Le Petit Lord/7

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 55-62).


VII


Enfin tous les préparatifs de départ prirent fin, et l’heure arriva où la voiture qui devait mener les voyageurs au bateau s’arrêta devant la porte. Alors un singulier sentiment d’isolement enveloppa le petit garçon. Sa maman s’était enfermée quelques instants dans sa chambre. Quand elle en sortit, ses yeux étaient brillants et humides, et sa bouche tremblait. Cédric alla à elle ; elle se pencha vers lui : il lui jeta les bras autour du cou, et ils échangèrent des baisers. Il savait bien que quelque chose les rendait tristes tous les deux, quoiqu’il ne pût pas dire ce que c’était ; mais il murmura tendrement à l’oreille de sa mère :

« Nous aimions bien tous deux cette petite maison, Chérie, nous l’aimions bien ; nous l’aimerons toujours, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, mon amour, répondit-elle en embrassant Cédric ; oui, mon amour. »

Ils montèrent alors dans la voiture. Le petit lord s’assit tout près de sa mère, jeta un dernier regard sur la maison, puis il s’enfonça au fond de la banquette et demeura silencieux.

Quelques instants après, ils étaient sur le pont du steamer, au milieu du bruit et de la confusion. Des omnibus, des voitures de toutes sortes, amenaient des passagers, qui faisaient décharger leurs bagages. Les commissionnaires s’empressaient de les enlever et de les porter sur le bateau ; d’autres voyageurs se hâtaient d’accourir, pressés par l’heure et agités de la crainte d’arriver trop tard ; les marins déroulaient des cordages ; les officiers donnaient des ordres ; des messieurs et des dames, des enfants avec leur bonne, qui étaient venus dire adieu à des amis en partance, allaient et venaient sur le pont ; quelques-uns riaient et babillaient gaiement ; d’autres, et c’était le plus grand nombre, tristes et silencieux, essuyaient leurs yeux avec leur mouchoir. Cédric trouvait tout cela intéressant. Il regardait les piles de cordes enroulées, les voiles repliées, les mâts qui touchaient presque le ciel bleu, et il commençait à faire des plans pour causer avec les marins quand on serait en mer, et pour les interroger au sujet des pirates.

Tout en formant ce projet, il suivait des yeux les derniers préparatifs du départ, penché sur le parapet du pont. Il s’amusait beaucoup de ce tumulte inaccoutumé, des cris des marins et des commissionnaires, lorsqu’il remarqua qu’un léger mouvement se produisait dans un groupe à quelques pas. Quelqu’un cherchait à se frayer passage pour arriver jusqu’à lui. C’était un garçon de quatorze ou quinze ans, qui tenait à la main quelque chose de rouge. Cédric eut bientôt reconnu Dick. Celui-ci s’élança presque hors d’haleine vers le petit lord, aussitôt qu’il l’eut aperçu.


« Je voulais vous donner ceci. »
« Je voulais vous donner ceci. »



« J’ai couru tout le temps, dit-il, pour vous voir encore une fois. Je voulais vous donner ceci, que j’ai acheté avec ce que j’ai gagné hier, continua-t-il en montrant l’objet qu’il avait à la main. Vous le porterez quand vous serez là-bas, sur la mer. J’ai perdu le papier qui l’enveloppait pendant que je m’efforçais de passer entre ces gens là-bas. Qu’est-ce qu’ils avaient besoin de m’empêcher d’avancer ? C’est un mouchoir. »

Le steamer.
Le steamer.

Dick débita ce discours tout d’une haleine. Une cloche sonna ; il fit un saut en arrière et disparut parmi la foule des passagers avant que Cédric eût eu le temps de placer un mot.

Un instant après, l’enfant l’aperçut au milieu du flot des visiteurs qui étaient venus dire un dernier adieu à leurs amis, et qui se dirigeaient vers la passerelle réunissant le bâtiment au quai, car la cloche venait de donner le signal du départ :

« Adieu ! s’écria encore Dick tout haletant, adieu ! Portez-le quand vous serez sur la mer ! »

En parlant ainsi, il s’élança sur la passerelle, et sauta sur le quai en agitant son chapeau.

Cédric avait déplié le mouchoir, qu’il regardait avec admiration. Il était de soie rouge, et orné de fers à cheval imprimés en couleur plus foncée.

Le tumulte et la confusion étaient à leur comble ; ceux qui étaient sur les quais criaient au revoir à leurs amis qui allaient partir, et ceux-ci leur répondaient non moins bruyamment.

« Au revoir ! au revoir ! entendait-on de tous côtés. Ne nous oubliez pas ; écrivez-nous à Liverpool. Adieu, adieu ! »

Le petit lord se pencha sur le garde-fou, et faisant flotter le mouchoir de soie rouge :

« Au revoir, Dick, cria-t-il, au revoir ! Je vous remercie, Dick ! je vous remercie ! »

Le gros steamer commence à se mouvoir ; les passagers et leurs amis continuent à pousser des acclamations, et la mère de Cédric tire son voile sur ses yeux. Cela lui fait de la peine de quitter sa patrie pour aller habiter un pays qu’elle ne connaît pas. Tous les passagers se penchent sur la balustrade pour envoyer un dernier adieu à leurs amis. Pour Dick, il ne voit que la gentille petite figure de Cédric et ses cheveux dorés et brillants soulevés par la brise. Il n’entend rien que la douce et affectueuse voix d’enfant qui répète : « Au revoir, Dick ! » tandis que le petit lord Fautleroy quitte lentement le lieu de sa naissance pour se diriger vers la terre inconnue de ses ancêtres, que son père a quittée presque en banni.