Le Parfum des îles Borromées/XII

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Ollendorff (p. 152-175).

XII


La présence de M. Belvidera fut l’occasion d’une animation extraordinaire. Absorbé l’année durant par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n’entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu’il s’octroyait exceptionnellement.

Il excellait à organiser des parties qu’aucun autre n’eût osé mettre en train, à cause des dessous ténébreux qui minaient la petite société mais échappaient à cet esprit élevé et sain à qui la nature avait fait l’incomparable don de ne voir des choses d’ici-bas uniquement que ce qu’il est bel et bon de voir. Il ne s’attardait pas un instant à penser aux mille intrigues souterraines ordinaires à toute réunion, et qui ne pouvaient que le laisser parfaitement indifférent. Il pensait simplement au plaisir qu’il goûterait, sous un beau ciel et dans un lieu magnifique, entouré des êtres qu’il adorait et des amis, le plus nombreux possible, qu’il se faisait naturellement, à seulement se montrer, à ne dire qu’un de ces mots nets et nus, précis, justes et frappants, qui commandaient infailliblement la confiance absolue. Tous le suivaient, approuvaient sur-le-champ ses plans et combinaisons par le fait seul qu’il les avait lui-même exposés. Il n’y avait pas jusqu’à Dante-Léonard-William Lee, si rebelle à une influence humaine, que ce conquérant n’eût en partie soumis jusqu’à l’entraîner dans des promenades en caravane, contre quoi, en toute autre occasion, la nature du poète eût éprouvé la plus vive répugnance.

— Pourquoi donc vous plaît-il ? demanda un jour Dompierre à l’Anglais.

— Ce c’est pas, dit celui-ci, que j’éprouve une amitié enthousiaste pour un homme aussi dépourvu du sens interprétatif du monde ; mais c’est un homme qui est le monde même, en ce qu’il peut avoir de plus accompli dans sa nécessaire imperfection. Il ne prononce pas une parole qui ne soit — si vous me permettez d’emprunter une comparaison à la sensibilité — qui ne soit, non pas brûlante, mais chaude à la température normale de l’homme, c’est-à-dire qui ne me fournisse un exemplaire d’humanité toute pure, une mesure exacte de ce que l’homme, en général, ne dépasse pas ; or vous ne vous imaginez pas combien cet appui ferme est utile à qui veut idéaliser sans être fou. Cet homme-là, continua-t-il, ne trouvera rien ; n’inventera rien, parce que ces résultats supposent une opération de l’esprit qui lui est impossible : nier, ne fût-ce qu’un instant, le monde tel qu’il est ; imaginer, ne fût-ce qu’un instant, un monde ordonné différemment ; en un mot : dédaigner, détruire, puis créer, remplacer. Il gouvernera peut-être convenablement ; il ne fera jamais une révolution salutaire. C’est ce qui fait qu’il ne choque personne, parce qu’il ne présente pas de nouveauté, et qu’il plaît à tous, parce qu’il est le meilleur type humain que chacun conçoive aisément sans prendre la peine d’imaginer.

— Mais, cependant, et son Œuvre du Transtévère, ne l’en avez-vous pas entendu parler ?

— La belle affaire ! Il soigne les malades ! Des gens habitués de père en fils à vivre dans des quartiers ignobles, il les loge dans des maisons à cinq étages, avec eau, gaz, ascenseur, etc., dont les malheureux ne peuvent pas user : et il n’ose pas mettre le feu aux quartiers qu’il a dépeuplés, ce qui serait la seule besogne efficace ! Ses Romains retourneront à leur taudis, où ils préfèrent avoir la fièvre et ne pas travailler. Il a ménagé la chèvre et le chou ; il en sera officiellement récompensé, et les choses continueront à aller comme devant. Ce n’est pas là innover. Non, ceci coûte plus cher !…

C’était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. M. Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre le chemin de fer à Luino, et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d’eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux ; dès huit heures du matin, on s’abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l’eau, qui voulaient la voir friser en petits jets argentins le long de la coque blanche du bateau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.

Mme de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à Mme Belvidera elle-même, la passion qu’elle avait conçue pour son mari. Mistress Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l’espoir de l’éloigner du trop faible clergyman. Celui-ci, tenu littéralement en laisse par sa femme vis-à-vis de sa galante amie, depuis son imprudence des jours derniers, s’efforçait à puiser une consolation dans la conversation de M. de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu’Herminie fît les frais. Solweg était liée d’un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera ; elles se quittaient rarement l’une et l’autre, et l’on ne pouvait s’empêcher d’admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d’or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats, dont il convenait sans doute de ne pas parler. Mme Belvidera, dont la grâce triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de Mme de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu’il apercevait sa taille, sa nuque et sa figure animées par quelqu’un de ces mouvements familiers, dont la particularité est d’un effet si puissant sur le sens de l’amour, ses jambes ployaient ; il était tenté de s’agripper au premier objet venu ; c’était comme une de ces lames sourdes, venues des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.

Cependant, l’attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d’Isola Bella. On s’était écrié ; on avait battu des mains dès le moment qu’on l’avait aperçue debout sur l’embarcadère, et quoiqu’elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d’un luxe tout à fait extravagant. Elle avait une robe de soie noire et un boléro de la pourpre la plus éclatante entr’ouvert sur un jabot écossais où la jolie fille avait pris plaisir à trouver d’un coup toute la gamme des couleurs, fût-ce au prix d’un monstrueux assemblage. Elle portait au cou une chaîne et un bijou d’or. Un châle noir, à la mode du pays, était toutefois jeté sur cette richesse ; mais elle avait hâte de le quitter. L’admiration fut au comble lorsqu’on la vit s’installer délibérément non pas à l’avant, mais au meilleur endroit des banquettes des premières, où elle s’assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d’un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d’approbation des voyageurs. C’est alors qu’on s’aperçut qu’elle avait la tête garnie d’une résille de « vraie » dentelle, qu’elle écarta coquettement au-dessus de la naissance des cheveux dont l’ombre épaisse était agrémentée d’une rose rouge.

Sa grande beauté, avivée de la pointe d’insolence de sa toilette et de sa contenance au milieu d’un monde élégant, était si remarquable, que nombre d’étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s’approchèrent avec des mines curieuses et béates.

— Ah ! ça, ma belle, s’écria Mme de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage ?

Carlotta, qui n’entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu’un lui ayant traduit l’étonnement de Mme de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l’épaule, avec la même indifférence dédaigneuse qu’elle avait eue lorsque Mme Belvidera et Dompierre l’avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.

— Et où vas-tu comme cela ? lui demanda-t-on.

— Ça dépend, dit-elle, je n’en sais rien.

C’était dit sur un ton si nettement significatif de l’intention de n’être pas importunée, que personne n’osa insister.

— Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d’argent dans le commerce des fleurs ? Expliquez-moi ce qu’à Paris, par exemple, une honnête fille….

— Heu ! heu !… fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend comme dit Carlotta elle-même…. Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s’y entendre mieux que lui dans l’occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.

Il ne donnait à ses paroles que tout juste l’attention nécessaire à ne pas induire en erreur l’homme d’État, car Mme Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, l’écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d’un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses ; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient ces yeux à la pensée qu’elle savait avec lui une chose que tous ignoraient autour d’eux, et qu’ils ne dévoileraient ni l’un ni l’autre, et dont ils pourraient effleurer tous les alentours, comme lui-même le faisait dans l’instant, sans laisser percevoir qu’il la sait, sans donner lieu à Lee lui-même de soupçonner qu’on a eu vent de son intrigue avec la marchande de fleurs. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l’idylle de Lee et de Carlotta, il perdait dans l’esprit de Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse d’Isola Madre, car toute son attention était portée, en ce moment-ci, sur la petite volupté de l’intégrité de ce mystère.

« Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu’elle garde de plus cher de nos six semaines d’amour, n’est pas le léger orgueil qu’elle se fait d’avoir un secret à garder ? N’est ce pas là la maigre consolation de bien des femmes, après qu’elles ont commis contre la société ou contre leur maître un acte de liberté ? C’est ce secret-là qu’elles appellent remords ; mais qui n’a surpris la tendresse émue de leurs lèvres, à prononcer ce joli mot ?

Lee ne perdait pas un pouce de sa dignité ; il fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l’île où il vivait chaque jour cette aventure étonnante, contradictoire avec le sens ordinaire de sa conversation. Au loin, sur la droite, avant d’aborder Pallanza, il avait regardé d’un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l’extrémité de laquelle était le palais rose contenant la chambre des fleurs ! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu’il ne fût pas une soirée privé d’elle ; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu, lui accordant tout juste l’attention qu’il fallait pour qu’on ne remarquât pas qu’il ne lui en accordait aucune. En l’observant, au cours de ses pensées muettes, Dompierre avait, ce matin même encore, remarqué sur son visage, le passage rapide du masque douloureux qui l’avait frappé si vivement lorsqu’il lui avait fait l’aveu de l’impuissance de son cœur. Qu’éprouvait-il donc pour cette admirable fille, s’il n’était pas parvenu à l’aimer ? Un attrait physique seulement ? Mais au point de la combler d’or ? Au point de ne pouvoir se séparer d’elle une nuit ? Au point de la corrompre par des goûts de luxe qu’elle ne pourrait continuer de satisfaire lorsqu’il aurait changé de caprice ? Au point enfin de la compromettre vis-à-vis de tout son village par ce voyage sans but avouable, qui aurait des témoins indiscrets et vaudrait à son retour, à la malheureuse, la perte de son fiancé et la honte ? Ou bien ne trouvait-il, en vérité, dans la beauté de cette fille, que l’occasion des rêves infinis de poésie ou d’amour que réclamaient son esprit et ses sens exaltés ? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont on avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le concours d’un être réel ? Cette supposition à peine vraisemblable, étant donné un homme ordinaire, ne paraissait pas du tout incompatible avec la figure que Dompierre se composait de Dante-Léonard-William ; elle s’accordait beaucoup plus que toute autre avec le prix qu’il semblait mettre à ne se pas séparer de celle qui lui tenait lieu véritablement de muse. Carlotta lui était du même secours que le clavier ou la corde sonore au musicien. Peut-être alors demeurait-il chaste en sa présence ! peut-être les deux amants de la chambre des fleurs au palais roses en sortaient-ils vierges.

L’invraisemblable, l’inouï, l’impossible ! Mais les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne abondent en faits qui méritent ces épithètes extrêmes. La vie est un perpétuel sujet d’étonnement, un fourmillement de surprises, un déroulement de phénomènes exceptionnels, une apparence continue de miracles. Il n’y a pas une famille, pas un couple de personnes dont l’intimité soudain dévoilée ne soit propre à combler de stupeur le témoin le mieux prévenu et le plus clairvoyant. Qui donc, à voir notre petit monde réuni ce matin dans l’espace que peuvent occuper deux banquettes, sur le pont d’un bateau à vapeur, se fût douté des dessous abominablement machinés des figures égalisées par la politesse ou, si l’on aime mieux, par le mensonge ? Et quoi de plus baroque que ce troupeau rongé par l’amour, par la rivalité, par la méchanceté, par de sourdes haines, et réuni côte à côte, docilement, pour une partie de plaisir en commun, à la voix du seul homme, parmi eux, qui n’eût rien à cacher, qui essayait de leur verser son insouciance et son bonheur, et qui se trouvait — à son insu — le plus intimement intéressé à leur agitation secrète, puisque sa vie entière pouvait être bouleversée par un mouvement de la lave souterraine qui les travaillait ?

L’amitié entre M. Belvidera et Dompierre s’accentuait de jour en jour. Celui-ci avait tenté loyalement de l’éviter tout d’abord, sans avoir eu le courage de la fuir. Ensuite, pris au charme d’un naturel aussi rare et d’une droiture si précieuse, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait parfois, et M. Belvidera avait dû prendre son émotion pour l’élan de sa sympathie. En réalité, il goûtait, il savourait la plus noble nature d’homme qu’il eût rencontrée, et il avait simultanément la conscience de l’avoir souillée irréparablement. Il avait la conscience de la déchirer encore à l’heure qu’il était, de la déchiqueter en lambeaux avec l’acharnement de la bête fauve sur sa proie préférée. Il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette grande vertu d’homme, et il secouait la tête en dépeçant les morceaux sanglants avec voracité. « Je t’aime, je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui donnant sa main ; tu es l’ami que j’ai cherché toujours : une âme d’homme fière, solide, et sans détours. Appuie-toi, confie-toi ; je m’appuierai, je me confierai moi-même ; ah ! comme j’en ai besoin ! comme il me manquait un ami !… Ha ! ha ! je me confierai ! sais-tu ce que j’aurai à confier à ton amitié ? Ceci, écoute bien : cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme ; celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l’amour, ta femme, la mère de ton enfant adorée ; sais-tu ? voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, qu’elle m’enivre de ses regards et de ses mots d’amour en face de tous les gens que tu vois là, que tu veux pour amis ; oui, oui, tous le savent, jusqu’à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui ! celle-là même nous a vus les bouches unies ! Bien mieux ! ta fille, ta fille qui n’a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d’elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde !… Ah ! comme je suis heureux d’avoir trouvé un ami !… »

L’Italien le cherchait, l’appelait à toute minute ; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n’éprouvait le désir de causer qu’avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l’inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu’elle s’affermissait, s’avivait de part et d’autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d’en jouir et d’en abuser. Il était tiré de l’espèce de paralysie que lui avait occasionné le premier contact avec le mari de sa maîtresse, de cette singulière prostration respectueuse en face de la noble dignité d’un homme. Trois jours de privation de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d’instincts cruels que contient l’amour. Son désir ardent et naturel d’avoir Luisa s’augmentait de l’envie frénétique d’arracher Luisa à son ami. Il s’était juré que la nuit ne se passerait pas qu’il n’ait accompli son dessein.

Après le déjeuner à Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l’ayant placé un moment seul à côté de Mme Belvidera, elle lui dit, à l’étourdie, ainsi qu’on fait pour rompre le silence :

— Eh bien ! il paraît que l’on passe la nuit à Lugano ?…

— Et que je la passe avec vous ?… lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.

Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu’il fut sur le point de lui faire observer qu’après tout sa proposition n’avait rien de si extraordinaire.

— Vous êtes fou ! dit-elle.

— Il y a de quoi !…

— Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.

— Je ne vous ai jamais demandé que l’impossible, et vous l’avez fait.

— Taisez-vous ! taisez-vous ! dit-elle.

— Pourquoi me taire ? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m’est un supplice perpétuel, que j’ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée !…

— Chut ! je vous en prie, on vient !…

— Non ! non ! je ne me tairai pas ; entendez-vous ? Je vous aime ; je vous veux ; je vous veux !

— Mais taisez-vous donc ! mon mari est sur nos talons !

— Ce soir, entendez-vous, une heure avant le dîner ; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor, nº 27 !

Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l’aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu’il voyait derrière eux, les touchant presque ; puis il retourna la tête en arrière du côté de M. Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant et prenant la jeune femme par le bras avec familiarité :

— Courons ! courons ! Voici votre mari qui nous surprend en flagrant délit de flirt !

M. Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux, pour les séparer, et leur prit le bras à l’un et à l’autre.

Gabriel était heureux de son ignominie ; il ne la trouvait pas assez forte ; il aurait voulu quelque chose de plus abject. Mais il ne fallait pas désespérer ; l’occasion s’en offrirait tôt ou tard.

Cependant, le soir dans sa chambre, en prêtant l’oreille aux pas du corridor, à l’heure du rendez-vous fixé, il se demandait si Luisa n’allait pas le mépriser terriblement. « Je ne puis l’avoir, se disait-il, que moyennant des tours de force du genre de celui de cette après-midi, et par des audaces si basses, je m’aliène son estime ; elle ne viendra pas. Je suis perdu. »

On ouvrit la porte sans frapper. C’était elle.

— Ah ! ah ! dit-elle, en se jetant dans ses bras, comme tu as du toupet !

— Pourquoi ? comment ? fit-il, car il ne pensait plus à rien ; il oubliait tout, sous le coup de sa présence soudaine, de son baiser, de son corps appliqué à lui comme ces feuilles qu’un vent d’automne plaque vivement contre le tronc des arbres.

— Oh ! oh ! tantôt, tantôt !… dit-elle.

Elle se pendit à son cou :

— Oh ! oh ! tu m’aimes donc tant que ça, dis ! tu m’aimes donc tant !…

Il lui dit avec franchise :

— Je tuerais qui tu voudrais, pour seulement t’avoir là, l’espace d’un quart d’heure.

— C’est bien vrai ?

— C’est vrai.

— Sais-tu que c’est abominable ce que tu as fait là !

Et elle riait, riait, non plus de son rire de belle créature épanouie, mais avec une joie nerveuse quoique presque enfantine, où il y avait de la férocité.

Elle était vêtue d’un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste ; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu’il dut lui-même lui rappeler que l’heure s’écoulait, qu’on allait la chercher, s’inquiéter. Mais sans cesse, elle revenait sur cette question :

— C’est bien vrai, bien vrai, que tu ferais des choses atroces pour moi, pour l’amour de moi ?…

— Mais pourquoi me demandes-tu cela, ma chérie ? voyons, j’espère bien n’avoir pas besoin de faire des choses trop atroces !

— Ah ! dit-elle, vois-tu, c’est que comme ça, je sens que tu m’aimes….

Dans l’entre-bâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers ; il dut la pousser pour qu’elle s’éloignât pendant que le corridor était désert, et qu’elle ne se compromît pas.

Enfin ! enfin ! il l’avait eue de nouveau, contre toutes ses craintes, contre toutes les raisons vraisemblables qu’il avait de se désespérer ! Il était ivre ; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d’entrée qu’elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil, derrière la montagne. « Je l’ai eue ! je l’ai eue ! » s’écriait-il. C’était comme s’il venait de l’obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l’influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication ; elle l’aimait donc ; elle continuerait à l’aimer. Elle l’aimait véritablement, puisque ses vilenies ne ralentissaient pas son amour, et qu’elle avait été touchée de son abaissement qui marquait son immense désir.

Il s’habilla dans une joie folle et alla prendre Lee, avant de descendre, bien déterminé à le convaincre de dîner avec tout le monde, à une même table, ainsi qu’il avait été convenu entre les membres de la caravane des « Îles Borromées ».

— Non ! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.

Et il attira tout de suite son attention sur un journal anglais contenant, à propos d’une réédition de Shakespeare, un article qui l’indignait à cause des âneries qui y fourmillaient.

Gabriel comprit qu’il voulait se redonner du ton en allant retrouver Carlotta qu’il avait dû caser dans quelque autre hôtel, car on l’avait perdue de vue à l’arrivée. Le jeune homme venait de faire la remarque que toutes les fois qu’il avait lieu de soupçonner que Lee allait voir Carlotta, une accentuation soulignait sa coquetterie naturelle : il était rasé de frais ; il portait une fleur ; il avait une cravate nouvelle. Était-ce un indice de la nature de ses relations ? Aimait-il, décidément, puisqu’il cherchait à plaire ? À d’autres signes aperçus depuis quelque temps, tels que, par exemple, une plus grande facilité à quitter les hauteurs ordinaires de ses rêves pour descendre jusqu’à de modestes questions de personnalités, on l’eût pu encore supposer. Cependant, ce soir, apercevant l’espèce d’illumination que produisait sur la figure de Dompierre le plaisir de son amour renouvelé, le poète prit tout à coup son masque désespéré ; tout son visage s’affaissa, fondit ; il oubliait l’article du journal et il touchait avec fébrilité toutes sortes d’objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n’avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un « Vous êtes heureux ! » où l’on sentait un homme jaloux.

— Sortons, dit-il, voulez-vous ?

Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s’arrêta aussitôt, en faisant signe qu’il ne pouvait pas avancer.

— Attendez un instant, je vous en prie !

Le jeune homme venait d’entrevoir, dans l’ombre du corridor, Mme de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n’avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Le fameux mot qui l’avait fait tressauter quelque jours auparavant dans le salon de l’hôtel des Îles Borromées, retentissait ici avec toute la sourde frénésie de la passion honteuse et débordante.

— Herminie ! Herminie !

— Vous êtes fou !… entendez-vous ? disait la jeune femme ; mais vous ne voyez donc pas que ce que vous voulez est fou, archi fou !

Mais il tenait à la presser dans ses bras, il s’accrochait à elle avec une frénésie, un entêtement que rien n’eût interrompu. Comme ils arrivaient dans la partie plus éclairée de la cage de l’escalier, Dompierre vit qu’il lui faisait une espèce de morsure à la nuque.

— Oh ! fit-elle, par exemple ! quel toupet !

Ce mot le frappa, il l’avait entendu moins d’une heure auparavant.

Et elle gifla le vieillard d’un petit coup d’éventail où il y avait plus de complaisance que d’indignation :

— Vieux matou ! dit-elle en souriant.

Puis elle s’élança, très légère, en sautillant, comme une fillette, sur les marches de l’escalier.

Lee, penché sur l’épaule de son ami, avait assisté à la scène.

— C’est grotesque ! dit Gabriel.

— Mais, je ne trouve pas ! dit Lee ; il n’y a de ridicule que ce qui échoue piteusement, et ce vieillard réussira.

— Vous croyez ?

— C’est évident : la nature a donné aux vieux amants une force qui, à elle seule, compense toutes les disgrâces de l’âge…

— Laquelle donc ?

— Mais le cynisme, parbleu ! C’est la flèche la plus redoutable que tienne en son carquois le fils de Vénus… J’ai vu des femmes s’abandonner avec des cris d’extase, aux plus répugnants personnages, pour la seule raison que l’audace de ceux-ci les avait rompues, brisées, réduites, dans la proportion même de sa monstruosité.

— Taisez-vous ! taisez-vous ! vous m’épouvantez !

— Pourquoi ? craignez-vous d’être obligé d’en arriver là un jour ?… ha ! ha ! ha !

— Est-ce que ces horreurs-là sont possibles ?… de la part de certaines femmes, oui ; de celles qui sont dépourvues de sensibilité, de délicatesse…

— De la part de beaucoup…

— Allons donc ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que l’amour !

Dompierre comprit qu’il le blessait profondément, cruellement, dans sa plaie secrète. Lee se redressa pourtant, et, lui mettant la main sur l’épaule :

— N’interrogez jamais sur l’amour ceux qui aiment, si vous voulez obtenir un renseignement un peu fondé.

Il quitta Lee, convaincu qu’il commençait d’éprouver un peu l’amour, puisqu’il en parlait d’une façon si déraisonnable.

— Ah ! fit M. de Chandoyseau, quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà Monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse…

— Comment ? tout le monde nous délaisse ?

— Dame ! fit amèrement Mme de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d’un quart d’heure que l’on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de Monsieur et Madame Belvidera, qui, une fois dans leur chambre… n’en sortent qu’à la dernière extrémité ; mais je viens d’apercevoir Monsieur Lee s’en aller tranquillement dans la rue, vous-même n’avez pas l’air pressé de nous tenir tête… Mistress Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence ; enfin…

— Mais Mademoiselle Solweg ?

— Solweg ? Ah ! ne m’en parlez pas ; c’est une petite sotte : elle boude !

— Oh ! comme c’est dommage de ne pas la voir ainsi, elle doit être bien gentille !

— Oui ! oui ! bien gentille, ma foi ; elle a les yeux rouges, les joues gonflées, elle est gentille, en effet !

— Quoi ! elle a pleuré ?

Mme de Chandoyseau feignit d’hésiter un moment, puis, prenant le bras du jeune homme pour l’entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence :

— Figurez-vous, monsieur, que nous sommes très mécontents d’elle, en ce moment-ci ; ne vient-elle pas de nous refuser coup sur coup deux partis magnifiques ?

— C’est que c’est une affaire très grave ! mademoiselle votre sœur est bien jeune, il me semble…

— Bien jeune ! elle a dix-sept ans sonnés. À seize ans, monsieur, je m’appelais déjà madame de Chandoyseau ; n’est-ce pas, Hector ?

M. de Chandoyseau se rengorgea, dans un sentiment de fierté :

— Mais certainement, ma bonne amie !

— Sans compter, reprit Mme de Chandoyseau, que ces deux partis étaient, comme je le disais, des plus honorables.

— Il faut aussi tenir compte des goûts. L’âge de Mademoiselle Solweg est celui des caprices ; mieux vaut quelquefois le laisser passer, car il passe…

— Des caprices ! Solweg avoir des caprices ! Plût au ciel qu’elle en eût ! elle nous égaierait davantage ; elle apporterait l’agrément de la jeunesse au milieu de nos relations ; elle serait curieuse, nous la promènerions, nous lui ferions voir le monde entier ! Mais non, elle n’a goût à rien ; la société lui déplaît ; elle nous a déclaré qu’elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon ; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c’est une situation pour une jeune fille ?… Et sachez, monsieur, que l’un des jeunes gens qui l’ont demandée est tout simplement le fils de…

Mme de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l’excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se mettre à table à côté d’eux. On voyait qu’elle s’était fortement épongé le visage pour effacer les traces de son chagrin. Cette circonstance avivait la pureté du bleu de ses yeux, et toute sa physionomie prenait, d’une façon très saillante, cette expression de naturel et de franchise que laissent les larmes qui ont coulé. Le rose de ses joues composait pour Gabriel la figure de jeu e fille qui lui était apparue pour la première fois au travers du lierre de la grotte d’Isola Bella. Le tourment d’avoir scandalisé une âme innocente qui le prenait et le quittait depuis lors, alternativement, selon qu’il se faisait de la sœur de Mme de Chandoyseau une idée favorable ou non, ce tourment qui avait fini par tomber dans l’absorbante exaltation de son amour pour Luisa, qui s’était même mué en une sorte de rage haineuse contre la complaisance témoignée par la pauvre jeune fille, le ressaisissait ce soir, à la suite des quelques paroles de la sœur aînée lui éclaircissant tout à coup le caractère énigmatique de Solweg.

Solweg était-elle donc tellement dissemblable d’Herminie ? N’avait-elle donc pas été élevée à la même école, formée par le même monde exécrable de snobs, de sots, de coureurs de premières représentations et de dernières esthétiques ? Elle n’avait goût à rien, disait sa sœur. Quelle merveille ! À une époque où tous les goûts sont à la mode, quel n’est pas le prix d’une femme qui n’en a aucun ! Elle avait, cependant, celui de vivre avec son frère, qu’il savait un homme d’un talent sobre et fort, ennemi des comédies et des intrigues. Ce choix ne dénotait-il pas la répugnance qu’éprouvait la jeune fille pour l’existence creuse et vide des Chandoyseau ? et n’expliquait-il pas son double refus d’entrer dans un monde sans doute analogue ? Serait-ce décidément cette jolie nature très simple qui avait été le témoin fortuit de l’aventure de la grotte ? Il retrouvait ce soir le premier frisson que cette idée lui avait causé et il eût voulu essayer de racheter sa conduite envers cette enfant qui lui manifestait tant d’indulgence, qui était évidemment malheureuse, à cette heure, et que l’on torturait probablement depuis plusieurs jours, depuis le jour où il avait surpris son visage aussi défait que l’était le sien, à cause de ces deux godelureaux de brillant équipage, qu’elle venait d’évincer d’un petit « non » ferme et décidé. Mais il était tellement agacé du retard que mettaient à descendre M. et Mme Belvidera, l’inquiétude, la jalousie amoureuse l’envahissaient si tyranniquement, que tout mouvement généreux ne pouvait qu’avorter, étouffé au fond de lui aussitôt conçu. Par contre, la méchanceté, le désir de faire souffrir autour de soi, de voir d’autres angoisses, d’autres blessures pareilles aux siennes, l’aiguillonnaient encore à être désagréable pour tous et spécialement pour cette petite dont la chair tendre semblait si propice aux piqûres ! Mais il fallait surtout joindre aux divers venins qui l’empoisonnaient, le dépit de s’être trompé sur le compte de Solweg, la honte de l’avoir traitée comme une pimbêche vicieuse, comme une Parisienne en quête de flirt. Pendant le dîner, des sons de valse venus du dehors, lui rappelaient l’unique fois où il avait été la prier de danser, et où son silence, sa stupidité affectée, et peut-être le reflet extérieur des ignobles pensées qui l’avaient traversé alors, avaient dû le faire prendre par elle en si grande pitié que de là certainement venait cette mine d’indulgence dont elle l’accompagnait depuis, avec une persistance fatigante.

Il fut aussi peu gracieux que possible. La jeune fille avait le cœur gros et elle étouffait encore à grand’peine de petits mouvements de sanglots qui lui donnaient un air enfantin. Il la défendit naturellement contre sa sœur qui lui faisait des remontrances un peu lourdes ; mais il la défendait d’une manière si pointue que le bras qu’il lui tendait l’écorchait au lieu de la soutenir. Il n’avait en réalité aucune pitié ; son amour-propre blessé lui tenait lieu de tout sentiment. Bientôt ses paroles aigres et ambiguës, les sermons monotones d’Herminie et l’énervement que versait la musique du dehors, produisirent sur la pauvre enfant un inévitable effet : elle porta tout à coup sa serviette à ses yeux et sortit précipitamment.

Mme de Chandoyseau haussa les épaules en prononçant tout bas :

— Petite sotte !

— Ça passera, dit M. de Chandoyseau.

Dompierre leur sourit à l’un et à l’autre avec un air d’acquiescement.

Vers la fin du repas, M. de Chandoyseau hasarda l’opinion que le voyage ne leur était guère favorable, en général, et qu’ils eussent aussi bien fait de demeurer tranquillement à l’hôtel des îles Borromées, où la cuisine était meilleure et la vue plus belle assurément, « n’est-ce pas Herminie ? »

— Dame ! fit amèrement Herminie, ce n’est pas moi qui ai organisé cette « partie » ! et il me semble que les personnes qui l’ont mise en train devraient bien commencer par ne pas se dérober les premières…

— Quelles personnes ? demanda M. de Chandoyseau qui ignorait complètement pourquoi il se trouvait à Lugano.

— Je m’entends ! je m’entends ! dit Herminie, les lèvres pincées, et faisant allusion à M. Belvidera qu’elle avait suivi dans l’espoir d’une intrigue qui paraissait complètement compromise. Mais, ajouta-t-elle, avec l’intention de piquer Gabriel dans sa jalousie contre le mari de Luisa, quand on a affaire à des amoureux, il ne faut compter sur rien !

— Qui est-ce qui est amoureux ? demanda bonnement M. de Chandoyseau.

Dompierre fit semblant de n’avoir pas compris, lui non plus, l’allusion intentionnelle de Mme de Chandoyseau.

— Mais, dit-il, c’est, je pense, le révérend Lovely.

— Le fait est, ma bonne amie, qu’il ne cesse de me parler de toi !… Monsieur Dompierre, dites-moi donc un peu si je ne devrais pas commencer à être jaloux !… Ha ! ha ! ha ! acheva M. de Chandoyseau dans un rire bruyant.

— Ma foi ! à votre place, je veillerais, non pas sur madame, bien entendu, mais sur le bonhomme, et cela par charité, car on sait que les passions allumées à cet âge…

— Mais, dit Mme de Chandoyseau, le révérend Lovely n’est pas si âgé !

— Certes ! madame, c’est un homme admirablement conservé ! Ce matin, sur le pont du bateau, ne nous sommes-nous pas amusés à faire le calcul absurde qu’il avait exactement les âges réunis de Dante-Léonard-William Lee et de Monsieur Belvidera !

Elle trépignait de dépit, à se voir réduite aux assiduités du vieillard, après avoir échoué successivement près des deux hommes que l’on venait de nommer. À l’éclair de ses petits yeux gris, il était visible qu’elle eût tué le jeune homme en ce moment, si cela eût été dans ses moyens. Elle fouillait dans la petite boîte de Pandore de son âme, afin d’y trouver le poison le plus apte à le faire tordre et hurler sous ses yeux.

Les circonstances la favorisèrent. Ils se levaient de table quand elle aperçut M. et Mme Belvidera pénétrant dans la salle à manger par la porte située vis-à-vis d’elle.

— Tiens ! dit-elle, voilà notre ménage modèle ! Je gage que s’ils sont en retard, c’est qu’ils se sont embrassés à chaque marche de l’escalier !…

Gabriel ne put contenir son émotion et pâlit. Mme Belvidera s’en aperçut ; elle le prit à part pendant que son mari reconduisait les Chandoyseau jusqu’à l’entrée du salon.

— Qu’est-ce qu’elle vous a donc dit au moment où nous entrions ?

— Ce qu’elle m’a dit ?… mais rien, je vous assure ; est-ce que je fais attention ? vous savez bien que non !

— Inutile de dissimuler ; je suis sûre, je sais qu’elle vous a dit quelque chose à propos de nous, au moment où nous sommes entrés, quelque chose de désagréable ; pourquoi me le cacher ?

— En effet, après tout, pourquoi ne pas vous le dire ? Elle m’a dit que vous aviez dû vous embrasser, votre mari et vous, tout le long de l’escalier.

Elle eut une expression d’étonnement et d’indignation qui le surprit.

— Eh bien ! fit M. Belvidera qui arrivait, qu’est-ce que Monsieur Dompierre te raconte de si extraordinaire ?

Elle avait repris promptement sa présence d’esprit et jugé aussitôt qu’il n’y avait pas d’inconvénient à dire la vérité, et elle répéta, en souriant, le propos, en somme nullement offensant de Mme de Chandoyseau, et que leur amicale familiarité l’autorisait à répéter.

M. Belvidera gronda gentiment sa femme de s’en être blessée, et, se tournant vers le jeune homme, il lui dit à l’oreille, en le tenant par l’épaule :

— Le plus amusant, c’est que madame de Chandoyseau a deviné juste !

Et il se mit à rire en le frappant sur l’épaule.

— Dites donc, mon ami, voulez-vous nous faire le plaisir de prendre votre café à côté de nous ? vous pourrez fumer, ça n’incommode pas ma femme, et nous irons faire un tour après… Eh ! que diable ! il me semble qu’il y a un siècle que je ne vous ai vu ! Hein ?

— Mais certainement !… certainement ! je ne puis rien avoir de plus agréable que de rester avec vous.

C’était vrai, car s’il se fût éloigné d’eux, ce soir, c’eût été pour les suivre, les épier de près ou de loin, par les fenêtres, par les portes entr’ouvertes, ou dans l’ombre des rues. Pourquoi ? pour sursauter, pâlir, sentir ses jambes lui manquer, s’il croyait apercevoir leurs visages s’incliner ou seulement se rapprocher l’un de l’autre.