Le Petit Lord/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 63-70).


VIII


Ce fut pendant le voyage que la mère de Cédric lui apprit qu’ils ne devaient pas vivre tous deux dans la même maison. L’enfant eut d’abord quelque peine à le comprendre ; mais quand il en fut bien convaincu, son chagrin fut si grand que M. Havisam reconnut combien le comte avait été bien inspiré en faisant des arrangements pour que Mme Errol pût vivre près de son fils et le voir souvent. Il était visible qu’il n’eût pas supporté une séparation plus complète ; mais sa mère s’y prit avec tant de tendresse et de douceur qu’au bout de quelque temps l’impression de profonde tristesse qu’il avait reçue d’abord se dissipa.

« La maison que je dois habiter est tout près du château, ne cessait-elle de répéter, chaque fois que le sujet revenait sur le tapis ; à une très petite distance de celle que tu habiteras toi-même ; tu pourras venir me voir tous les jours, et nous serons si heureux pendant ces moments-là ! Tu auras tant de choses à me raconter ! Le château de Dorincourt est très beau ; ton papa m’en a parlé bien souvent. Il l’aimait beaucoup, et tu l’aimeras de même.

— Je l’aimerais encore bien mieux si vous étiez avec moi, » dit Sa petite Seigneurie, pendant qu’un soupir s’échappait de son pauvre cœur oppressé.

Il ne pouvait que se sentir fort troublé par un si bizarre état de choses qui mettait sa « Chérie » dans une maison et lui dans une autre.

Le fait est que Mme Errol n’avait pas jugé à propos de lui dire pourquoi ces arrangements avaient été pris.

« J’aimerais mieux qu’il n’en sût rien, dit-elle à M. Havisam, il ne le comprendrait pas ; il en serait seulement choqué et peiné, et je suis sûr que ses sentiments pour son grand-père seront plus affectueux s’il ne sait pas que le comte me déteste si profondément. Il n’a jamais connu la haine ou même la dureté, ni par lui-même ni par les autres, et ce serait un coup bien rude pour lui d’apprendre que quelqu’un peut me haïr. Il a un petit cœur si tendre et il m’aime tant ! Il vaut mieux pour le comte qu’on ne lui parle pas de cela avant qu’il soit plus âgé. Quoique Cédric ne soit qu’un enfant, la connaissance des sentiments que me porte son grand-père mettrait une barrière entre son petit-fils et lui. »

Ainsi l’enfant sut seulement que quelques mystérieuses raisons nécessitaient cette séparation ; qu’il était encore trop jeune pour les comprendre et qu’on les lui expliquerait un peu plus tard. Mais ce n’étaient pas les raisons de cette détermination qui le touchaient ; c’était la détermination elle-même ; néanmoins, après beaucoup de causeries avec sa mère, où celle-ci s’efforça de le conforter en plaçant devant lui le côté agréable de la perspective, l’autre s’affaiblit peu à peu. Cependant M. Havisam le surprit plus d’une fois, assis dans une attitude pensive, regardant gravement la mer, et plus d’une fois aussi il entendit un profond soupir s’échapper de ses lèvres enfantines.

« Je n’aime pas cet arrangement, dit-il au messager du comte, un jour qu’il causait sérieusement avec lui sur le sujet qui lui tenait si fort au cœur ; oh ! non, je ne l’aime pas du tout ; mais il y a comme cela beaucoup d’ennuis et de chagrins dans ce monde qu’il faut savoir supporter. Mary le disait ; M. Hobbes aussi, et Chérie désire que j’aille vivre avec mon grand-papa, parce que, voyez-vous, tous ses enfants sont morts et qu’il est très triste. Cela rend un homme bien malheureux quand il a perdu tous ses enfants ; aussi j’irai avec lui. »

Une des choses qui charmaient toujours les gens qui étaient en relation avec Sa petite Seigneurie, c’est le sage petit air qu’elle prenait quand elle se livrait à la conversation. Combiné avec des remarques au-dessus de son âge et avec l’expression d’innocence peinte sur sa ronde petite figure, cet air était irrésistible. Quand le beau petit garçon au teint rosé et aux boucles ondoyantes s’asseyait gravement, et, frottant ses mains potelées, se mettait à converser sérieusement, c’était une joie pour ceux qui l’écoutaient. Peu à peu, M. Havisam lui-même en était arrivé à prendre beaucoup de plaisir et d’amusement dans sa société.

« Et alors, vous allez tâcher d’aimer le comte ? dit-il, en réponse au propos que nous avons rapporté.

— Bien sûr, dit Sa Seigneurie. C’est mon grand-père, et naturellement on doit aimer son grand-père. De plus, il a été très bon pour moi. Quand une personne fait tant de choses pour vous, et vous donne tout ce que vous désirez, vous ne pouvez pas faire autrement que de l’aimer, même quand elle ne vous est pas parente ; mais quand elle agit avec tant de bonté, et que de plus elle vous est parente, vous l’aimez encore davantage.

— Croyez-vous que lui-même vous aimera ? demanda M. Havisam.

— Sans doute, puisque je suis son petit-fils. Un grand-père aime toujours ses petits-enfants ; et, d’ailleurs, s’il ne m’aimait pas, il ne vous aurait pas dit de me donner tout ce que je désire de sa part, et surtout il ne vous aurait pas envoyé me chercher pour vivre avec lui. »

Quand les passagers, qui avaient d’abord été malades du mal de mer et obligés de garder leur cabine, commencèrent à venir s’établir sur le pont pour passer la journée, ils s’intéressèrent vivement au petit lord, dont l’histoire romanesque n’avait pas tardé à être connue. Chacun le suivait des yeux, soit qu’il courût sur le pont avec les autres enfants, soit qu’il se promenât tranquillement avec sa mère ou M. Havisam, soit qu’il écoutât les histoires des matelots. Il s’était fait des amis partout. Quand les messieurs parcouraient le pont d’un bout à l’autre en causant et qu’ils l’invitaient à se joindre à eux, Cédric, allongeant son petit pas, frappait le plancher du pied d’un air crâne, et répondait gaiement aux remarques et aux plaisanteries qu’on lui adressait. Les dames l’appelaient souvent, et on entendait toujours des éclats de rire s’échapper des groupes dont il était le centre. Les enfants ne s’amusaient jamais autant que quand il était de leurs parties. Mais c’était parmi les marins qu’il avait les plus chauds amis.


Un vieux matelot nommé Jerry…
Un vieux matelot nommé Jerry…

Ils lui contaient leurs miraculeuses histoires de pirates, de naufrages, d’îles désertes ; lui taillaient de petits bateaux dans du bois, lui apprenaient les termes nautiques, si bien qu’à leur exemple, Cédric émaillait ses discours de « bâbords », de « tribords », de « grelin », de « misaine », etc.

Un vieux matelot nommé Jerry était son préféré. À en juger d’après ses récits, Jerry avait fait deux ou trois mille voyages et avait invariablement fait naufrage chaque fois, dans une île peuplée de cannibales « altérés de sang » ; il avait même été rôti et mangé, en partie du moins, à plusieurs reprises, et scalpé une douzaine de fois.

Scalper quelqu’un, c’est lui enlever la peau du crâne avec la chevelure. C’est ainsi que les sauvages en usent avec leurs prisonniers, et vous devez penser que peu de personnes résistent à une pareille opération.

« C’est sans doute pour cela qu’il est chauve, disait Cédric, en racontant à sa mère les catastrophes dont son ami le marin avait été victime. Quand on a été scalpé plusieurs fois, les cheveux ne peuvent plus repousser. Ceux de Jerry ne sont jamais revenus depuis le jour où le Serpent de feu, le roi des Ac… Accomanches, lui enleva sa chevelure, à l’aide du couteau fait avec le crâne du Loup féroce, un autre chef de ce pays-là. Il dit que ce sont les moments les plus durs qu’il ait jamais eu à passer, et je le crois. Il eut si peur quand le roi brandit son grand sabre, que ses cheveux se dressèrent tout droit sur sa tête, absolument comme les crins d’une brosse. C’est étonnant toutes les aventures que Jerry a eues ! J’aimerais pouvoir en parler avec M. Hobbes ; elles l’intéresseraient beaucoup. Pour ma part, j’ai tort bien sûr, mais si ce n’était pas Jerry qui me raconte toutes ces choses, j’aurais envie quelquefois de croire qu’elles ne sont pas tout à fait vraies ; mais, puisque c’est à Jerry qu’elles sont arrivées, à lui-même !… Pourtant, il doit se faire quelquefois qu’il se trompe ou qu’il oublie quelque chose ; ce qui n’est pas étonnant : car il a été scalpé bien souvent, et être scalpé souvent peut faire perdre un peu la mémoire. »