Le Peuple du Pôle/14

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Société du Mercure de France (p. 226-230).

CHAPITRE xiv

écrit sous la dictée de la mort

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Combien de jours y a-t-il que je vis seul ? Quelque temps après le départ de Ceintras, j’ai été accablé par une terrible maladie qui m’a causé une longue crise de délire et d’inconscience. Comment ai je soutenu ma vie, comment ai-je pu résister au manque de soins ?… Je ne sais rien, sinon que je me suis éveillé un jour comme d’un pénible sommeil, que je me suis levé à grand’peine du parquet de la cabine où j’étais étendu, que je suis sorti, très faible, criblé de douleurs et à moitié perclus de froid, et qu’il me semblait, devant le paysage du Pôle, n’avoir connu qu’en rêve ou dans une autre vie les hommes et la civilisation humaine : « C’est bien cela, pensai-je en toute sincérité : chacune des existences successives que nous subissons est un songe plus ou moins affreux, mais il faut bien qu’on s’éveille un jour… Quand donc m’éveillerai-je de ce songe ?… »

Je ne sais rien, sinon que ce doit être, en ce moment, sur la banquise, l’hiver et la grande nuit qui dure six mois. Au delà des murailles de brume, au lieu de l’infini amoncellement de vagues blancheurs que j’apercevais jadis, il n’y a plus que de l’ombre. Le fantôme de soleil qui s’éternisait récemment encore à l’horizon ne se montre plus jamais, et aux heures où s’évanouit la clarté violette, les nuits sont profondément noires sous le ciel éclaboussé de myriades d’astres.

Je ne sais rien… Un seul espoir me soutint durant ma convalescence : celui de la venue probable d’autres explorateurs dans ce monde-ci… Je me rappelais que c’était au cours de l’été de 1906 que Wellmann et ses compagnons devaient prendre leur vol au Spitzberg ; peut-être que si les ressources de leur savoir, de leur courage et de leur énergie toute fraîche se joignaient un jour à ma connaissance actuelle du pays, il nous serait possible d’en repartir ensemble à notre gré et de n’y revenir par la suite qu’avec la certitude d’agir en maîtres… Et je me mis à guetter inlassablement à tous les coins du ciel l’apparition d’un immense oiseau de toile et de métal semblable à celui qui nous avait jadis amenés au Pôle.

Mais l’été, sans doute, était encore très lointain et, si je voulais vivre jusque là, il fallait à toute force abandonner le campement actuel et m’établir vers le centre du pays polaire, en un lieu où la température fût plus clémente… Dès que mes forces me le permirent, je démontai la cabine et je commençai à la traîner peu à peu, avec les provisions qui me restaient encore et quelques objets indispensables, vers la petite colline au pied de laquelle j’avais résolu d’habiter. Ce travail me demanda beaucoup de temps et de peines… Mais, si puéril que cela puisse paraître en la circonstance, j’éprouvai, lorsque j’en fus venu à bout et que j’eus pris possession de mon nouveau domaine, une satisfaction analogue à celle de l’humble travailleur qui va finir ses jours à la campagne, dans une petite maison, fruit de ses économies…

La vie du monde polaire avait repris son cours normal, et bientôt les événements m’obligèrent à ne plus craindre de représailles de la part des monstres. Avaient-ils oublié déjà, pardonnaient-ils, n’osaient-ils pas se venger ? Entre ces suppositions toutes gratuites et bien d’autres du même genre, la dernière de celles que j’indique était à coup sûr la moins fondée. Il y a bien des chances pour que le besoin de vengeance soit une infirmité spéciale à l’âme humaine. Les espèces animales dites supérieures connaissent comme nous la colère, mais ignorent le ressentiment. — Tandis que je procédais à mon installation, les monstres ne cessèrent pas de venir m’observer et, le jour où elle fut terminée, il y eut grand palabre devant ma porte… Après quoi ils continuèrent à aller et à venir autour de moi sans manifester beaucoup plus de méfiance que par le passé.

C’est durant cette période de tranquillité relative que j’ai classé et complété les notes que voici. Un jour, ayant poussé très loin ma promenade en suivant le cours du fleuve, je parvins à un endroit où, après un coude très brusque, il atteignait les régions du froid, charriait des glaçons dans ses flots devenus soudain très rapides, puis disparaissait sous la banquise elle-même. La mer sans doute doit être très voisine et se perpétuer au dessous des glaces éternelles jusqu’à l’Océan Arctique. Auparavant, je n’avais rédigé ces mémoires que pour passer le temps ou pour me débarrasser quelque peu de mes idées accablantes en les jetant sur le papier ; après cette importante découverte, persuadé qu’il y avait quelque espoir de faire parvenir un message aux hommes, j’ai poursuivi mon travail avec plus de méthode et d’acharnement.

Je n’ai plus rien à ajouter. Je ne me crois même pas le droit de garder plus longtemps ce document par devers moi, n’eût-il qu’une chance sur mille d’être retrouvé un jour par mes semblables et de leur profiter.

Je sens à présent me quitter l’espérance et la vie. Mes forces diminuent de jour en jour, mes provisions sont presque épuisées ; je ne bougerai plus, je tenterai surtout de ne plus penser en attendant l’ombre éternelle…

Mais pourrai-je ne plus penser ? Je demeure des heures durant immobile, assis ou couché au penchant de la colline et, comme il arrive aux agonisants, les souvenirs de mon existence passée se présentent à moi avec une douloureuse précision. Je revois de clairs horizons, d’humbles et gaies maisonnettes à forée des bois, je pense à des villes dont les noms seuls évoquent le soleil et la joie de vivre… Des enfants dansent des rondes, des femmes sourient aux balcons, les fleurs s’ouvrent et embaument… En ce moment, dans mon pays, la fête du printemps doit battre son plein… Et voilà les trésors, les dons ineffables du destin que j’ai méprisés, que j’ai abandonnés pour aller de gaité de cœur au devant du plus

effroyable et du plus compliqué des suicides ! Ah ! si j’avais le courage de hâter ma fin, de mettre un terme à la torture de ce regret !…

Récemment, — lamentable pèlerinage ! — j’ai voulu me traîner jusqu’au ballon… Il n’en restait plus rien ; les monstres, comprenant que je l’avais abandonné à jamais, l’ont démonté pièce à pièce et emporté dans leurs demeures, comme ils avaient déjà fait lors de la venue d’un autre que moi. Je crois que cette curiosité sournoise, ce besoin d’apprendre et de se rendre compte à l’écart, en silence, est un des traits les plus accusés de leur caractère. Ont-ils d’autres intentions ? Veulent-ils profiter de nos inventions pour tenter prochainement une expédition chez les hommes ? Je me borne à rapporter les faits sans me hasarder à conclure.

Dans un instant je vais partir le long du fleuve, et j’y jetterai, aussi près que possible de la banquise, le bidon d’essence où je vais glisser cette feuille après les autres. Que mon dernier mot ne soit pas seulement un adieu, mais un cri de fraternité sorti d’un cœur repentant à l’adresse des hommes, — des hommes qui, au delà des murs de ma prison, aiment, travaillent, souffrent, vivent et meurent comme j’aurais dû le faire moi-même, — et puisse Dieu, pour que mon orgueilleuse folie

n’ait pas du moins été inutile, guider ce message et permettre qu’il arrive à temps !

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(Ici s’arrête le manuscrit de M. J.-L de Vénasque.)