Le Parfum des îles Borromées/XIII

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Ollendorff (p. 176-206).

XIII


— Ma chère, disait Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, c’est tout simplement un scandale ! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle ? on n’en sait rien ; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s’asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas la trouver à notre table !…

— Oh ! fit Mme Belvidera en riant.

— Mais ça arrivera, du train dont vont les choses ! Cette péronnelle-là a juré de nous humilier toutes avec ce que ces messieurs appellent sa beauté ! On dira ce qu’on voudra, moi je la trouve assez vulgaire. Entre nous, elle manque de physionomie, notre marchande de fleurs !

— Peut-être bien, je ne dis pas… Mais…

— Et avec tout ça, on ne sait pas quel est le pacha qui la défraie et se fait ainsi accompagner d’elle dans un déplacement qui a de singulières coïncidences avec le nôtre, il le faut reconnaître. Pour moi, vous comprenez bien, ça me serait complètement indifférent, parce que je suis aussi sûre de mon mari que vous l’êtes du vôtre, ma chère amie, n’est-ce pas ? Mais je m’en émeus à cause de nos jeunes filles… Enfin, ne trouvez-vous pas que c’est désagréable ?…

— De ne pas connaître le pacha ?

— De ne pouvoir faire cesser le scandale ! Toute la ville est témoin de ce désordre ! Vous n’êtes pas sortie hier soir ? tout Bellagio n’était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l’hôtel d’Angleterre jusqu’au bout du quai, il n’était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d’horlogerie, de bibelots en bois ; oui, ma chère, jusque dans les magasins d’antiquités ! Je n’invente pas : j’ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines de Saxe, et de vieilles chasubles ! On s’écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pitoyable !

— Mon Dieu, que vous êtes sévère !

— Mais non ! ma bonne amie ; mais songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l’Isola Bella, il y a six semaines, au milieu d’une famille honnête, et la voilà qui fait tapage aujourd’hui au milieu de nous, de notre groupe enfin, où l’on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur, duquel, à n’en pas douter, on prononce le nom…

— On prononce son nom ? dit Mme Belvidera.

— Je ne l’ai pas entendu, mais on le prononce. Ce n’est pas si difficile ; comptons nos hommes : nous en avons trois mariés…

— Deux !

— Comment deux ! Monsieur Belvidera, Monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely… ça fait trois !

— Ha ! ha ! ha ! j’oubliais le révérend ! Mais il ne compte pas, voyons !

— Admettons que l’on ne parle ni de lui, ni de nos maris : restent deux garçons, dont l’un a l’air vraiment aussi inoffensif qu’il l’est en réalité, dit-on. Ce n’est donc pas Monsieur Lee que l’on soupçonnera…

— Mais bien Monsieur Dompierre, se hâta de prononcer Luisa pour éviter à Mme de Chandoyseau le plaisir de l’embarrasser on lui jetant ce nom à la figure, et d’épier l’effet que pourrait produire l’invention des relations du jeune homme avec la belle marchande de fleurs.

Et elle ajouta dans son imprudente franchise :

— Monsieur Dompierre ? mais c’est absurde !

— Vous trouvez ? pourquoi donc ? il faudrait prouver que c’est absurde !… Pardon ! je comprends votre générosité : vous voulez défendre ce jeune homme qui est notre ami ; très bien ! Je ne demanderais pas mieux que de m’associer à vous dans la circonstance. Monsieur Dompierre est un homme charmant, tout à fait charmant ; il a tout à fait l’aspect d’un galant homme, et il l’est, je veux le croire. Mais enfin, quand il s’agit d’établir une responsabilité qui peut peser sur les nôtres, aujourd’hui ou demain, je crois qu’il faudrait faire abstraction de nos sympathies et ne plus craindre de montrer au besoin la dent dure.

— Mais pour accuser quelqu’un, encore faut-il avoir des présomptions…

— Je vous les ai fournies en éliminant ceux sur lesquels ces présomptions ne peuvent tomber.

— Dans tous les cas, je ne crois pas que Monsieur Dompierre ait une fortune à la répandre aux pieds d’une fille aussi largement que semble le faire la personne qui s’intéresse à la Carlotta…

— Ah ! vous connaissez son état de fortune ? Il vous a fait des confidences ? Je ne suis pas si avancée ! Il s’est montré toujours si réservé, si mystérieux, si cachottier…

— Je ne parle pas d’après des confidences, mais d’après les apparences, d’après tout ce que le monde voit…

— Oh ! ce que le monde voit ! ce que le monde voit ! le monde est si sot, si aveugle ! Le monde ne voit rien !

— Que si ! dit Mme Belvidera, car il se trouve toujours quelqu’un pour lui ouvrir les yeux et lui fournir plus de renseignements qu’il n’en veut… Vous m’excusez, chère madame, voici précisément Monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire tous les deux. Où ça ? je ne vous le dis pas ; tant pis ! Je vous laisse avec… l’accusé. J’espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs…

— Monsieur Dompierre, ajouta-t-elle en prenant le bras de son mari, je vous laisse avec Madame de Chandoyseau, qui a les choses les plus intéressantes à vous dire… en confidence ! Adieu ! adieu ! fit-elle, avec un gracieux signe de la main.

Il était facile de voir que les deux femmes s’étaient piquées. Le ton qu’employait Mme Belvidera était si opposé à son calme ordinaire que Dompierre pensa immédiatement qu’il y avait dû avoir de la part de Mme de Chandoyseau une attaque assez vive. Par contre, il trouva celle-ci en possession de tout le flegme qu’elle apportait jusqu’en l’exercice de ses perfidies. Ses petits yeux d’acier brillaient ainsi qu’en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d’allumer la guerre ; mais elle en avait alors longuement mûri le projet, elle en envisageait les conséquences avec une entière présence d’esprit.

— Je suis doublement anxieux, fit-il en s’efforçant de sourire, d’apprendre une nouvelle intéressante, et un mystère qui serait brisé en ma faveur.

— C’est une plaisanterie, dit Mme de Chandoyseau.

— Quoi ? vous me mettez l’eau à la bouche, pour…

— Ha ! ha ! ha ! le vilain curieux ! curieux comme une femme ! Fi ! que j’aurais grand’honte !

— Ma confusion est sans bornes, mais je vous écoute, madame.

— Allons ! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah ! ça, dites-moi : vous êtes donc en froid avec Madame Belvidera ?

— Je ne vous comprends pas, fit-il, en comprimant un mouvement de stupeur.

— Dame ! si vous n’êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle lancé à votre arrivée, la phrase que vous avez entendue ?

— Je vous comprends de moins en moins !

— Ah ! vous n’êtes pas fin, aujourd’hui ! J’espérais me faire entendre à demi-mots ; autrement, vous concevez, ce que je vous dis là cesse d’être élégant, cela devient indiscret…

— On m’a annoncé une confidence, madame. Donc, trêve de précautions oratoires ; nous savons l’un comme l’autre, que la discrétion n’est pour rien ici.

— Ah ! vous voyez bien que vous savez ce que parler veut dire ! je vous retrouve là. Eh bien ! vous n’avez pas encore compris ?

— J’avoue…

— Remarquez que c’est vous qui me faites parler ! Vous ne m’en voudrez pas de jouer le rôle d’interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu’un petit coup de coude amical, comme cela : pan, pan !… tout doucement ; ce qui veut dire simplement : « Voyez donc, voyez donc ! »

— Mais quoi ? quoi ?

— Mais que madame Belvidera me priait de vous garder, — ce que je fais depuis cinq minutes, — parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade…

— Quelle promenade ?

— Comment ! vous ne savez pas ? Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera ! Eh bien ! c’est que le mari a jugé à propos d’être à votre égard aussi discret que sa femme. Ah ! cette fois-ci, c’est de la discrétion, ou je ne m’y connais pas… Par exemple, je coupe là ma confidence, moi, vous avez l’air de l’apprécier si peu ! Je ne vous en dirai pas plus long. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j’ai rempli mon rôle et je ne vous retiens plus. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu ! adieu ! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu’avait eu Mme Belvidera en la quittant.

Il se retourna ainsi qu’elle l’y avait invité avec une intention évidente, et aperçut à une cinquantaine de mètres, au pied de l’extrémité de la terrasse, M. et Mme Belvidera s’éloignant dans une barque, dans la direction de Cadenabbia, sur l’autre rive du lac.

— Adieu ! adieu ! répétait derrière lui Mme de Chandoyseau ; car elle était restée seule sur le seuil de la porte de l’hôtel, pour jouir de sa figure à la vue de la barque qui semblait confirmer son amicale confidence.

Il se laissa tomber sur un banc, et eut un très court instant la sensation que toutes les choses tournaient autour de lui.

L’intention perfide de Mme de Chandoyseau était claire, mais, ignorant qu’il était de la conversation qu’elle avait eue précédemment avec Mme Belvidera, son insinuation avait un aspect assez véridique.

Mme de Chandoyseau possédait, malgré sa sottise, cette sorte de pénétration à fleur de peau, mais très juste, qui est commune chez les femmes de Paris exercées à la médisance. De plus, sa malignité ne s’employait pas à la légère, et c’est ce qui la rendait redoutable. Elle mentait à peine ; du moins, elle n’inventait que le vraisemblable ; elle renseignait à propos. Il avait eu lieu de s’en apercevoir encore une fois, l’avant-veille, lorsqu’elle lui avait communiqué son heureuse intuition de l’occupation galante de M. et de Mme Belvidera, tout le long de l’escalier.

Avait-elle donc dit vrai de nouveau cette fois-ci ? Ne s’était-il pas suffisamment torturé l’esprit, non seulement depuis sa première entrevue avec le mari de Luisa, mais surtout depuis l’affreuse soirée de Lugano où il avait acquis la certitude que les relations des deux époux étaient plus que cordiales ? N’était-ce pas assez d’être assuré qu’il y avait entre eux un lien d’amour contre lequel il lui faudrait lutter s’il ne voulait pas perdre sa maîtresse ? Fallait-il que son sort fût descendu si bas que sa compagnie devînt une gêne pour la jeune femme et que celle-ci mît jusqu’à la Chandoyseau à contribution pour l’empêcher de la suivre dans les parties qu’elle organisait avec son nouvel amant, son mari ?

« Je rêve ! je rêve ! » tentait-il de se dire, comme à l’instant le plus critique d’un cauchemar ; « ce n’est pas possible ; ce qu’on m’a mis là dans la tête est fou ! voilà maintenant que je me prends à écouter les racontars d’une pie-borgne, d’une femme jalouse qui a évidemment juré de détruire mon bonheur !… Même l’autre jour dans la salle à manger de Lugano, ce qu’elle m’a dit n’avait pas le sens commun ! Ils se sont embrassés tout le long de l’escalier ! Ah ! ah ! ah ! Après que j’avais eu Luisa, une heure durant, dans ma chambre, la même journée, plus tendre, plus caressante que jamais, exaltée comme jamais !… Non, ce serait trop ignoble ; il y a des catins même qui ont l’attention d’éviter ces scènes si rapprochées. Si son mari m’a confirmé cette chose invraisemblable, c’est par une petite forfanterie bien naturelle. Sans doute, en quittant la chambre, il avait donné un baiser à sa jeune femme, parce qu’il était content de sa toilette, parce qu’il la trouvait très jolie… Cela se fait, cela ne signifie rien ».

Cependant ses yeux étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. « Ils sont partis tous les deux, Mme de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n’a rien dit. Il y a bien là une intention… Voyons ! que diable ! je raisonne ; je ne suis pas halluciné : ils voulaient être seuls dans cette jolie petite barque qui s’en va là-bas. Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia ; ils s’y assoiront sous les grands platanes, au bord de l’eau, dans des chaises d’osier frais. Et là, ils se secoueront les épaules, en se souriant, les yeux dans les yeux : « Quel plaisir de ne connaître personne ici ! — Dînons nous ? — Pourquoi pas ? — Et la petite Luisa que tu n’as pas amenée ? — Elle dînera avec Solweg… » En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaîté depuis le retour de son papa ; il faut l’entendre répondre à qui s’informe près d’elle de sa mère : « Maman est avec papa ! »

À ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d’espoir le ressaisissait. « Pourquoi ? mais pourquoi est-elle venue l’autre jour à ma prière ? pourquoi s’est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l’amour de son mari ? Pourquoi s’est-elle donnée avec plus de passion même qu’à l’ordinaire ?…

La vue du révérend Lovely s’avançant à pas prudents du côté d’une tonnelle du jardin où Mme de Chandoyseau s’était tenue toute la matinée, lui fournit, en même temps qu’une angoisse nouvelle, une réponse inattendue. Il se souvint de la singulière coïncidence de la réflexion de Mme de Chandoyseau accueillant le baiser du vieillard amoureux, et de celle que lui avait valu de la part de Luisa sa demande hardie de rendez-vous, au nez même de son mari. « Eh bien ! vous en avez du toupet ! ». Toutes les deux avaient prononcé cette phrase sur le même ton, à la fois indignées et conquises, un peu méprisantes et heureuses. « Cet homme arrivera à ses fins, avait dit Lee, parce qu’il a la vertu qu’il faut : il est cynique ». Ne serait-ce pas par son cynisme, que lui aussi aurait soulevé une dernière fois sa maîtresse, alors qu’elle se fût peut-être refusée à ses supplications ? N’était-ce pas à ce piment inattendu qu’il était redevable de cette exaltation fiévreuse qui lui avait suggéré tant d’espoir pour la prolongation de son bonheur, à quoi il devait enfin les illusions grossières dont Mme de Chandoyseau avait pris à tâche de le tirer ? Luisa serait-elle venue sans cette circonstance fortuite qui valait un ragoût nouveau à leur étreinte ? Non, évidemment ! Si elle aimait son mari comme un amant, il lui fallait aimer son amant autrement que son mari. Sans doute l’avait-elle trouvé ce jour-là un peu abject, et, dans son affolement, tiraillée entre les deux hommes, elle se vautrait à corps perdu dans cet amour qui empruntait à sa bassesse un caractère particulier de violence.

« Ah ! ah ! n’est-ce pas charmant, en vérité ? se disait-il. J’ai triomphé par les mêmes moyens exactement que ce vieux prédicant qui s’en va là-bas, reniflant l’air où il croit qu’Herminie respire !… Et il y a des malheureux qui s’enorgueillissent d’être aimés ! Comme si l’amour de la femme allait naturellement à la beauté, à la bravoure, et même à la virilité ! Ha ! ha ! l’on sait à quoi il va la plupart du temps, on l’apprend tous les jours à voir les gens écarquiller les yeux de stupéfaction, quand on leur nomme les véritables dons Juans : des hommes sans foi ni loi, des hommes tarés, des hommes repoussants par leurs difformités morales et leur laideur physique ! Il y a dans l’amour un secret besoin de s’avilir ! »

— Mon révérend ! mon révérend ! où allez-vous donc ? Je suis sûr que vous cherchez mistress Lovely !… Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage !…

Le révérend Lovely se retourna vivement et aperçut en effet sa femme qui l’épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu’il essaya aussitôt de dissimuler :

— Nô, nô ! dit-il, je fais le promenède.

— Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu lourd ?

— Yes, il fait un peu lourd.

— Aussi toutes ces dames sont rentrées.

— Aoh ! taoutes ces dèmes sont rentrées ?

— Vous voyez ; il n’y a personne dans le jardin. Madame de Chandoyseau vient de remonter il n’y a qu’un instant.

— Aoh ! véritablement, il est meilleur au dedans. Je vais rentrer. Good bye, monsieur Dompierre !

— À tout à l’heure, mon révérend !

Il n’était plus question de l’Évangile ; on ne lui entendait pas citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du « Malin » lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un repos fallacieux, dès l’instant que le mal est accompli.

La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l’existence d’un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l’hôtel, les allées du jardin, les berceaux d’ombrage où la femme qui le trouble a passé ; tombé jusqu’au mensonge, à la dissimulation du moindre de ses pas ; transformé au point d’oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel, en lui laissant une véritable nausée à la seule idée de l’amour.

Hélas ! il le sentait en lui plus impérieux, plus maître qu’à aucun moment de son existence, et il en concevait un dégoût ; il se débattait contre lui avec la rage que cause la répulsion profonde ; il eût éprouvé du plaisir à dire à quelqu’un l’horreur que cette maladie lui causait, à traîner dans la boue tout ce qui pouvait avoir trait à une aussi misérable aberration ; il voulait le cracher, son amour, le vomir dans quelque endroit bien immonde.

Mais, dès que, au lieu de penser à l’espèce de feu qui lui brûlait la poitrine et tous les membres, il revoyait l’image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse de celle qui lui causait ces désordres, il avait la sensation que le ciel et la terre se fondissent au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait infailliblement ivre.

Il allait sortir, malgré la température accablante de la journée orageuse. Il voulait marcher, aller n’importe où, très loin, s’endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l’hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu’il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N’osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l’appartement de Dante-Léonard-William ! Il s’arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué au plus haut point par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l’Anglais. « Heureux homme ! fit-il à part soi, au moins celui-là s’amuse ! Pourquoi l’ai-je plaint tant de fois ? Pourquoi l’ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu’il n’aime pas, parce qu’il ne peut pas aimer ? Mais c’est l’être le plus fortuné du monde, puisqu’il ignore le tourment que je souffre ! »

Il se hasarda à passer devant la porte encore entr’ouverte. Il l’aperçut lui-même debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui lui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit et l’appela sans hésitation.

— Venez donc ! venez donc ! dit-il, voici, dans ces paniers, la meilleure raison de croire en Dieu !

— Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C’est d’un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête ?…

— Je me donne une fête, dit-il, en effet ; voulez-vous en profiter ?

— Non ! je vous remercie ; par ces temps-là, dit-il, en montrant le ciel qui s’assombrissait, vous savez que je fais un triste convive…

— Oh ! rassurez-vous ! on ne danse pas chez moi et j’ai même négligé de faire monter des rafraîchissements…

— Mais je n’ai pas le cœur à causer ; cela ne va pas ; j’aurais besoin d’être seul…

— Restez donc, je suis seul, et je n’ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.

On entendait un léger bruit de soie froissée dans la seconde pièce, qu’une portière seulement séparait de celle où ces messieurs se trouvaient.

— Vous êtes seul ? Mais… cette fête ? ces fleurs ? cela ne cache pas quelque fée ?…

— Bah ! mais non : rien qu’une fleur, encore une fleur.

Et l’Anglais soulevait la portière, en indiquant du doigt la fleur qu’il allait mêler à celles des trois corbeilles.

Gabriel poussa une exclamation.

— Chut !

C’est à peine si l’on pouvait reconnaître Carlotta dans l’apparition qui venait d’arracher au jeune homme un cri d’admiration. Elle s’avança au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n’eut pas plus l’air de reconnaître Dompierre qu’elle ne semblait s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un. Elle marchait du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu’elle avait à l’Isola Bella. On eût dit qu’elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à tout être humain qui se sent à l’abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.

— Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j’ai obtenu.

Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d’un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était d’ordre contraire précisément ; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.

Carlotta s’était aussitôt occupée des fleurs, et les avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l’endroit convenable où se nicher, elle s’était étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.

Lee s’installa à son chevalet, et prit ses crayons.

— C’est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu’elle pose ?

Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.

— Poser ? dit Lee, mais qu’entendez-vous par là ? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d’être retenu. Le geste qui vaut d’être fixé n’a pas de durée ; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l’a pour ainsi dire pressenti, qui l’attend, qui le reconnaît au moment où il s’effectue. La grande pénurie d’artistes originaux vient de ce que très peu d’hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif qui traduit un élément premier de la nature. Le noter seulement serait faire œuvre féconde, puisque c’est uniquement par de telles observations que la vitalité d’un art se maintient en un renouvellement continu. Pour moi, j’attache quelque valeur au fait d’en user à propos pour le transposer en ces sortes de symphonies plastiques…

Et il levait un regard indulgent sur les cartons empilés où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes variées de la superbe fille qui, à présent, s’étirait les bras et paraissait sur le point de s’endormir.

Et il mêlait comme à l’esquisse qu’on l’avait vu exécuter à l’Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, laquelle s’élevait à chaque instant avec une liberté complète, au delà de l’observation humaine, mais étant partie toujours du solide point d’appui de la vérité. Ses dessins étaient l’illustration naturelle de ses poèmes, et l’œil, en en parcourant les savants entrelacs, était-il sur le point d’être pris de vertige dans le labyrinthe des lianes incertaines, qu’il retombait, à intervalles mesurés, sur le dessin ferme d’un bras, d’une nuque, d’un dos, d’une gorge, stylisés à peine, de peur de perdre la chaleur et l’esprit qui animent les contours humains.

Carlotta avait fermé les paupières ; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage ; ses joues au teint doré pâlissaient légèrement, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.

— Voilà, dit Lee, le seul repos que l’on puisse exiger d’une femme sans lui faire violence et la dénaturer… Ah ! ajouta-t-il, vous vous étonnez de ce qu’une fille qui ne permet pas à un homme de lui chatouiller le menton sur le pas de sa porte, s’endorme ici, si aisément et si vite, nue comme une Ève, en face de deux messieurs ?

— Oh ! fit Gabriel, la pudeur est un peu comme ces fleurs, qui depuis vingt minutes ont déjà incliné la tête, et seront fanées dans deux heures… surtout quand l’orage s’en mêle !…

Le poète lut dans ses yeux la conviction où il était qu’il avait fait de Carlotta sa servante en faisant d’elle sa maîtresse.

— Vous n’y êtes pas ! dit-il. Le jaloux Paolo qui épousera cette fille, ou l’homme qui sera son amant ne la verront jamais dans l’état où elle est là, devant nous qui sommes des étrangers pour elle. Vous auriez de la peine à vous figurer jusqu’à quel point les instincts pudibonds sont développés chez ces pauvres gens pour qui c’est un péché grave que de laisser voir seulement son épaule. La plupart s’aiment, j’en suis certain, en conservant une entière chasteté des yeux. Si j’avais « débauché » la Carlotta — dans le sens où vous entendez ce mot, — elle ne cesserait de mêler l’idée du péché à celle du dévêtement de sa chair, et je n’aurais pu m’inspirer que des mouvements de la Vénus pudique…

— Alors, fit Gabriel, vraiment, vous n’avez pas ?…

— Que vous êtes vulgaire ! D’ailleurs, je crois que j’aurais eu toutes les peines du monde à obtenir, à ce propos-là, la moindre faveur de Carlotta, qui est « honnête » — dans le sens où vous entendez ce mot aussi, — jusqu’au scrupule, mieux que cela, comme vous allez voir, jusqu’à l’héroïsme !

— Oh ! oh !

— Je vais vous en donner la preuve. Il y a une chose qui a sur cette fille un pouvoir extraordinaire, une puissance qui lui ferait, je m’en doute, tuer père et mère ou mettre le feu à son village…

— Allons donc !…

— Le meurtre est demeuré tout à fait dépourvu du caractère d’infamie, dans la cervelle de presque tous ces Italiens qui se sont conservés à l’abri des mélanges de races… Je considère que ce que j’ai obtenu est bien plus fort que si j’avais exigé d’elle un assassinat…

— Mais par quel moyen, voyons !

— Par l’or ! La vue de l’or la bouleverse, l’hypnotise, l’enivre. Elle saute, elle crie, elle devient folle ; ou bien elle reste fanatisée, absorbée, silencieuse, dans une contemplation idolâtre devant la pièce d’or qu’on lui met dans la main. Vous verrez !… Eh bien ! avec tout l’or du monde, je n’eusse pas obtenu de faire d’elle ma maîtresse, dans le cas où la fantaisie m’en eût pris. Elle eût été certainement à la torture si je lui eusse mis ce marché-là en main ; elle eût été capable de se noyer de désespoir, mais elle n’eût pas été capable de se donner hormis en justes noces. C’est une espèce de terreur du prêtre, de l’enfer, peut-être aussi de l’opinion du village, je ne sais au juste…

Oui, continua-t-il, en lisant l’étonnement sur la figure de son ami, c’est ainsi, voilà tout. Or, moi, je voulais la voir dans toute la beauté que je soupçonnais sous ses nippes. Vous vous souvenez de la façon dont elle marchait, là-bas, sur la petite place de l’église ?… Ah ! Dieu ! C’était la première fois que je comprenais la beauté d’un corps humain en mouvement, d’un corps humain allant et venant selon la destinée pure et simple de ses membres, n’est-ce pas ? selon le désir du Créateur, eût-on dit ! Certes, la première femme qui sortit de la main de Dieu dut marcher ainsi ! Vous l’admiriez ? Oui, oui, je sais que vous l’avez admirée. C’est bien, c’est très bien… Savez-vous comment je suis parvenu à la dévêtir ?…

— À prix d’or, parbleu !

— En achetant à prix d’or, en effet, chaque pouce de sa chair ; mais en déposant, à chaque fois, entre ses mains des cautions considérables qu’elle devait garder si j’attentais à sa vertu…

— Et vous ne lui avez pas fourni l’occasion de les garder ?

— Elle n’eût pu les garder qu’une fois, n’est-ce pas ? dans le cas où je lui en eusse « fourni l’occasion ». Eh bien ! comme elle les détient toujours en prévision d’une alerte imprévue, elle trouvera bien le moyen de ne pas me les restituer… sans que la violation de la convention, de ma part, lui en donne le droit… De la sorte, elle sera en possession de la caution… sans s’être démunie de l’objet cautionné !…

— Ha ! ha ! ha ! bravo, Carlotta ! Mais, dites donc, c’est une fille très entendue !

— Non ! dit Lee, je vous assure qu’elle ne calcule point. Elle obéit seulement au plaisir qu’elle éprouve à se sentir dans la main de l’or qui est à elle. Encore ne le conserve-t-elle pas. Elle fait des dépenses inconsidérées. C’est une petite folle. Elle préfère un louis d’or plutôt que quarante francs en papier italien. Elle s’enferme dans sa chambre et joue toute seule avec ses louis ; son désespoir est d’être obligée de les changer contre du papier pour aller dans les magasins. Je lui ai dit qu’en Angleterre elle pourrait payer avec de l’or, le faire tinter sur les comptoirs. Elle m’a demandé si l’on pouvait devenir Anglaise. « Oui, lui dis-je : épousez-moi. » — « Non, dit-elle, je suis promise à Paolo ».

— Brave fille !

— Ainsi donc, en flattant sa manie, je l’ai persuadée que toutes les fois qu’elle est chez moi, elle ne doit pas me voir, elle doit se considérer comme étant chez elle, toute seule, n’ayant absolument rien à faire et gagnant tout de même beaucoup d’argent. Elle ne voit ni moi, ni aucune personne se trouvant avec moi, sans quoi notre traité est rompu. Je lui ai affirmé que je ne la voyais pas moi non plus, que je voulais seulement qu’elle fût là. Elle le croit presque et vient s’affermir de temps en temps dans cette opinion en regardant mes dessins où, effectivement, elle ne se reconnaît pas. Elle me prend pour un fou.

— Il y a de quoi ! Mettez-vous à sa place !

— Et dire qu’il faut se livrer à de pareilles machinations pour s’offrir le luxe inouï, le luxe extravagant de voir une femme naturelle ! mais, puisque telles sont les conditions de notre temps, je ne regrette pas le prix que cela me coûte. Il n’y a pas de trésor au monde, comparable à celui que je me suis offert !…

Et il continuait de regarder avec un ravissement toujours nouveau, le corps endormi de Carlotta.

— Ne craignez-vous pas que l’on ne vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille ? Vous savez que tout le monde la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller activement les langues ?…

Dompierre s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. Lee n’avait pris la peine d’abandonner un moment le domaine des idées générales, que pour lui mettre en valeur cet être particulier, qui était pour lui le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à lui faire craindre que l’opinion intervînt dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personnalité et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât ! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était la cause. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à son œuvre, si précieux pour son esprit, il restait encore dans son cœur et sa chair, l’homme vierge douloureusement stérile, et il ne faudrait pas s’étonner si on lui revoyait encore un de ces jours l’affreux masque de vieillesse prématurée que porte la créature humaine dont la grande passion n’a pas été l’amour d’une créature humaine.

Le ciel, qui s’assombrissait progressivement, passa subitement au noir d’encre, et un coup de vent d’une extrême violence bouleversa l’atmosphère inerte et pesante qui oppressait depuis l’après-midi. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand bruit et les papiers de Lee, soulevés du chevalet, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta se réveilla en disant qu’elle avait froid, et, se sentant nue, dans l’hébétement du réveil, elle poussa des cris et se sauva dans la chambre voisine. Mais avant de prendre le soin de passer seulement une chemise, elle se ravisa et reparut la main tendue. Lee y laissa tomber une pièce d’or. Elle la lança en l’air, sauta, la manqua, se précipita à la recherche de la pièce qui roulait. Ses mouvements avaient la facilité et la grâce des jeunes chats. Mais elle se vit dans la glace et s’enfuit définitivement.

Un nuage sombre et bas s’avançait avec une rapidité extraordinaire à la surface de l’eau, venant de la corne méridionale du lac de Côme. C’était une sorte de monstre parfaitement limité, soulevant les eaux à une cinquantaine de mètres devant lui, alors que le reste du lac était encore presque tranquille, sillonné seulement de quelques barques surprises par la rapidité de la bourrasque. Tout autour de Bellagio, on les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches ; elles se précipitaient à grands coups de rames ; pareilles un peu, toutes, à un vol d’oiseaux qu’un coup de fusil a fait lever. Au loin, vers les autres rives, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails qui diminuaient, s’apetissaient peu à peu, mais non pas assez vite, car on craignait que le monstre ne les prévînt et ne les balayât de sa route. En l’espace d’une minute à peine, la surface du lac fut plongée dans cette nuit épaisse, et tout disparut.

On avait eu à peine le temps de fermer les vitres. Une rafale terrible ébranla la maison ; des feuilles d’arbres, des branches passaient avec la rapidité d’un train, dans une espèce de nuée poussiéreuse et épaisse qui répandait un froid glacial. Durant plusieurs secondes, le paysage fut complètement voilé. Puis l’atmosphère reprit un peu de transparence, et l’on put voir le lac soulevé, et suivre le désordre de chaque coup de vent.

— Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards ? Les hasards ! Cette dénomination d’une chose confuse et mystérieuse ne m’a jamais frappé les oreilles sans me causer un certain frisson d’épouvante. Je suis tenté de personnifier cette force qu’on dit aveugle, en quelque divinité qui contiendrait à un suprême degré les caractères du joueur. Oui, ne serait-ce pas un dieu qui joue, et qui triche ? Il se plaît aux paris de nature paradoxale, et, comme il a la main prompte, il en use, sous cape, pour amener le jeu favorable. Il joue avec les événements humains ; de là mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Pourquoi je vous dis cela ? C’est ce nuage affreux qui m’y fait penser. Il est si noir, si laid, si brusque et si choquant par sa soudaineté, et d’apparence si impitoyable que j’y vois une assez bonne image de mon dieu Hasard. Tenez ! regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du monstre. Qui sait si ce n’est pas pour elles, ou pour l’une d’elles, qu’il a exécuté cette brusque incursion sur un lac uni comme la surface d’un miroir, où pas un souffle d’air n’avait passé depuis le matin ? Je vous dis qu’il a le goût des contrastes violents ; il joue à cent contre un ! Peut-être a-t-il fait chavirer la barque la plus heureuse, et le voilà parti à présent toucher son enjeu entre les mains de quelque formidable partenaire de son acabit et qui se moque des vies humaines comme je me moque de la mouche que j’écrase en ce moment entre le rideau et la vitre !

— Ne dites pas cela ! ne faites pas l’oiseau de mauvais augure, vous ! Ces malheureux petits canots dansent d’une façon inquiétante… Ici, ils sont tous rentrés ; mais là-bas, du côté de Cadenabbia et de Menaggio, regardez-les, il y en a à plus de cent mètres du bord. Et il y a des coups de vent terribles. Quelle secousse ils ont dû éprouver au passage du gros de la tempête ! J’en vois deux ou trois qui semblent les uns contre les autres ; est-ce que quelqu’un ne serait pas tombé à l’eau ? Les malheureux ! Mais ils ne peuvent pas tenir contre de pareilles rafales !… Est-ce que vous avez une longue-vue ?

— Non ! en bas, dans le hall, il y en a une.

Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir, augmentée par l’angoisse naturelle que répandent ces jours d’orage. M. et Mme Belvidera n’étaient-ils pas dans une de ces barques ? En admettant qu’ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, rien ne prouvait qu’ils n’eussent pas poursuivi leur promenade, ou bien qu’ils ne fussent pas déjà réembarqués pour le retour. Une espèce de suffocation avait failli lui couper le souffle à la seule représentation du danger couru par Luisa.

Il y avait au premier étage de l’hôtel, un hall vitré donnant sur le lac, comme la chambre de Dante-Léonard-William, mais sur une plus grande étendue. Les portes claquaient dans toute la maison, les domestiques couraient ; des ordres, des appels en toutes les langues étaient échangés des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres ; l’escalier et l’ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l’ouragan, portant sur leurs vêtements légers les traces de larges gouttes d’eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en petites taches roses. Le vent, au dehors, continuait sa course effrénée, tordant les arbres du jardin, y renversant les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce tohu-bohu, de ce vacarme, de ce mouvement inusité, quelques Anglaises, installées contre les vitres en face du paysage à l’aspect de déluge, avec leur boîte à couleurs et leur verre d’eau, continuaient, étrangères à toutes choses, l’aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête.

La longue-vue était aux mains de Solweg. Gabriel remarqua qu’elle la tenait exclusivement dirigée du côté de Cadenabbia. Sa figure exprimait une anxiété très visible. Il attendit qu’elle eût fini. Elle le reconnut et dit, avec une subite pointe de rose sur les joues :

— Ah ! c’est vous, monsieur, tenez !

Et elle lui tendit la lunette.

— Je vous remercie, mademoiselle, mais je ne voudrais pas vous priver…

— Oh ! monsieur, c’est affreux à voir, ces pauvres gens…

— Est-ce qu’on peut distinguer… suffisamment pour ?… dit-il sans achever une phrase qui marquait trop son inquiétude particulière, et avant de mettre l’œil à l’objectif.

— Oh ! on ne voit que confusément !… Cette longue-vue est bien mauvaise, n’est-ce pas, monsieur ?

— En effet !… mais je crois qu’il s’est passé quelque chose de fâcheux là-bas… Il y a deux barques qui semblent s’attarder à chercher… Je vois des hommes jeter les avirons comme s’ils les tendaient à quelqu’un qui fût tombé à l’eau.

— Ah ! mon Dieu !

— Non ! non ! mademoiselle, rassurez-vous ! dit-il aussitôt en s’apercevant que Solweg pâlissait, et qu’il était bien inutile d’informer cette jeune fille de l’accident dont il était témoin.

— Est-ce que ce n’est rien ? Oh ! dites ! dites ! n’est-ce pas, monsieur ?

— Non, non, mademoiselle, je me suis trompé ; les hommes ont repris les avirons et manœuvrent comme à l’ordinaire : ils se dépêchent de rentrer… Est-ce que vous avez quelqu’un des vôtres de ce côté-là ?

— Non ! non ! dit-elle vivement, mais… c’est… la petite Luisa qui ne sait pas que sa maman est allée à Cadenabbia, et elle sera étonnée si Monsieur et Madame Belvidera ne peuvent rentrer pour le dîner, ce qui est à craindre…

— En effet, car le bateau à vapeur profite aisément de ces occasions-là pour ne pas partir de Côme, et, en barque…

— Oh ! monsieur ! en barque, il n’y faut pas songer ! il paraît que c’est le passage le plus mauvais du lac, quand il y a tempête ; c’est l’endroit le plus étroit… ils feront mieux de rester là-bas.

— Il faudrait dire à la petite Luisa que sa maman vous a prévenue qu’elle ne rentrerait pas…

— Vraiment ! alors, vous croyez bien qu’elle ne rentrera pas ?

La pauvre Solweg, qui venait de témoigner elle-même cette crainte, s’effrayait des paroles qui ne faisaient que la confirmer. Elle n’avait exprimé cette pensée que dans l’espoir de la voir dissipée par la raison plus expérimentée d’un homme.

Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par son énervement, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre ? ou encore par les réflexions amères du poète au sujet des hasards ? Gabriel croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l’un des hommes du canot qui continuait, quoi qu’il en dît à Solweg, à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau agitée, dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue ; cette lunette aussi était médiocre et les verres en étaient troublés ; le verre de vitre au travers duquel on était obligé en outre de regarder, à cause de l’impossibilité d’ouvrir contre le vent, augmentait la confusion des images. Il frappait du pied, dans son impatience de voir, de distinguer un peu nettement un trait au moins. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui M. Belvidera ? C’était un fait exprès ! impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ ! Interroger la jeune fille à ce propos, c’était lui avouer le sujet actuel de son tourment et la frapper peut-être sans raison, car il se pouvait que l’angoisse l’aveuglât lui-même.

Il quitta précipitamment la lunette sans se retourner seulement du côté de Solweg. Il venait d’être saisi par une de ces idées frustes, insensées, soudaines, mais impérieuses, irrésistibles ; une de ces idées peut-être spéciales aux êtres affaiblis, et qui peuvent leur faire accomplir les actes les plus en opposition avec leur naturel, extrêmes dans les deux sens : des forfaits ou des prodiges. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Si un malheur était arrivé, il voulait être le premier à en être informé ; il préférait presque ce malheur à l’incertitude. Il fallait coûte que coûte qu’il se fît transporter à Cadenabbia. Le danger ? Il ne s’était à aucun moment senti aussi insouciant de sa sécurité. Si Luisa, par hasard, était celle à qui il avait vu tendre dans l’eau les avirons, mieux valait pour lui la rejoindre au fond de ce lac ! Si elle vivait, il lui semblait qu’il ressentirait dans la mort même, la dernière volupté qu’il lui fût possible d’éprouver désormais par elle, lorsque son corps lui serait présenté. Elle le verrait sans une émotion peut-être, sans une larme ; elle le jugerait un débris méprisable depuis l’instant qu’il avait cessé d’être son plaisir. N’était-ce pas la plus complète façon de s’abîmer devant elle ?

Il ne prit que le temps d’aller chercher dans sa chambre un chapeau de feutre ; il descendit, redonna un autre coup d’œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux ; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.

— Ohé ! ohé !…

Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.

Il s’apprêtait à détacher lui-même une barque et à se risquer seul. Il allait descendre, à l’extrémité du jardin, les marches qui conduisent à l’embarcadère de l’hôtel.

— Ohé ! ohé !… vingt francs au premier qui me détache une barque !

À ce moment il entendit quelqu’un courir derrière lui, et, se retournant, il aperçut Solweg. Elle avait la figure blanche comme sa chemisette de percale dont le pureté de neige contrastait avec le paysage sombre et souillé par l’ouragan. Le vent avait bouleversé ses cheveux et lui ébouriffait les tempes de leur jolie poussière d’or. Il crut qu’elle avait quelque chose à lui dire, car elle courait vers lui et il était seul. Elle ouvrait la bouche, en effet, pour parler ; mais il détourna aussitôt la tête vers trois bateliers qui se précipitaient à son service. Il ne fit qu’un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il prit un seul rameur et empoigna lui-même la seconde paire d’avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.

— Mauvais temps ! fit le batelier.

— Oui, oui, dépêchons-nous !

L’homme dodelina de la tête et dit :

— La demoiselle avait raison, monsieur.

— La demoiselle ? Quelle demoiselle ?…

— Dame ! quand on tient à quelqu’un !… Elle ne voulait pas laisser partir monsieur ?

Gabriel releva la tête du côté de Solweg qu’il avait oubliée. Il la vit porter son mouchoir à ses yeux et s’enfuir en courant.

Quoi ! était-il vrai que cette pauvre enfant l’aimait ? Il revit sa figure éplorée, ses cheveux blonds en désordre, sa bouche entr’ouverte pour lui dire un mot qu’il ne lui avait pas laissé le temps de prononcer.

Elle voulait lui dire : « Ne partez pas, je vous en supplie ! » Mieux valait qu’il ne l’eût pas entendu, puisqu’il aurait eu la dureté de lui montrer qu’il méprisait sa supplication.

Puis, les efforts physiques qu’il était obligé de faire lui coupèrent toute réflexion. Le vent avait de courts apaisements, mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient pas d’être tenus en haleine. Le batelier naturellement bavard se taisait, laissant de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l’imprécation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l’eau, qui le frappa, dans le temps qu’ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu’ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu’au motif pour lequel il exposait sa vie.

Ce chapeau, en tout cas, n’était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l’immense plaisir qu’il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu’elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.

— Monsieur, dit le batelier, c’est noir de monde.

Gabriel tourna la tête et retrouva l’affluence de gens qu’il avait découverts à la lorgnette.

— Il y a eu un malheur, dit l’homme en clignant de l’œil du côté du chapeau qui balançait déjà loin d’eux sa large paille élégante et ses fleurs fraîches.

Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi avec intérêt les péripéties de leur traversée.

Gabriel regarda tout autour de lui. Il n’avait qu’un but, apercevoir Luisa.

Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu’à lui.

L’un et l’autre étaient fort anxieux depuis qu’ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.

— Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? s’écria Mme Belvidera ; est-ce qu’il est arrivé quelque chose là-bas ?

— Là-bas ? fit-il.

Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d’entendre sa voix. Il souriait ; il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, lui dire seulement : « Toi ! toi ! C’est toi !… » Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s’inquiéter de ce qui se passait « là-bas », c’est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.

— Là-bas ? répétait-il, mais rien du tout, il n’y a rien !…

— Vraiment ! vraiment ! mais il dit vrai ; il a l’air heureux comme s’il arrivait d’une promenade d’agrément… Mais alors, s’il n’y a rien, qu’est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil ? Vous êtes fou !

— Ce que je viens faire ?… Mais je ne sais pas… je ne sais pas !…

— Ne plaisantez pas tout haut, dit M. Belvidera, car tous ces gens seraient furieux ; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure ; ils vous ont cru perdu ; s’ils savaient que vous n’aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu’ils seraient en droit de vous faire un accueil froid.

— Ah ! dit Gabriel, au diable ! mais je suis bien heureux de vous trouver là !

Il respirait avec enthousiasme ; il éprouvait une espèce d’ivresse après l’heure mauvaise qu’il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu ! — Venez ! vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.

Ils l’entraînèrent à l’intérieur. Une fois seuls, M. Belvidera lui mit la main sur l’épaule :

— Voyons ! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête ?… Est-ce une gageure ?

C’était lui souffler le mot. Il ne l’eût pas trouvé. Puisqu’il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu’une autre.

— Une gageure ! vous l’avez dit. C’est absurde, c’est fou : c’est peut-être criminel, tant que vous voudrez ? C’est une gageure !

M. et Mme Belvidera joignirent les mains :

— Enfant ! enfant que vous êtes !

Et, l’imagination lui revenant tout en prenant coup sur coup plusieurs petits verres de marsala, il ne vit plus de raison de s’arrêter dans le chemin de mensonge où on l’avait innocemment introduit.

— Et, dit-il, vous ne devineriez pas la personne qui a tenu cette gageure contre moi ?

Il cherchait encore, à part lui, la personne qu’il pourrait bien nommer.

— Oh ! dit Mme Belvidera, je ne vois guère que madame de Chandoyseau qui soit assez…

— Chut ! fit-il, il suffit, madame ; vous avez trouvé !… Mais, je vous en prie, ne lui infligez aucun blâme : elle a pris la chose en riant et je suis le seul coupable.

Un mouvement se produisit dans la salle où ils étaient et l’on aperçut, au milieu de plusieurs personnes qui le soutenaient, un jeune homme affreusement pâle, les vêtements désordonnés et mouillés, les cheveux trempés. On le poussait comme malgré lui, on l’emmenait.

— Ah ! dit Mme Belvidera que Gabriel interrogeait des yeux, c’est abominable ! Il vient de perdre sa jeune femme, une petite princesse hongroise ; c’étaient de nouveaux mariés, arrivés ici ce matin. Elle a été enlevée de la barque par le premier coup de vent : elle riait, paraît-il, en se mirant dans l’eau calme… Cet ouragan est arrivé tout d’un coup, comme une bête lancée au galop.

— Vraiment ! dit Gabriel. Puis il revit le chapeau de paille avec des fleurs, sur l’eau ; c’était donc celui de la petite princesse hongroise ; il pensa à la joie qu’il avait eue à reconnaître que ce n’était pas celui de Luisa. Le plaisir de la savoir saine et sauve, le faisait sourire malgré lui.

— Ah ! dit Mme Belvidera, tout cela ne vous fait rien, à vous ! Tenez ! vous ne ferez jamais qu’un vilain égoïste !