Le Petit Lord/9

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 71-78).


IX


Onze jours après avoir dit adieu à son ami Dick, Cédric atteignit Liverpool, et, dans la soirée suivante, le carrosse dans lequel il avait pris place avec sa mère et M. Havisam, en quittant la station du chemin de fer, s’arrêta à la porte de la Loge. On ne pouvait pas voir grand’chose de la maison dans l’obscurité. Cédric reconnut seulement que la voiture tournait sous de grands arbres ; et quand elle eut roulé pendant quelques minutes, il aperçut une porte ouverte, d’où s’échappait un torrent de lumière.

Il sauta à terre et vit deux ou trois domestiques qui attendaient dans le grand vestibule. Parmi eux était Mary, qui accompagnait ses maîtres en Angleterre et qui les avait devancés de quelques heures à la Loge.

Lord Fautleroy lui sauta gaiement au cou.

« Vous voilà, Mary ! s’écria-t-il. Chérie, voilà Mary ! et il embrassa la vieille servante sur les deux joues.

— Je suis heureuse de vous voir, Mary ! dit Mme Errol à demi-voix ; cela me fait du bien. Au moins c’est quelqu’un qui ne m’est pas étranger ! »

Et elle tendit sa petite main à la fidèle créature, qui la pressa doucement et d’une manière encourageante. Elle comprenait combien tout ce qui l’entourait devait sembler « étranger » à la pauvre jeune femme, qui venait de quitter le pays où elle était née et que son enfant lui-même allait quitter.

Les servantes regardèrent avec curiosité le petit garçon et sa mère. Tous deux avaient été le sujet des conversations depuis qu’il était question de leur arrivée. On savait quelle affreuse colère le mariage du fils cadet du comte avait autrefois excitée chez son père ; on savait les déboires que lui avaient causés ses autres fils, aussi bien que la raison pour laquelle Mme Errol devait vivre à la Loge et le petit lord au château. On connaissait aussi la dureté de son grand-père, dont la goutte augmentait encore l’humeur acariâtre.

« Il n’aura guère de bon temps, le pauvre petit ! » disaient les domestiques entre elles.

Il retira lui-même son pardessus, comme un petit garçon qui n’est pas habitué à se faire servir, et se mit à regarder autour de lui et à examiner le large vestibule, ainsi que les peintures et les bois de cerf qui l’ornaient. Ces choses lui semblaient d’autant plus curieuses que, jusque-là, il n’en avait vu que dans les musées et les établissements publics.

« Chérie, dit-il enfin, cette maison est très jolie, et je suis heureux de penser que vous allez y vivre ; elle est très jolie, très grande. »

Elle était très grande en effet, surtout comparée à celle que Cédric avait habitée jusque-là. Mary les conduisit à une belle chambre à coucher, tendue de perse, dans la cheminée de


Il reposait dans une gracieuse attitude.
Il reposait dans une gracieuse attitude.



laquelle brillait un bon feu. Devant le foyer, un bel angora blanc dormait, pelotonné sur le tapis, et semblait le frère jumeau de celui que Cédric, à son grand regret, avait été forcé de laisser à New-York.

« C’est la femme de charge du château, une excellente dame, expliqua Mary, qui a fait tous les préparatifs pour recevoir madame et qui a apporté cette belle chatte, pensant qu’elle amuserait Sa Seigneurie quand elle viendrait vous voir. Elle a connu le capitaine, et, pendant les quelques minutes seulement que je suis restée avec elle, j’ai vu combien elle l’aimait. Oui, elle a connu le capitaine quand il était enfant. C’était un très beau garçon, dit-elle, et plus tard un beau jeune homme, qui avait toujours un mot aimable pour chacun, grand ou petit. Alors je lui ai dit à mon tour : « Il a laissé un petit garçon qui lui ressemble ; je n’ai jamais vu un petit garçon plus beau et plus aimable. »

Quand Mme Errol et Cédric eurent enlevé leurs habits de voyage, ils descendirent au salon, vaste pièce voûtée, garnie de meubles sculptés du plus grand style. Une peau de tigre s’étendait devant le foyer. Le chat, qui avait suivi Cédric, comme s’il reconnaissait déjà qu’il avait trouvé un ami, s’y installa, et le petit lord s’étendit à côté pour faire plus ample connaissance avec lui, sans prêter attention à ce que disaient sa mère et M. Havisam.

Du reste, ils parlaient à demi-voix. Mme Errol était pâle et agitée.

« Il n’a pas besoin d’y aller ce soir, disait-elle. Ne sera-t-il pas temps demain ? Ne peut-il encore rester avec moi cette nuit ?

— Oui, il le peut, répliqua M. Havisam du même ton. J’irai moi-même au château sitôt après dîner, et j’informerai le comte de notre arrivée. »

Mme Errol contempla Cédric.

Il reposait dans une gracieuse attitude sur la peau rayée de noir et de jaune. Le feu jetait ses lueurs sur son teint éclatant, sur ses yeux brillants et sur les boucles d’or de sa chevelure. L’angora ronronnait de satisfaction en sentant la douce main de l’enfant passer sur sa fourrure soyeuse.

Mme Errol sourit faiblement.

« Le comte ne sait guère ce qu’il m’enlève, » dit-elle d’une voix douce et triste.

Puis s’adressant directement à l’homme d’affaires :

« Voudrez-vous dire à Sa Seigneurie, reprit-elle après un instant d’hésitation, que je préfère ne pas toucher d’argent ?

— Quel argent ? dit M. Havisam. Vous ne voulez pas parler de la rente que le comte se propose de vous payer ?

— Si, répondit-elle simplement. Je désire qu’il n’en fasse rien. Je suis obligée d’accepter la maison, puisque autrement il me serait impossible de vivre près de mon enfant, et je le remercie de me l’offrir ; mais je ne veux pas accepter autre chose. Mes revenus sont suffisants pour me faire vivre selon mes goûts, qui ont toujours été simples, et je n’ai pas besoin d’autre chose. Il me semble qu’en recevant l’argent qu’il m’a proposé, ce serait lui vendre mon fils. Si je le lui donne, c’est que je l’aime, ce cher enfant, au point de m’oublier pour lui et parce que je crois que son père aurait souhaité qu’il en fût ainsi. »

M. Havisam frotta son menton :

« C’est très étrange, dit-il. Je crains que cela ne le fâche ; il ne comprendra pas.

— Je pense qu’il le comprendra quand il y aura réfléchi, dit doucement la jeune femme. Je n’ai aucun besoin de cet argent. Comment accepterais-je ce dont je puis me passer de la part d’un homme qui me hait au point de me prendre mon enfant, l’enfant de son fils ! »

M. Havisam demeura pensif pendant quelques instants, le menton dans sa main, comme il faisait quand une question le préoccupait vivement.

« Je délivrerai votre message, dit-il enfin ; seulement j’ai peur, ainsi que je viens de vous le dire, que cette détermination n’offense le comte ; il est si… si absolu dans ce qu’il a décidé ! il souffre si peu la contradiction !

— Il ne peut me contraindre à recevoir une part de ses bienfaits plus grande que celle que je crois de ma dignité d’accepter, dit Mme Errol du même ton doux et tranquille.

— Je délivrerai votre message, » répéta M. Havisam. Et il quitta la mère et le fils de plus en plus captivé par les sentiments qu’ils lui avaient inspirés tous deux, laissant les pauvres créatures jouir du bonheur de passer encore une nuit ensemble.