Le Parc de Mansfield/XLI

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Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 43-56).

CHAPITRE XLI.

D’après les calculs de Fanny, Edmond devait être à Londres depuis une semaine, et cependant elle n’en recevait aucune nouvelle. Elle tirait trois conclusions de ce silence, entre lesquelles son esprit flottait incertain. Son départ avait peut-être été différé, ou bien il n’avait point encore eu l’occasion de voir miss Crawford, ou bien peut-être il était trop heureux pour avoir le temps d’écrire une lettre.

Peu de jours après (il y avait un mois d’écoulé depuis son départ de Mansfield, ce qu’elle ne manquait jamais de calculer chaque jour), elle et Susanne s’apprêtaient à se retirer, suivant leur usage, dans l’appartement d’en haut, lorsqu’un coup de marteau annonça une visite. L’empressement de Rebecca à aller ouvrir la porte, fonction qu’elle préférait à toute autre, les empêcha de pouvoir l’éviter.

C’était la voix d’un gentleman ; c’était une voix qui avait déjà répandu la pâleur sur le visage de Fanny, lorsque M. Crawford entra dans la chambre où elle se trouvait.

Le bon sens qu’elle possédait ne tarda pas à venir à son aide ; elle présenta M. Crawford à sa mère comme un protecteur de William, quoiqu’elle aurait pensé auparavant qu’elle n’eût pas été capable de proférer une syllabe dans une pareille situation. L’idée que M. Crawford se présentait comme l’ami de William, lui donnait un peu de courage ; mais après l’avoir nommé ainsi à sa mère, et après que l’on eut pris des siéges, l’effroi que cette visite lui inspirait se renouvela, et elle se croyait sur le point de s’évanouir.

Pendant qu’elle cherchait à se ranimer, Crawford, qui d’abord s’était avancé vers elle avec un air aussi empressé qu’à aucune époque antérieure, eut l’attention de détourner ses regards pour lui donner le loisir de reprendre ses esprits. Il s’occupait entièrement de madame Price, et lui parlait avec une politesse, une convenance d’expressions, et en même temps un degré d’intérêt qui rendaient ses manières d’être parfaites.

Celles de madame Price étaient également on ne peut plus convenables. Animée par la présence d’un pareil ami de son fils, et par le désir de paraître avantageusement devant lui, ses expressions étaient celles de la reconnaissance maternelle, et elles ne pouvaient que plaire. M. Price était sorti, ce que madame Price regrettait beaucoup ; Fanny avait assez repris ses sens pour sentir qu’elle ne devait pas partager ce regret ; elle ne pouvait se défendre d’un sentiment de confusion, à cause de l’état de la maison où Crawford la trouvait. La présence de son père n’aurait fait qu’augmenter ce pénible sentiment.

On parla de William ; madame Price ne pouvait tarir sur ce sujet, et M. Crawford montrait un intérêt pour son fils aussi vif qu’elle pouvait le désirer. Elle pensait qu’elle n’avait jamais vu de sa vie un homme aussi agréable, et elle s’étonnait qu’il ne fût venu à Portsmouth, ni pour visiter le port amiral, ni pour rendre visite au commissaire, ni même pour voir le chantier. Il était arrivé la nuit précédente pour rester un ou deux jours à Portsmouth, sans avoir aucun de ces projets.

Pendant qu’il donnait ces détails, Fanny avait eu le temps de reprendre courage. Elle put soutenir assez bien les regards de Crawford et apprendre de lui qu’il avait passé une demi-heure avec sa sœur le soir où il avait quitté Londres, et qu’elle l’avait chargé de ses plus tendres complimens pour elle, mais qu’elle n’avait pas eu le temps de lui écrire ; que son cousin Edmond était à Londres, qu’il ne l’avait pas vu, mais qu’il était en très-bonne santé, et qu’il avait dû dîner la veille avec la famille Fraser.

Après avoir parlé de Mansfield et de ses habitans, Crawford commença à proposer à demi une promenade du matin. « La matinée, disait-il, était superbe ; et à l’époque de l’année où l’on se trouvait, une belle matinée était si souvent métamorphosée en mauvais temps, qu’il était très-sage de ne pas différer d’en profiter. » Madame Price dit, qu’à l’exception du dimanche, elle ne sortait pas de sa maison, à cause des soins que sa nombreuse famille exigeait ; mais elle permit à ses filles de profiter de l’offre de M. Crawford ; et dix minutes après, Fanny, toute surprise et honteuse, était dans la grande rue avec M. Crawford, qui donnait aussi le bras à Susanne.

Ce fut bientôt peine sur peine, confusion sur confusion ; au bout de quelques instans, les promeneurs rencontrèrent M. Price, dont la toilette était d’autant moins recherchée, que ce jour-là était un samedi. Il s’arrêta ; et comme il regardait l’étranger qui conduisait ses filles d’un air peu poli, Fanny fut obligée de lui présenter M. Crawford. Elle ne pouvait former de doute sur l’impression que Crawford devait éprouver. Il devait être choqué, il devait renoncer à toute idée de former une pareille alliance ; et quoique Fanny eût vivement souhaité que l’affection de Crawford pour elle cessât, cette sorte de conclusion lui était pénible.

M. Crawford ne pouvait avoir la pensée de prendre son futur beau-père pour modèle dans la manière de se vêtir ; mais (ainsi que Fanny le remarqua promptement avec une vive satisfaction) M. Price était un homme très-différent en présence d’un pareil étranger, de ce qu’il était ordinairement chez lui. Ses manières, sans être très-polies, étaient plus que passables ; ses expressions étaient celles d’un père reconnaissant, d’un homme sensible. Sa voix forte ne faisait point un mauvais effet en plein air, et aucun jurement ne sortait de sa bouche. C’était un compliment qu’il faisait aux bonnes façons de M. Crawford, et quelque pût être le résultat de cette entrevue, les sentimens que Fanny éprouvait se trouvaient infiniment plus doux.

M. Price offrit à M. Crawford de le conduire dans le chantier, ce que le dernier accepta dans l’espoir d’être plus long-temps avec Fanny et de pouvoir lui parler. Un ami de M. Price l’étant venu trouver dans le chantier pour lui montrer quelque chose, Crawford resta seul avec Fanny et Susanne ; mais une jeune fille de l’âge de Susanne était un auditeur bien différent de lady Bertram. Susanne était tout yeux, tout oreilles ; il n’y avait pas moyen de parler de l’objet principal devant elle. Crawford fut obligé de se borner à être généralement agréable dans la conversation, et à y faire participer Susanne, en adressant de temps en temps un coup-d’œil significatif à Fanny, mieux instruite de ce dont il parlait. Son voyage à Norfolk, et quelques détails sur ce qui l’y avait appelé, furent le principal aliment de la conversation. Il avait eu, disait-il, l’occasion de faire plus de bien dans ses terres qu’il ne l’avait pensé ; et il avait éprouvé qu’en remplissant un devoir, il s’était préparé d’agréables souvenirs. Il avait visité plusieurs de ses fermiers qu’il n’avait jamais vus ; il avait fait connaissance avec des chaumières dont il avait ignoré jusque-là l’existence, quoiqu’elles fussent placées sur son propre domaine. Cela était dit et bien dit pour Fanny. Elle se plaisait à entendre Crawford parler d’une manière si convenable. Il avait agi comme il devait le faire en se montrant l’ami du pauvre, rien ne pouvait être plus agréable pour Fanny, et elle était sur le point de lui adresser un regard d’approbation, quand elle fut effrayée en lui entendant ajouter quelque chose de trop prononcé sur son espérance d’avoir un aide, une amie, un guide dans tous ses plans de bienfaisance pour sa terre d’Everingham ; d’avoir auprès de lui quelqu’un qui lui rendrait la terre d’Everingham plus chère qu’elle ne lui avait jamais été.

Fanny détourna la conversation. Elle aurait voulu qu’il n’eût point dit ces dernières paroles. Elle était disposée à reconnaître qu’il pouvait avoir plus de bonnes qualités qu’elle ne lui en avait supposées. Elle commençait à croire possible qu’il finît par tourner à bien. Mais néanmoins il ne lui convenait pas, et il aurait dû, suivant elle, ne point lui adresser ses vœux.

Crawford s’aperçut qu’il avait assez parlé d’Everingham et il dirigea la conversation sur Mansfield. Il ne pouvait choisir un meilleur sujet ; c’était le moyen d’attirer à l’instant l’attention et les regards de Fanny. Elle goûtait un véritable plaisir à entendre parler de Mansfield, ou à en parler elle-même.

Lorsque M. Price revint avec son ami, M. Crawford profita d’une minute où il n’était point observé, pour dire à Fanny que la seule cause de son voyage à Portsmouth était l’espérance de la voir ; qu’il n’y était venu pour une couple de jours qu’à cause d’elle seule, et parce qu’il n’avait pu supporter plus long-temps d’être entièrement séparé d’elle. Fanny fut mécontente, très-mécontente ; et cependant, malgré cette déclaration et deux ou trois autres choses semblables, qu’elle aurait désiré que M. Crawford n’eût point dit, elle le trouvait tout à fait changé à son avantage depuis son départ de Mansfield. Il était beaucoup plus doux, plus obligeant, plus attentif pour les sentimens des autres personnes, qu’il ne l’avait jamais été à Mansfield. Elle ne l’avait jamais vu si agréable, si près de lui être agréable. Sa conduite envers le père de Fanny était on ne peut plus convenable, et il y avait quelque chose d’une bonté particulière dans les attentions qu’il avait pour Susanne. Il s’était décidément amélioré.

Avant qu’ils se séparassent, Fanny eut un autre sujet de lui savoir bon gré de sa conduite. M. Price pria M. Crawford de lui faire l’honneur d’accepter son dîner, et Fanny tressaillit d’épouvante ; mais M. Crawford répondit qu’il avait des engagemens pour ce jour-là et le jour suivant ; que cependant il aurait l’honneur de rendre ses devoirs à madame Price le lendemain. On se sépara, et Fanny éprouva un sentiment de félicité d’être échappée à l’horrible désagrément qu’elle avait redouté pendant un instant.

Elle avait été effrayée de l’idée de voir M. Crawford assister à leur dîner de famille sans pouvoir éviter de remarquer ce qui leur manquait, de voir les plus jeunes enfans mettant tout en désordre, et de se convaincre du peu de talent de la servante Rebecca. Fanny avait une délicatesse naturelle, et, de plus, elle avait été élevée à l’école du luxe et de l’épicurisme.