Le Peuple du Pôle/Épilogue

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Société du Mercure de France (p. 233).

ÉPILOGUE

C’est le 25 novembre dernier que j’eus complètement fini de classer et de recopier la liasse de papiers que m’avait confiée M. Louis Valenton. Il faut dire que je ne m’étais pas borné à cela et que tout en poursuivant mon travail d’éditeur, je m’étais livré à une enquête indispensable. Je crois bon de le répéter ici : pour rien au monde je n’aurais voulu devenir le complice conscient ou non d’une plaisanterie, si grandiose fût-elle, et, plus encore, il m’aurait déplu dans ce cas que le nom de mon illustre ami L. Valenton fût mêlé à l’affaire.

En procédant logiquement, le premier point était de savoir si les héros de la tragique aventure dont je venais de feuilleter la relation n’avaient

pas été imaginés de toutes pièces. Il me suffit, pour me persuader du contraire, de me rendre à l’adresse indiquée par l’un d’eux au chapitre iv. J’y fus reçu par une concierge digne et ventrue qui consentit à me donner tous les renseignements que j’attendais, non toutefois sans manifester d’abord quelque gêne ou quelque méfiance : elle avait cru, — et l’on verra tout à l’heure pour quelles raisons, — que j’étais de la police…

Elle m’apprit que MM. de Vénasque et Ceintras avaient été ses locataires du mois de janvier au mois de juillet 1905, que c’étaient des gens très riches, très comme il faut, qui menaient une vie rangée et qui réglaient leurs termes… fallait voir ça !…

— Pensez donc, monsieur, dit la bonne femme, avant de s’en aller ils m’ont payé un an de loyer d’avance et m’ont laissé cent francs pour moi, par-dessus le marché. Voyez-vous, — ajouta-t-elle en baissant la voix, — les sociétés d’anarchistes leur fournissaient des quantités d’or que c’était à vous éblouir les yeux.

— Les sociétés d’anarchistes ? questionnai-je absolument interloqué.

— Dame, oui ! ils ne m’avaient rien dit, bien sûr ! Mais j’ai l’oreille fine… et ils parlaient tout le temps de machines qu’ils construisaient, de

machines à explosions, de moteurs à explosions, même ! Et, quand leur machine a été finie, ils ont filé droit en Russie, pour faire sauter le Tsar, sans doute… Que voulez-vous, Monsieur ? à chacun ses idées ; mais, c’est égal ! je ne trouve pas que cela soye des choses à faire !

J’avais compris. Suffisamment renseigné et jugeant inutile, d’autre part, d’apprendre à la concierge que les inventions de ses deux locataires n’avaient jamais été dangereuses que pour eux-mêmes, je pris congé d’elle après lui avoir permis par pure politesse, de s’apitoyer quelques instants encore sur le sort de ces pauvres garçons — que, maintenant, à coup sûr, on avait pincés, pendus ou enfermés pour le reste de leurs jours dans un cachot, au fond de la Silvérie. — C’était, je pense, « Sibérie » qu’il fallait entendre, mais cela ne me parut pas autrement important à élucider.

Du côté du capitaine Hammersen, il n’y avait plus aucun renseignement à espérer, puisque le Tjörn, comme je le sus, — informations prises, — s’était perdu corps et biens, en vue du cap Haugsen, durant une de ces terribles tempêtes de novembre 1905 qui causèrent tant de naufrages sur les côtes de la Norvège. En revanche, il me fut facile de parvenir à M. H. Dupont, chef de l’équipe employée à Kabarova, qui détenait l’autre copie du document et qui se trouvait être mon voisin à Paris.

C’était uniquement sur ce qu’il m’apprendrait que je devais désormais compter pour établir mon jugement définitif. Désireux de bien connaître la mentalité et le caractère de Dupont, afin de l’interroger ensuite dans les meilleures conditions possibles, j’évitai de lui dévoiler tout de suite les raisons pour lesquelles j’entrais en relations avec lui et je trouvai un prétexte quelconque.

Il approuva lui-même cette tactique, lorsque j’estimai pouvoir le mettre au courant.

Ce jeune homme — Dupont est sorti de l’École Centrale il y a deux ans à peine — possède, en plus de connaissances spéciales approfondies, une intelligence nette et judicieuse, une extraordinaire lucidité d’esprit. Il ne prendra pas ces quelques lignes pour des flatteries, se rappelant que je ne me suis décidé à lui reconnaître de telles qualités qu’après lui avoir fait subir, sans qu’il s’en aperçût, un examen véritable.

Il n’y avait pas de doute possible. Tout ce que Jean-Louis de Vénasque avait raconté du séjour à Kabarova était parfaitement exact, tout, jusqu’à l’histoire burlesque de la bénédiction de l’aéronat par les moines. Cet aéronat, soit dit en passant, est de l’avis de Dupont une merveille de mécanique, et il se félicite que tout le profit de l’invention ne soit pas définitivement perdu ; il avait en effet, la veille de l’embarquement, obtenu de Ceintras l’autorisation de relever un plan et il me le montra ainsi que quelques photographies du dirigeable prises à l’insu des deux aéronautes.

En revanche, ce qu’il me dit du caractère de ceux-ci bouleversa de fond en comble toutes mes idées. Comme il arrivera sans doute à la plupart de ceux qui liront la relation de J.-L. de Vénasque, je m’étais accoutumé à considérer celui-ci, — uniquement, il faut bien l’avouer, sur la foi de son jugement personnel, — comme un homme plutôt sympathique ; au contraire Ceintras me semblait un être odieux, et il m’avait été absolument nécessaire de le voir par la suite devenir fou pour lui trouver quelque excuse eu moi-même.

J’appris par Dupont que j’avais tort. Ceintras était, certes, d’humeur assez revêche et d’apparence peu commode, mais pourvu que le travail marchât, il se montrait enchanté de ses aides et cherchait même parfois des mots aimables pour le leur dire ; il paraissait avoir de sa valeur, indiscutable du reste, une idée assez haute, mais ne manifesta jamais cette vanité et ce ridicule amour de la réclame que son compagnon ne se lasse pas de lui prêter. Et si Dupont avait su dès cette époque que l’un des deux n’allait pas tarder à devenir fou, il aurait cru pouvoir prédire avec une quasi certitude que ce sort était réservé à de Vénasque. Un jour il réunit chez lui en ma présence la plupart des hommes qui avaient travaillé sous ses ordres à Kabarova ; tous partagèrent son avis.

L’aspect seul de de Vénasque ne plaidait guère en sa faveur. Là non plus, la réalité ne correspondait en rien à ce que j’avais imaginé. Je ne sais trop pourquoi, — sans doute à cause de ce qu’il racontait de son enfance et de son adolescence, — je le voyais assez bien sous les traits d’un rêveur romantique égaré en notre temps, d’un Byron moderne qui s’était lancé dans une héroïque et folle aventure par mépris de l’existence banale, par révolte ou par ennui. Naturellement je lui avais fabriqué un visage noble, beau et en tous points digne de cette âme… Sur ce point encore il fallut déchanter.

— Imaginez, me dit un jour Dupont, des jambes en manches de balai, un buste ridiculement étroit, des vêtements jaunâtres, toujours de moitié trop larges et, plantée un peu de travers au sommet de cela, une petite tête ridée, aussi jaune que le costume favori de son propriétaire… Des cheveux de couleur sale, pâle, indéfinissable, parcimonieusement disséminés autour d’un crâne pointu, de menus yeux vifs et fuyants qui ne vous regardaient jamais en face, un nez qui ressemblait à un bec, et une bouche tordue d’où sortaient sans répit des piaulements, des susurrements, des sifflements étranges : tous bruits qui étaient la plupart du temps, comme on pouvait s’en rendre compte avec un peu d’attention et d’habitude, des invectives, des critiques, tout au moins des réflexions désobligeantes à l’adresse de M. Ceintras ou à la mienne. Voilà, cher monsieur, ce qu’était à peu près de Vénasque. Comment voulez-vous que le peuple du Pôle n’ait pas, en le voyant, conçu quelque méfiance et quelque appréhension ?

Naturellement, à partir du moment où le Tjörn, quittant Kabarova, se fut enfoncé dans les brumes de l’Océan Arctique, Dupont ne peut pas être plus affirmatif que moi. Mais, que le ballon ait pris son vol vers le Pôle, cela ne saurait faire doute un instant.

Les deux aéronautes, qui étaient souvent en désaccord, s’entendaient admirablement sur un point : celui de mener à bien leur audacieuse en treprise ; Ceintras, durant la période des essais, ne chercha des raisons de retarder le départ que dans l’intention évidente de taquiner son compagnon et de lui faire payer tant bien que mal le déplaisir d’avoir à le subir sans répit. Si de Vénasque prit jamais au sérieux ces reculs et ces hésitations, c’est qu’il y trouvait un excellent prétexte pour taxer Ceintras de pusillanimité.

En ce qui concerne l’existence d’un monde prodigieux et inattendu à peine distant de quelques centaines de lieues des dernières habitations humaines, Dupont partage toutes mes opinions : le récit que fait Vénasque de ses aventures est trop rigoureusement possible pour avoir été inventé de toutes pièces, quand on pense surtout que le narrateur ne possédait qu’une piètre culture scientifique ; si quelque inexactitude existe, ce ne sera probablement pas dans les descriptions des êtres et des choses qu’on aura par la suite à la relever, mais dans les explications qu’il donne de ce qu’il a vu ou dans les conclusions qu’il en tire. Il nous semble évident, à Dupont et à moi, que ce qu’il y a en stricte logique de mieux à faire, c’est de considérer, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire comme vraie.

Une règle que personne ne songe plus à discuter aujourd’hui, après tant de surprenantes et déconcertantes découvertes, c’est que, lorsqu’on se trouve en face de choses possibles, si extraordinaires qu’elles puissent paraître de prime abord, il vaut mieux les accepter avec prudence que les rejeter de parti pris : ce sont des cas où les plus sceptiques risquent fort d’être les moins malins.

— La science, dit souvent M. L. Valenton, n’a jamais été plus vivante et féconde que depuis qu’elle ne dédaigne plus les inductions hardies, qui, délaissant le domaine du réel pour celui du possible, ressemblent parfois à des rêves. Je ne ferai jamais grand cas d’un savant qui ne serait pas doublé d’un rêveur ; il pourra accomplir des œuvres de compilation ou de classement qui auront leur utilité, mais on ne lui sera jamais redevable du moindre progrès.

C’en est assez pour laisser prévoir que M. Louis Valenton est tout autant que moi persuadé de l’existence du peuple du Pôle. — Le squelette de son anthroposaure se trouve maintenant au milieu de son cabinet de travail. Nous nous surprenions souvent à le regarder lorsque, transcrivant le manuscrit de de Vénasque, je venais chaque dimanche faire part à mon illustre ami de la besogne abattue durant la semaine, Si convaincus que nous fussions l’un et l’autre de la sincérité de ce que nous lisions, nous avions peine, par instants, à ne pas nous croire les jouets d’un songe ; mais en face de nous, contre la fenêtre et le ciel, l’étrange animal se dressait comme une preuve.

Quand ma tâche fut complètement terminée, M. L. Valenton résolut de réunir chez lui un certain nombre de sommités scientifiques ou autres. C’était un programme sensationnel que celui de la fête qu’il allait leur offrir. Grâce à une étonnante coïncidence, il pouvait coup sur coup apprendre à ses hôtes que l’intelligence et la raison avaient existé et existaient encore aujourd’hui sur la terre en dehors de l’homme… Il établit avec un soin minutieux la liste de ses invités. Il tenait à ce que les professions et les tendances les plus diverses fussent représentées à cette mémorable séance. Cela ne manquerait pas de faire naître des discussions passionnées qui seraient profitables à tout le monde. En outre, de Dupont et de moi, il avait jusque-là exigé une absolue discrétion, et, maître du plus merveilleux secret qu’il avait été donné à un homme de connaître jusqu’à cette heure, il pensait éprouver un plaisir rare et raffiné en observant les attitudes intellectuelles et morales que provoqueraient de pareilles révélations chez des personnalités de caractères et d’esprits très différents.

Pour peu qu’elle soit animée, la conversation, même entre savants, se déroule toujours avec un certain manque de logique et de méthode. On s’attarde à des points secondaires, des parenthèses ouvertes par hasard prennent une importance imprévue, on néglige parfois le fait capital pour envisager des conséquences lointaines… Ce fut ce qui eut lieu chez M. L. Valenton. La plupart des assistants, le premier moment de stupeur passé, se hâtèrent d’admettre en principe que le récit de de Vénasque était authentique et exact pour se lancer dans des considérations sur ce qui allait se passer à présent, sur la nécessité d’une nouvelle expédition, sur le sort qu’avaient subi en fin de compte les explorateurs, sur les avantages que pourrait trouver l’humanité à s’allier avec le peuple polaire, — ou à l’asservir, ou à l’anéantir… — Je crois inutile de rapporter ici tout cela. Ce qui entre mieux dans le plan que je me propose, c’est d’exposer les deux principales objections qui furent élevés contre l’authenticité et l’exactitude de la relation transcrite par mes soins, quitte à les discuter ensuite.

En premier lieu, quelqu’un s’étonna du peu de temps qu’avait mis le bidon d’essence à venir du Pôle au rivage de l’Ialmal. Mais le géographe Girardon se chargea de rappeler que, — d’après le récit de de Vénasque, — le fleuve du Pôle devient très rapide au moment de s’engouffrer sous la banquise et que, de l’autre côlé de la banquise, dans l’Océan Arctique, précisément sur le même degré de longitude que l’Ialmal, des explorateurs comme Allart et Müller ont constaté la présence de courants filant du nord au sud avec une vitesse de six milles et plus à l’heure. Il est, dès lors, presque démontré qu’un corps flottant peut parfaitement accomplir le trajet total en moins de quatre et même de trois mois.

Quant à la seconde objection, de beaucoup la plus intéressante, elle ne fut pas présentée par son auteur d’une manière absolument catégorique : il n’avait d’autre prétention que celle d’opposer à la possibilité que nous acceptions presque tous une possibilité différente, qui lui paraissait également acceptable.

Le docteur X… — sous cet anonymat qu’il tient à garder pour le moment se cache un de nos médecins aliénistes les plus en vue — ne doutait point que le ballon n’eût pris son essor vers le Pôle ; rien d’étonnant même, selon lui, à ce que les aéronautes y fussent parvenus.

— Mais, nous dit-il aussi, à ce point du récit, il y a un fait qui m’a frappé, parce qu’il était de ma compétence : de Vénasque prétend que Ceintras est subitement atteint de folie alors que, de l’avis de M. Dupont qui, seul, peut juger en connaissance de cause, c’était de Vénasque qui avait tout d’un fou, jusqu’à l’aspect physique. Or les ivrognes, vous le savez, affirment volontiers que c’est la foule autour d’eux qui déraisonne et la terre qui vacille, tandis qu’ils se croient parfaitement sains d’esprit et solides sur leurs jambes. De même, mettez en présence deux hommes l’un sensé et l’autre dément et questionnez ensuite le dément, il y a bien des chances pour qu’il vous dise que son compagnon est fou et que vous l’êtes vous-même et que tout le monde l’est, sauf lui… Combien de fois en quittant mes malades, il m’est arrivé de me retourner brusquement près de la porte et de les surprendre en train de hausser les épaules ou d’esquisser, en se frappant le front de l’index, des gestes qui montraient clairement le cas qu’ils faisaient de ma mentalité !

— Alors, interrompit un des assistants, selon vous, dans le récit que nous venons d’entendre, il ne faudrait voir la plupart du temps que des hallucinations de malade ? Le peuple polaire, la lumière violette, les ptérodactyles, tout cela n’aurait existé que dans le cerveau de de Vénasque ?

— Eh bien, oui, répondit le docteur X… après un instant de méditation. Cependant il se peut que ces histoires ne soient pas imaginées de toutes pièces et qu’il y ait en elles un fond de réalité. Mais l’esprit d’un fou reflète la réalité en la déformant, comme un miroir concave ou convexe fait les objets qu’on lui présente. Quand une épingle pique un dormeur, il rêve de coups de poignard… Et la folie, comme l’a dit un de mes maîtres, a souvent toutes les apparences d’un rêve poursuivi à l’état de veille.

— À quoi pensez-vous que doive se réduire le fond de réalité ?

— Voilà sur quoi il est bien difficile de se prononcer. Sachez seulement qu’il suffit d’un rien à un fou pour construire un monde. Entre mille hypothèses également possibles, en voici une que je vous propose, sans lui attribuer moi-même plus d’importance qu’il ne convient : le ballon, pour une raison ou pour une autre, reste en panne en vue du Pôle et doit atterrir. Terrifié par la perspective d’être isolé, probablement pour toujours, du reste des hommes, de Vénasque est définitivement la proie de la folie qui le guettait ; alors, pendant que Ceintras pare au plus pressé, va à la découverte, lui, seul et livré à lui-même, écrit, écrit ce qu’il croit voir avec cette facilité d’imagination et cette fécondité effarantes que l’on constate si fréquemment chez les aliénés… Voyons, est-ce qu’un homme sensé, dans la situation où il prétend se trouver, aurait perdu son temps à noter ses impressions avec tant de minutie et même, par endroits, avec une évidente recherche littéraire, un souci manifeste de produire certains effets ?… Autre chose : voilà un homme qui, d’après ce qu’il nous expose lui-même, a été uniquement poussé à cette aventureuse expédition par un désir morbide de contempler du nouveau, des prodiges ; la première conséquence de sa folie sera de lui faire croire que son rêve est réalisé, même au delà de son désir.

— Mais Ceintras ? Comment expliquez-vous l’attitude que le narrateur lui prête, puis sa disparition ?…

— Vous ne savez donc pas avec quelle habileté, une habileté due à leur sincérité foncière, les fous racontent leurs mensonges ? Mais ce que de Vénasque nous dit de Ceintras est peut-être entièrement de son invention, peut-être Ceintras n’a-t-il jamais disparu… À moins cependant…

— Que voulez-vous dire ?

— Mon Dieu, vous savez, c’est une idée… une idée qui vient de surgir en moi tout à coup… et je ne voudrais pas que vous me prêtiez l’intention d’accroître par mes interprétations l’horreur de cette abominable histoire…

— Allez ! Allez ! cria-t-on de toutes parts.

— Voilà : je pense au passage où notre héros se dépeint approchant un revolver chargé du front de Ceintras endormi, à ses hésitations devant un meurtre qui lui paraît cependant nécessaire… Songez qu’il déteste cordialement Ceintras dont il doit depuis des mois subir la société… Bref, qui vous dit qu’il ne l’a pas tué ?

Ici M. L. Valenton prit la parole :

— Mon cher ami, puisque, dans votre hypothèse, on n’est fixé sur rien, il est bien clair que vous pouvez mettre en avant tout ce qu’il vous plaira. C’est votre hypothèse même qui me paraît peu nécessaire et surtout très contestable. À mon avis, l’histoire que nous raconte de Vénasque se tient trop d’un bout à l’autre pour avoir été conçue par un fou. Permettez-moi aussi de vous rappeler que de Vénasque n’avait que de très faibles connaissances scientifiques… Et ce pendant avez-vous remarqué avec quelle exactitude frappante il nous décrit, par exemple, un ptérodactyle ?…

— Il n’y a pas d’êtres plus logiques que les fous, répliqua le docteur en souriant ; leurs associations d’idées ne nous paraissent souvent bizarres qu’en raison de l’excessive rigueur avec laquelle ils accomplissent cette opération mentale. Ils trouvent pour aller d’une idée à une autre idée qui nous semblent, à nous, séparées par des obstacles infranchissables, des chemins directs, imprévus, avec une déconcertante ingéniosité. Quant au manque de connaissances scientifiques de de Vénasque, je crois que vous l’exagérez quelque peu. N’avoue-t-il pas lui-même avoir vu dans des livres, au collège, des reconstitutions d’animaux préhistoriques ? C’en est assez : dans la folie comme dans le rêve, des souvenirs lointains, inconscients à l’état normal, surgissent parfois de l’ombre avec une netteté merveilleuse… Tenez, je vais vous citer l’exemple d’un sujet que j’ai étudié récemment. Il s’agit d’un certain Léon Rogue : vous connaissez peut-être le nom du personnage puisqu’il eut, jeune encore, comme poète, une certaine réputation… Voici deux ans que ce malheureux garçon fut atteint de la folie des grandeurs ; il prétendait être une réincarnation de Victor Hugo, il s’irritait quand on ne lui donnait pas ce nom, il voulait se présenter à l’Académie et en chasser une fois élu tous ses confrères, lui seul suffisant, — disait-il, — à la gloire de cette institution. Mon Dieu, vous savez, dans un certain monde de poètes on est quelque peu accoutumé à des pensées et même à des paroles reflétant un si éclatant orgueil et tout d’abord personne n’y prit garde. Ce fut seulement après qu’il eut commandé chez un tapissier des kilomètres et des kilomètres de tentures noires pour orner l’Arc de Triomphe à l’occasion de son propre enterrement que sa famille prit le parti de me le confier… À présent, il a complètement oublié tout souci de gloire poétique ; il affirme qu’il est un explorateur encore dans l’exercice de ses fonctions. Il croit s’évader à son gré de « la prison où le retiennent ses ennemis » et circuler à travers le monde d’une manière analogue à celle dont vont et viennent les mots sur les fils télégraphiques ; — il veut même faire breveter ce nouveau moyen de locomotion ; — et, toutes les semaines, je reçois un récit de ses voyages… Voilà un garçon qui, de puis l’âge de quinze ans, n’a guère dû étudier la géographie, préoccupé qu’il était de remplir les revues de ses productions, de se recommander à des critiques, et d’implorer, dans les derniers temps, des décorations, avec menaces aux ministres de ne plus écrire un vers si on les lui refusait… Eh bien, il n’en déploie pas moins sur l’aspect, les habitants et les mœurs de contrées dont le nom même ne vous dirait rien, des connaissances à rendre jaloux un spécialiste !… Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir si longtemps gardé la parole. Le fait que je vous rapporte a du moins l’avantage de me paraître assez significatif pour me dispenser d’une abondante conclusion que vous auriez cru devoir écouter aussi.

Rien à répondre, évidemment, à tout cela, sinon que la folie de de Vénasque ne saurait être considérée à l’heure actuelle que comme une possibilité au second degré, à laquelle il faut logiquement préférer une possibilité immédiate.

Je me suis borné jusqu’ici à transcrire les résultats de mon enquête et les points essentiels d’une instructive conversation. Qu’il me soit à présent permis d’exposer brièvement aux lecteurs mes impressions personnelles.

Ce n’est pas seulement parce que la logique me le commande que je suis persuadé de l’existence du peuple du Pôle, j’y crois aussi pour des raisons plus obscures, par intuition, peut-être même, pour employer une phrase de Michelet, par suite de cette odeur de vérité qui se dégage du récit et qui, si nous savons la percevoir, nous convainc mieux que toutes les preuves. En tout cas le souvenir de ce que j’ai lu me hante impitoyablement et les images sont aussi nettes dans mon esprit que si j’avais contemplé de mes propres yeux les objets qu’elles représentent. Nulle nuit ne se passe que je ne reconnaisse en rêve une immense plaine violette, peuplée d’êtres hideux, aux gorges goitreuses, aux lèvres de lézards… Je me prends parfois, en plein jour, à frémir violemment si quelqu’un ou quelque chose me frôle au moment où je ne m’y attends pas, — et c’est, en vérité, comme si le monde où je vis avait perdu tout à coup un peu de sa sécurité séculaire.

Oui, malgré la zone glaciale qui nous sépare du peuple du Pôle, cette idée que nous ne sommes plus seuls, que nous ne sommes plus tout à fait chez nous sur la Terre me cause une gêne confuse et insupportable. Il me semble même que de Vénasque n’a pas insisté suffisamment sur la possibilité d’une incursion des monstres dans le domaine des hommes. Peut-être, dès à présent, imaginent-ils le pays qu’il y a au delà de la banquise comme une sorte d’Eldorado, peut-être, pour la première fois, éprouvent-ils de vagues convoitises et, en conséquence, un secret dégoût de leur vie laborieuse… Leur curiosité naturelle suffirait du reste largement à motiver leur départ vers nous et, s’ils ont compris maintenant, comme il y a tout lieu de le croire, les principes du moteur à explosion et de la navigation aérienne, ils se mettront en route dès que bon leur semblera.

Je sais bien qu’ils sont peu nombreux en regard de la population humaine de la Terre ; je sais bien encore qu’ils se sont comportés avec nos explorateurs en créatures inoffensives et timides. Mais, si certains d’entre eux émigraient dans des pays où ils n’auraient plus besoin de supprimer la plus grande partie de leur progéniture, ils ne tarderaient pas à pulluler en raison de leur effroyable fécondité de reptiles. Et, d’autre part, il nous est facile de nous faire illu- sion sur la cause de leur timidité ; elle n’est due nullement à leur faiblesse physique, qui ne saurait être qu’apparente, puisque quelques-uns des travaux qu’ils accomplissent exigent à coup sûr un déploiement considérable de vigueur, de résistance à la fatigue, au sommeil même ; elle provient plutôt de leur inexpérience absolue de la violence et même de tout geste violent ; leur timidité était de la stupéfaction : ils n’ont pas compris sur le moment cette fureur humaine de donner la mort… Ils doivent avoir réfléchi depuis… Imprudence fatale de Ceintras ! C’est l’humanité qui leur a enseigné le meurtre ! Et qui sait si, à cette heure, forts de cet enseignement, animés de désirs de conquête et prévoyant une guerre possible, ils ne préparent pas dans leurs demeures souterraines des armes contre lesquelles nous ne saurons pas tout de suite nous défendre et dont l’ingéniosité et la puissance égaleront celles de leurs machines et de leurs mystérieux aimants ?

Je n’ai pas la présomption de prétendre que tout se passera de la sorte. Que les hommes comprennent seulement qu’il leur est désormais nécessaire de veiller et de se prémunir.

Mais il y a mieux à faire. Nous devons à notre orgueil humain de prendre l’offensive ; nous devons au passé souverain de notre race de ne pas accepter qu’une part de la Terre, si petite soit-elle, reste insoumise à sa domination. Évidemment il est impossible que les sauriens polaires nous enlèvent l’empire d’un monde dont nous avons poursuivi la conquête durant des milliers et des milliers d’années, d’un monde où nous ne pouvons plus faire un pas sans fouler les os ou la cendre d’un de nos morts, d’un sol dont toutes les parcelles sont mélangées de poussière humaine. Mais, qu’ils nous causent le moindre dommage, cela même ne saurait se souffrir, et c’est assez qu’ils aient fait périr deux de nos semblables par leur volonté entêtée, sournoise et incompréhensible de les garder captifs dans leur pays pour provoquer notre vengeance et leur asservissement.

Au reste, cet asservissement ne fait aucun doute, même pour un avenir prochain. Le récit de ces aventures, divulgué dans le grand public, ne peut manquer d’y susciter des sentiments pareils à ceux que j’exprime. Nous possédons, grâce à la précaution de Dupont, les plans d’un excellent ballon dirigeable, et demain les aéroplanes sillonneront définitivement les routes du ciel. Nous savons, d’autre part, à quelles embûches il faut nous attendre de la part des monstres et il nous est par conséquent facile de les éviter. Une nouvelle expédition s’impose. Que toutes les nations y participent, que toutes, oubliant pour la première fois leurs discordes, unissent leurs aspirations et leurs efforts contre la race rivale, et qu’une flotte aérienne frétée par elles aille planter sur la terre du Pôle, non pas le drapeau de tel ou tel peuple, mais celui même de l’Empire humain.

fin