sa fille : « Je suis bien perdue, va ! » Plus tard, on ne sait quoi, quelque souvenir de lecture, quelque histoire de labyrinthe, fixa dans sa tête une image et confondit les sentiments. Elle se levait, marchait, gesticulait en criant : « Je suis dans la Byringue ! Je suis dans la Byringue ! » On essaya de tout, on la raisonna, puis on se résolut à la faire garder. Le jour, elle restait dans la chambre, chez ses enfants, où il y avait toujours du monde, mais la nuit on ne pouvait pas la laisser seule chez elle. Ce fut la mère Perdrix que l’on retint. Tous les soirs à huit heures elle descendait, couchait la vieille et se couchait elle-même dans le lit d’à côté. Il fallait garder de la lumière toute la nuit. Parfois la mère Turlaud se dressait sur son lit, donnait des mains, tâtait l’espace et poussait des soupirs : « Je suis dans la Byringue ! Je suis dans la Byringue ! Ah mon Dieu je suis dans la Byringue ! »

La mère Perdrix disait :

— Mais non, madame Turlaud, mais non ! Regardez donc : c’est votre chambre ! Vous me reconnaissez bien : Je suis la mère Perdrix. Voyons, couchez-vous.

Mais, des fois, tout cela durait longtemps et il y avait plusieurs séances dans la nuit. Enfin, la mère Perdrix y gagnait sa pièce de vingt sous.

À midi, la Vieille et le Vieux déjeunaient. Quand il n’y avait pas des pommes de terre, c’est qu’il y avait des haricots. Chacun d’eux buvait de l’eau dans un gobelet. C’étaient deux gobelets blancs avec un ornement bleu : celui du Vieux portait inscrit en lettres rouges le nom de Suzanne et celui de la Vieille le nom de Louise. Ils mangeaient très vite, avec de gros couteaux en fer de six sous, qui pouvaient couper de grosses bouchées de pain, mais ne coupaient que de petites bouchées de fromage. Et tout de suite, tout de suite, la Vieille prenait un panier, coiffait son vieux chapeau jaune et renfermé de vieille et s’en allait dans la campagne pour y ramasser du pissenlit et du cresson. Elle apprit bien vite à connaître les prés, les fontaines, les filets d’eau et les pentes. Elle ouvrait les barrières, sautait les échaliers, franchissait les bouchures en les aplatissant à coups de talon et portait toujours en sa jupe quelque morceau d’épine ou quelque déchirure. Elle marchait à grands pas, se baissait, ramassait le pissenlit presque avec violence, gardant de la terre aux jointures de ses doigts. Elle se fit de vieilles mains rugueuses, de la couleur des champs, de l’épaisseur des mottes. Son caraco et sa jupe s’imprégnèrent d’un ton jaune et d’on ne sait quoi qui flottait et la confondait sur les chemins avec l’air de l’automne. Ce fut une besogne de bête au trot qui la tenait courbée longtemps et la ramenait chez elle, essoufflée, vers les trois heures. Elle versait tout dans l’eau, s’asseyait, triait son pissenlit ou son cresson. Le lendemain matin, elle promenait cela par la ville, entre sept et huit heures, entrait dans les maisons et, dans les premiers temps, elle fit bonne mesure pour avoir la clientèle. Il n’était pas rare qu’elle vendît jusqu’à dix et quinze sous.

Ils furent étonnés tous les deux de trouver tant de ressources et furent étonnés encore en regardant leur vie changée. L’ombre de leur maison s’éleva un peu, le ciel devint libre, sous lequel on put respirer. Il y avait pourtant des sentiments qui se compliquaient et revenaient vers eux en causant des ravages dans leurs vieux cœurs comme un coup de vent qui bouleverse les feuilles. La vieille ne s’en apercevait guère parce qu’elle marchait vite et que ses pas piétinaient ses pensées. Le Vieux se rappelait les choses du premier jour. Le petit Jean Bousset vint le voir : il venait d’être reçu à son école, pour devenir ingénieur. Il comprimait toute sa joie devant son oncle et n’osait pas penser à l’École Centrale en face de cette misère. Il avait des yeux bleus comme une petite fille et une mèche blonde sur son front. Il l’embrassa et il disait :

— Oh ! mon pauvre Vieux ! Oh ! mon pauvre vieux !

Le Vieux répondait :

— Mon petit, tu viens d’être reçu à ton école. Tu ne feras pas un vieux malheureux comme ton oncle.

La Vieille disait :

— Tant mieux, mon Jean ! Conduis-toi toujours bien. Tu vois ce que c’est que de ne pouvoir plus travailler à notre âge.

Ils l’embrassèrent tous les deux et, quand il fut parti, ils se disaient l’un à l’autre : « Dame ! nous l’aimons autant que si c’était le nôtre. »

Il y eut d’abord un automne vague et mouillé dont la pluie fine pénétrait les sentiments des hommes. Le Vieux s’asseyait dans la maison, auprès de la fenêtre et, regardant la rue, voyait la pluie et la sentait tomber toujours et de partout, comme une idée qu’on veut vous faire entrer dans la tête. Il avait d’abord pensé à quelque chose pour tuer le temps. Il prenait sa brouette et sa pelle et roulait sur les routes. Il était très bien placé, sa fenêtre donnant directement sur la rue : « Voici les bœufs du domaine de la Faix qui montent et il va falloir que j’aille à leur suite parce qu’un autre irait avant moi. » Parfois un âne ou un cheval déposait son crottin presqu’en face de la porte : alors le Vieux se levait, saisissait un panier destiné à cet usage, puis la pelle, s’en allait faire la cueillette et donnait son coup d’œil à la rue pour voir s’il pouvait faire d’autres cueillettes encore. Quand la pluie tombait, il attendait la fin d’une ondée, sortait à sa porte, examinait le temps et partait entre deux nuages, comme le serviteur du crottin, comme l’esclave du fumier. Il versait tout cela dans la cour, sur le tas, y jetait encore de la paille et toutes sortes de débris, sentait la pelote grossir et plus tard, lorsque le moment était venu, ne songeait plus qu’à la vendre.

Puis, ce fut l’hiver qui déposait de la gelée blanche sur l’herbe, dans la campagne et, dans la petite ville, sur la mousse des toits. Les jours diminuaient et semblaient se resserrer sous leur capuchon comme des vieux qui ont froid. Le temps tombait du ciel bas et s’approchait de vous comme une personne que l’on connaît et qui vous touche avec une main osseuse. Il y avait une réserve de bois dans le grenier, le poêle était installé au milieu de la chambre, un petit poêle de fonte, bas, avec une tablette où l’on s’appuyait les pieds, avec deux couvercles que l’on pouvait enlever pour mettre la marmite. Le Vieux s’assit pour l’hiver en face du poêle. Il était frileux, ayant vécu auprès d’une forge et tout son geste fut de se lever parfois pour entretenir le feu. Il le faisait sans économie, comme un exercice, comme la seule distraction qui lui fût restée.

Tout l’hiver, il fut assis. La chambre était trop grande et l’humidité plaquait le sol, au pied des murs. Il s’approchait, jusqu’à avoir le poêle entre les jambes et, accoudé sur ses genoux, il se tortillait le cou pour regarder autour de lui, dans une sorte d’inquiétude. Mais tout de suite il trouva du plaisir au repos. Ce sont des métiers de forgeron où le fer frappe le fer, où les poings se durcissent comme des marteaux et se lèvent comme au combat pour abattre on ne sait quoi, quelque chose comme le pain quotidien qui vous résiste et que l’on conquiert. Ce sont des métiers de maréchal-ferrant où les chevaux luttent en ennemis et contre lesquels on s’arcboute avec toute la force de son dos. Il restait là, avec ses bras, avec ses jambes, avec ses reins, dont les muscles s’affaissaient, dans une sorte d’oubli, se souvenant parfois du travail ainsi que l’on se souvient de la peine, pour mieux savourer le repos. Lorsqu’il se penchait en avant, il s’abandonnait, et le bien-être lui donnait des frissons dans le dos et des envies de gémir un peu : Ah ! là !

Le matin, il ne pouvait pas rester au lit, étant un de ces vieux secs qui ne dorment guère et qui vivent longtemps. Alors il se mettait en position pour toute la journée, ne se dérangeait même pas à onze heures lorsque la Vieille rentrait et préparait le repas, puis s’asseyait tout juste à table pour manger et replaçait sa chaise auprès du poêle comme si cela même eût été sa fonction. En somme la journée lui semblait courte parce qu’il n’avait rien à faire, il la sentait glisser lentement et s’abandonnait pour qu’elle le portât jusqu’au soir. Car le travail est une malédiction, et c’est en le chassant du Bonheur que Dieu dit à l’homme : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! » Il devint trop paresseux aussi. Par exemple, la Vieille allait souvent dans la forêt ramasser des branches mortes. Evidemment c’est une besogne de femme, mais les gueux n’ont pas besoin d’être fiers. Puisqu’il y voyait assez pour marcher et pour aller au crottin, les fagots devaient être aussi son ouvrage ou tout au moins il pouvait prendre sa brouette et aller attendre sa femme à la sortie du bois.

C’est en ce temps-là que lui arriva son aventure avec la Blonde. Le Vieux avait des lapins : il y avait de petites écuries dans la cour où il élevait des lapins. Deux fois par jour, il les pansait, le matin et le soir, avec lenteur, pour tuer le temps, et il s’amusait à regarder dans la cour et à regarder dans la rue. Or, la Blonde demeurait en face de chez lui. C’était une vieille canaille qui ne s’entendait avec personne. Elle avait été mariée pendant vingt ans, une première fois, et se disputait avec son homme qui, à force de manger des pommes de terre, avait pu acquérir un petit bien qu’il cultivait lui-même. Il finit d’ailleurs par tomber malade d’épuisement et garda le lit pendant longtemps, tandis que sa femme le surveillait avec impatience et lui disait : « Tu ne rendras donc pas ta vieille âme noire ! » Il mourut enfin. Alors elle chercha à se remarier, mais personne ne voulait d’elle, malgré son argent. Elle approchait de soixante ans, lorsqu’elle rencontra un homme de quarante-cinq ans qui avait tout mangé et qui se sentait assez mauvais pour tenir tête au diable. Ils se marièrent, mais au bout de huit jours, vraiment elle était dure et on ne pouvait tirer d’elle que des sottises. Il s’en alla bien vite retrouver son ancienne bonne amie auprès de laquelle il avait toujours vécu. Elle resta toute seule, loua une chambre et elle se barricadait là-dedans comme une vieille bête pas digne de vivre avec le monde.

Donc, le Vieux, revenant de voir ses lapins, était campé dans la rue. La porte de la Blonde était ouverte par hasard. Il resta campé et, comme tous ceux qui n’ont pas beaucoup de choses à voir, regarda cela, par une vieille habitude de tout regarder. La Blonde sortit en disant :

— Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, vieux feignant !

Il y a des mots qui tombent comme des pierres, nous frappent jusqu’au fond, nous tendent les reins et nous précipitent en avant. Il dit :

— Comment que tu as dit ?

Elle répéta :

— Vieux feignant ! Vieux propre à rien ! Tu n’as pas besoin de regarder dans ma maison.

Il dit :

— Ah ! arrête-toi, parce que sans ça, ça va ronfler !

Elle répondit : — Eh bien ! Viens-y donc, vieux feignant, Viel éborgné ! Tu n’es même pas bon à chercher ton pain.

— Ah ! tu crois que je n’irai pas !

Il respirait comme un fauve, avec un grondement qui sortait par morceaux. Elle fit un pas dans la rue. Alors il s’avança et la gifla en pleine gueule, à tour de bras. Le sang lui jaillit du nez d’un seul coup, Elle l’avalait déjà. Elle se mit à crier :

— Hé ! la la, mon Dieu ! Vieil assassin ! Hé ! la la, mon Dieu ! Il m’a défigurée.

Elle reprenait :

— Ah ! tu vas voir, vieux feignant, vieux malheureux, si je ne descends pas chez les gendarmes. Je veux que tu finisses ta vie en prison.

Elle descendait à grandes gambées, penchait la tête à droite, à gauche, pour mieux faire couler le sang et l’étalait sur son visage comme une vengeance.

On lui disait en route :

— Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Elle répondait en courant

— C’est ce vieux galérien qui m’a tuée. Je vais chercher les gendarmes.

Elle arriva :

— Oui, monsieur, voyez ! Il m’a battue. Le sang me sort de la tête.

Les gendarmes dirent :

— C’est bien.

Comme elle remontait, ils allèrent dans la chambre du brigadier qui leur répondit :

— Restez donc tranquilles. On ne peut pas se mêler à tout. La Blonde, Perdrix, tout ça c’est des gueux et ça se dispute toujours.

Trois ans passèrent. Il ne devint pas aveugle. Monsieur Edmond, consulté, répondit : « Ah ! mais non ! Pas de bêtises ! Vous avez l’air guéri. Mais travailler ? Ah, ! mais non ! Le feu vous est contraire. »

C’était une vie sans but et faite avec des jours ajoutés. Plus rien n’était mauvais, à cause de l’habitude, mais surtout plus rien n’était bon. Autrefois, il connaissait le repos de chaque soir, après avoir battu le fer, et s’asseoir, dormir, se réformer peur le lendemain, cela même était un but, cela séparait la nuit du jour et semblait illustrer la vie. Mais les longs repos, la paresse entrant dans la chair, la décomposition de la chair par la paresse ! Le temps coule comme dans les conques marines, monotone et bête, en souvenir de la mer et des galets et on l’entend dans sa tête comme une fuite sans cause. Le temps s’en va son train et ressemble aux chiens errants qui trottinent en baissant l’oreille.

Quand il faisait beau, il vivait sur son banc. C’était un banc massif formé d’une grosse planche posée sur quatre pieds bruts. La rue était presque orientée de l’est à l’ouest. Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, le soleil donnait sur la maison du Vieux et l’ombre de la rue était celle des maisons d’en face. Dès la première heure il y transportait son banc, s’asseyait et assistait aux événements du matin. Les ménagères balayaient leur seuil, jetaient des crasses dans la rue ou de l’eau sale dans le caniveau. Les deux premières années, en le voyant, l’on disait : « Tout de même c’est bien triste d’être là et de ne pouvoir plus travailler. » Mais bientôt on en eut assez. La troisième année, elles disaient : « Ça fait malice d’être là à s’éreinter et de voir ce vieux feignant assis sur son banc. » Des fois il était assis comme tout le monde, d’autres fois il se couchait à moitié. À quatre heures, l’ombre ayant changé de place, le banc retournait devant chez le Vieux. Toute la journée, l’homme était là avec sa blouse, ses gros sabots de bouleau, son grand chapeau noir et sa barbe blanche. Il était robuste et grand, il avait fini par maigrir et, la gueule creuse, on voyait qu’il avait avalé un peu de ses joues.

Il fit partie de la rue comme les trottoirs, comme les façades, comme l’ombre et le soleil. En passant on lui adressait un mot, comme on adresse un coup d’œil. Il en prit une telle habitude que ceux qui ne lui parlaient pas lui semblaient vaniteux, une telle habitude que le priver de son mot lui semblait une injure. On lui disait : « Vous êtes donc en repos ! » Il répondait : « Mon Dieu, oui ! » Parfois on ajoutait encore : « Il y fait bien bon. »

Il eut aussi des distractions avec les enfants. Il y avait deux ou trois femmes dans le quartier qui avaient continuellement des petits : la femme à Regrain le sabotier, la femme à Déry le cordonnier. Comme elles n’étaient pas toujours courageuses, elles montaient, se campaient en face de lui et causaient. Il avait beau répéter : « Mais asseyez-vous donc ! » Elles répondaient : « Vous croyez que je ne suis pas à battre. J’ai de l’ouvrage plus que je n’en peux faire et je m’amuse à causer. » Il se levait, prenait le petit sur son bras, qui lui saisissait la barbe à poignée, le regardait d’abord d’un air sérieux, puis riait d’un rire total. Les enfants l’aimaient bien. Ceux qui étaient un peu plus grands l’aimaient surtout à cause de ses lunettes noires. D’ailleurs on les envoyait jouer autour de lui. Les mères criaient : « Tu m’embêtes ! Va donc trouver le père Perdrix. » Et puis l’on savait qu’auprès de lui, il n’y avait rien à craindre. Quand une voiture passait, il les surveillait : « Allons, viens là. Tu vas te faire écraser. »

Le matin, vers sept heures, arrivait Limousin, le charron, l’ouvrier de Pierre Bousset. Il s’arrêtait en face du banc, s’étendait et bâillait une dernière fois avant de monter à l’ouvrage. Le Vieux disait : « Ça ne vaut pas le métier de rentier », et Limousin : « Ma foi, à la fin du compte, les fesses doivent leur faire mal. » Puis il partait, mais de telle sorte qu’on eût dit qu’il avait un pied en avant et deux en arrière.

Tout de suite après, c’était le moment des laitières : « Ah ! la sacrée frisée ! Venez donc là, que je vous embrasse. » Les laitières sont des femmes pressées. Elles répondaient en courant : « Attendez, que je le raconte à votre vieille. ».

À neuf heures, il y avait un domestique qui conduisait au pré le cheval de son patron : « Hé bien, maître Hippolyte ! On y va donc. » Hippolyte disait : « La pauvre bête ! Ça ne sera pas sans besoin. Ils l’ont emmené en route hier : une pleine voiture de monde ! » Le Vieux répondait : « Qu’est-ce que vous voulez ? Puisque c’est à eux. » En redescendant, Hippolyte s’asseyait sur le banc, s’approchait du père Perdrix, lui frappait sur la cuisse, et parlant bas : « Y en a un qui s’est trouvé bien attrapé, hier. Il me dit comme ça : Ils le mangeront quand il sera trop vieux, tes bourgeois. Je lui réponds : Ils auront toujours quelque chose à se mettre sous la dent, tandis que toi, tu ne seras jamais qu’un crève-la-faim. »

Il vivait sur son banc, au pied du mur. Parfois il était pensif, se courbait en deux, écartait les jambes et regardait le sol entre ses sabots. Les mouvements de l’air, les changements de la rue, la couleur des heures et leur sonnerie, la forme des saisons, tout ce que l’on voit, tout ce qui existe, ce qui n’était même pas de phénomènes, ce qui n’était même pas des événements, entrait en son esprit inoccupé afin de tenir un peu de place. Les jours de chaleur, il s’arrêtait à des pensées comme ceci : « Bon Dieu ! les mouches n’ont jamais été aussi méchantes qu’aujourd’hui. » Si quelqu’un venait s’asseoir à son côté, il se précipitait sur lui, ne disait pas grand-chose parce qu’il ne savait pas quoi dire, mais jouissait de la présence d’un compagnon comme on jouit d’une aventure. Et à tout coup, lorsque l’autre voulait partir, il s’écriait : « Oh ! vous avez bien le temps. » À midi, il se levait avec un grand fracas pour aller manger, mais avec un chagrin d’homme du peuple pour qui la bouche est tout le plaisir et à qui le pain, les pommes de terre et l’eau rappellent qu’il n’y a rien à attendre avant le cercueil.

Il y eut une histoire qui le frappa beaucoup. Le père Lomet était un vieux sabotier maigre, bref, courageux qui, à l’âge de soixante-cinq ans, après avoir embauché, paré, creusé des sabots, sentit toute la misère dans ses membres. Il lui prit des rhumatismes qui se plaquaient aux articulations et s’opposaient à ses mouvements comme des bêtes qui vous surveillent. Le médecin lui dit : « Reposez-vous, promenez-vous, respirez ! » Il venait souvent voir le père Perdrix, arrivait avec sa grande canne courbée, mettait cinq ou six temps pour s’asseoir et faisait le plaint comme un boulanger : « Ah ! mon pauvre père Perdix, ça me doule ! » — « Mon pauvre père Lomet, on est des vieux. On ne sera heureux qu’une fois dans le trou. » C’était une conversation qui leur plaisait : « Je ne veux pas demander, disait le Père Lomet. Il faudra bien que je fasse une fin. » Il regardait les enfants jouer autour du banc, qui parfois pleuraient : « Comme c’est bête, les petits ! Ils n’ont qu’à ouvrir le bec pour qu’on leur fourre le pain dedans. Moi, si j’étais à leur place, je ne piperais pas. » Un beau matin, il en eut assez, sa femme ne pouvait pas travailler non plus et il ne voulait pas se faire nourrir par son gendre. Il y avait dans la ville un abreuvoir pour les chevaux. Il se leva à quatre heures et dit à sa femme : « Je ne peux pas dormir. Je vais sortir un peu. Au revoir ! » Il eut d’ailleurs beaucoup de peine à marcher jusqu’au trou d’eau. Blouf !… Cette fois-là il ne mit pas cinq ou six temps. C’était un homme fier.

L’autre resta sur son banc et comprit la leçon. Lorsqu’un bourgeois passait, il le sentait d’avance à son pas plus léger, à ce pas qui a l’habitude des parquets cirés. Il guettait son coup d’œil comme on guette le regard d’un roi, arrondissait son geste et soulevait son chapeau d’un mouvement déclamatoire. Il comprit la feignantise et la lâcheté et, derrière l’enterrement, pensait : « Moi aussi, l’on devrait m’enterrer. »

Parfois les voisins lui demandaient quelque service. Il y avait le gars de Mathiaud, dont le père était un brave homme toujours malade, mais à qui la mère avait laissé prendre toutes sortes de mauvaise habitudes. Il vous regardait de côté avec des yeux qui faisaient peur, et tombait du haut mal. Quand il était seul avec sa mère, il la disputait et la battait. Les crises le prenaient. On disait : « Il est si bien canaille ! C’est la mauvaiseté qui lui sort du corps. » La mère venait dans la rue et appelait : « Hé, père Perdrix ! » Il comprenait. Le gars se tordait, l’écume à la bouche, se roulait, heurtait les meubles avec sa tête comme avec un pavé. Il se fût détruit. À certains instants le père Perdrix le saisissait en plein corps en disant : « Ah ! malin, on te tiendra bien ! » La mère Mathiaud le remerciait : « Mon père Perdrix, il n’y a qu’à vous que je puisse demander ce service. » Et le gars de Mathiaud épuisé s’asseyait enfin, tout éreinté, avec un drôle d’air, comme si ses regards fussent rentrés en dedans.

Il vécut dans la sphère inférieure des pauvres, au milieu des poussières du rebut, et qui s’épaississaient à son front. Il y avait des services qu’on ne pouvait demander qu’à lui. Son chapeau enfoncé jusqu’aux deux oreilles, sa blouse déteinte et ses gros sabots le prédisposaient à tout, comme une guenille sale qu’on abandonne aux relavures. Dans beaucoup de maisons l’on n’avait pas creusé de fosses d’aisances et cela se composait d’une planche et d’un baquet. Lorsqu’il était plein, c’était un baquet à deux anses, que l’on sortait de la cour, avec lequel on traversait la maison, que l’on portait sur une brouette, que l’on roulait, et que l’on allait vider quelque part, en dehors de la ville, dans un jardin potager. C’était lourd, la femme ne pouvait pas prendre l’autre anse parce qu’elle se fût fait mal dans le ventre. On allait chercher un homme, et il n’y avait que le père Perdrix. D’ailleurs il était très fort et semblait porter les trois quarts du baquet. Ensuite on lui offrait un verre de vin. Il faisait des difficultés comme un pauvre qui a peur d’être pris pour un avale-tout-cru.

Il travailla, pourtant. Ils étaient plusieurs, des jeunes et des vieux, qui s’arrachaient cela comme des miettes, creusaient avec la pioche, raclaient avec la pelle et usaient leurs sabots toute la journée pour vingt-cinq sous. Ils faisaient des journées de prestations. Autrefois, quand le monde était moins bête, on s’entendait pour vivre, on gagnait trente sous, on accroissait son morceau de pain, on en avait plein les poings comme un enfant qui mord. Mais des gâte-métiers, avec l’imbécillité des gueux, s’étaient mis en avant des autres, avaient devancé les désirs et, pour vingt-cinq sous s’offrant, voulaient prendre toutes les journées, manger les compagnons. Ils n’en profitèrent même pas, tout le monde dut aller à leur suite, le salaire baissa, puisque mieux vaut peu que rien, et le métier de journalier fut un métier à vingt-cinq sous par jour.

Il descendait le matin, on l’entendait descendre. Avec ses gros sabots, les pierres de la rue résonnaient comme des murailles. D’ailleurs il s’entravait sans cesse et descendait à grands pas lents, sonore comme une boule creuse, comme un pauvre qui travaille avec fracas et semble ébranler les riches. Il allait jusqu’à quatre kilomètres, plus loin encore, jusqu’aux limites des communes, dans les chemins vicinaux où les journaliers piochent et pellent la terre jaune des champs à travers lesquels on trace les routes. Dans sa gibecière il y avait du fromage et du pain, des pommes, des noix, selon les saisons, et la misère des gueux qui pensent : « Nom de Dieu ! Si j’avais un peu de viande !… La viande nourrit la viande. » Sur le chantier ils étaient toute une bande, jeunes et vieux, avec des gilets de coton qui coûtent trente sous, reprisés, entortillés de misère, barbus, épais, nourris de soupe, vêtus de rapiècements. En somme ils s’en moquaient et faisaient de l’ouvrage pour leurs vingt-cinq sous. Le cantonnier de la commune qui les surveillait s’en moquait aussi, causait avec eux et, âgé de soixante ans, songeait à sa femme de trente ans jusqu’au soir et tuait le temps en attendant l’amour. Ils posaient le pied sur la pelle, s’accoudant au manche, et disaient entre eux : « Et puis une gente femme ! Mais dame ! elle ne lui laisse que la peau sur les os. Ha ha ha ha ha ! » À midi ils allumaient un feu de bois mort, s’asseyaient autour, exhibaient leur manger. Ils connaissaient toutes les fontaines des prés. Ils allaient chercher de l’eau dans une cruche qui circulait à la ronde et il y en avait toujours un pour dire : « Quand même, j’aime mieux le rouge que le blanc. »

À la chute du jour ils quittaient le chantier et se dispersaient sur les routes, par bandes, la gibecière au dos, la pelle ou la pioche à l’épaule. C’était un bruit de gros sabots qui se mêlait à l’appel des troupeaux dans les campagnes, aux lumières des premières étoiles, et qui, plus tard, perçait cette nuit dense qui semble mettre les petites villes dans une boîte. Ils étaient à moitié morts, comme des jambes de laine, et résonnaient contre les cailloux, bien plus qu’au matin, creusés par la misère, anéantis pour vingt-cinq sous. Perdrix ne savait plus penser. Ce n’est pas que le repos soit bon, c’est que le travail est mauvais. Il rêvait à tout le développement de sa paresse sur son banc, aux après-midi qui se posent devant les yeux des feignants et s’en vont sans secousse comme une douceur sur nos sens fatigués. Trois ou quatre pointes de joie l’attendaient à son seuil, il buttait contre les marches, entrait avec un bruit d’ustensile cassé, tombait sur la chaise, mangeait la soupe, se tournait du côté du lit, se tournait du côté du mur et roulait dans le sommeil comme une boule sur une pente.

(A suivre.)Charles-Louis Philippe

  1. Voir La revue blanche du 1er mai 1902.