Le Peuple du Pôle/07

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Société du Mercure de France (p. 101-117).

CHAPITRE vii

ceintras égare son ombre et sa raison

Nous longeâmes le fleuve sur une distance d’un demi-mille environ. Le silence était si grand que le bruit de nos pas et le clapotement de l’eau semblaient suffire à remplir le ciel.

Quel était ce fleuve ? d’où venait-il ? où allait-il ?… Autant de questions que nous nous posions vaguement et que nous étions, du reste, parfaitement incapables de résoudre. Quand nous regardions derrière nous, il paraissait, là-bas, très loin, après des lieues et des lieues de plaine, sortir de la brume et probablement de la banquise ; en face, à cent mètres en aval, il s’évanouissait derrière une arête de rochers bleuâtres, abrupts et déchiquetés, le seul accident qui rompît la monotonie de l’immensité plate…

Comme si ces rochers avaient abrité les plantes de quelque chose qui, partout ailleurs, les eût empêchées de s’élever librement, les végétations, à leur base, devenaient peu à peu arborescentes. À notre approche, des oiselets, qui perchaient dans cette sorte de bocage, prirent leur vol avec des pépiements aigus dans la direction des rochers, puis firent un brusque détour et passèrent en tourbillon au-dessus de nos têtes. Ils avaient de longs becs, des ailes azurées et ne différaient guère de nos martins-pêcheurs.

Nous atteignîmes le sommet de la colline par une rampe de rocs éboulés qui surplombaient les eaux mêmes du fleuve et, de là, nous pûmes contempler le panorama polaire. De circulaires murailles de brumes le limitaient sur tous les points et formaient les parois diaphanes d’un immense vase dans lequel la clarté violette eût bouillonné comme une liqueur. Elle se diluait au fluide atmosphérique dans des proportions qui devaient, pour d’obscures raisons, varier selon les lieux et les heures, car, lorsque le vent soufflait avec quelque violence, on voyait véritablement bouger l’air. La colline, abrupte du côté par lequel nous étions arrivés, rejoignait la plaine, devant nous en pente douce, et longtemps, le fleuve coulait entre de hautes falaises argileuses et bleues. À notre droite, dans une échancrure de la muraille brumeuse, l’œil terne du soleil avait l’air de s’ouvrir avec indifférence, sur ce pays qui n’était pas son domaine. Çà et là, jalonnant l’immensité de la plaine et du plateau, étaient dressés des disques pareils à celui que j’avais vu le soir même de notre arrivée au Pôle.

Tournant le dos au fleuve, nous poursuivîmes notre excursion en restant à mi-pente de la colline. De bizarres fleurs aux calices charnus et contournés poussaient dans les anfractuosités du sol. Puis, sous l’auvent d’un éboulis branlant, nous découvrîmes une étroite caverne, ouverte comme une plaie dans la chair rocheuse du coteau ; de petits cris biefs et perçants s’en échappèrent à notre passage ; je m’arrêtai, indécis, interrogeant Ceintras du regard ; mais celui-ci, que son entrain et son énergie n’avaient pas abandonné encore, s’avança résolument et me dit :

— Il faut entrer.

Je le suivis, et je constatai avec stupéfaction que dans ce couloir aux parois tortueuses il faisait aussi clair qu’au dehors : la lumière violette, en s’y répandant, pénétrait dans les moindres recoins, chassant l’ombre de partout. Les cris, dans le fond, redoublèrent au bruit de nos pas ; puis ce furent d’éperdus battements d’ailes et des bêtes passèrent au-dessus de nos têtes en les frôlant ; je dis « des bêtes » parce que je fus, dans le premier moment, incapable de leur donner un nom plus précis.

Brusquement, d’un coup de crosse, Ceintras en abattit une qui restait encore accrochée à la voûte de la caverne. Elle pouvait avoir vingt centimètres de longueur, sa tête ressemblait à celle d’un serpent, mais la gueule était plus épaisse et plus large ; les ailes étaient constituées par des membranes de couleur verdâtre, et me parurent, pour le reste, analogues à celles de nos chauves-souris.

— C’est un cheiroptère d’espèce inconnue, m’écriai-je.

— Non, répondit simplement Ceintras en palpant l’animal.

— Pourtant, l’aspect général… et ces ailes…

— Ces ailes ne sont nullement des ailes de chauves-souris. Regarde : elles ne sont pas soutenues par les quatre doigts, mais seulement par le doigt extérieur, qui est démesurément allongé ; les autres ne servent à la bête que pour se suspendre… Puis les membres antérieurs sont plus grands, la tête est plus développée, la mâchoire cornée et garnie d’une multitude de dents aiguës… et puis… et puis, ça n’a pas de poil… ni poils ni plumes… Alors…

— Quoi ?

Sans répondre il fouilla dans ses poches, y prit un couteau, ouvrit fébrilement le corps de l’animal, en sortit le cœur et le coupa.

— C’est bien cela : deux oreillettes et un seul ventricule : un reptile !

— Un reptile qui vole ?

— Certainement, fit-il un peu pâle… Il y en a déjà eu…

— Quand cela ?

— Il y a des milliers et des milliers d’années. Celui-ci appartient à une espèce qu’on croyait disparue, et, si mes souvenirs ne me trompent pas, c’est tout bonnement un ptérodactyle que j’ai entre les mains…

Ce nom scientifique me rappela des souvenirs de collège ; je revis les animaux monstrueux des vieux âges dont les figures, sur les manuels de paléontologie, avaient frappé si fort mon imagination. Et je m’écriai :

— C’est enthousiasmant, c’est magnifique ! Il faut en attraper de vivants et les emporter avec nous.

Ceintras s’était assis sur une pierre. Tenant toujours la bestiole éventrée et sanglante à la main, il regardait droit devant lui, dans le vague. Le bruit de mes paroles le fit sursauter.

— Les emporter… Où donc les emporter ? demanda-t-il.

— Mais… dans le ballon. Qu’est-ce que cette idée a d’extraordinaire ?

Il secoua la tête, fit un geste vague et, d’une voix étrange :

— On ne peut pas empêcher ce qui a été d’être encore, murmura-t-il comme en s’adressant à lui-même… Ce qui a été se cache, mais existe encore quelque part… Et quelquefois on le rencontre, on le trouve… Mais alors c’est que soi-même on a été, et on ne peut plus revenir vers ce qui est ; car ce qui est ne communique pas avec ce qui a été… ou bien c’est si loin, si loin qu’il faudrait des siècles, des siècles, plus que des siècles pour en revenir…

— Qu’est-ce que tu racontes ? interrompis-je avec anxiété.

Il tressaillit ; puis ses yeux perdirent leur fixité nébuleuse ; il se redressa, se ressaisit et me dit en affectant de rire :

— Ce que je racontais ? Des choses qui chantaient dans ma tête, des bêtises !… Mais ne nous éternisons pas là-dessous.

Je pensai qu’il avait voulu se rendre intéressant, ou se moquer de moi, et je ne jugeai pas utile d’insister. Après avoir vainement cherché d’autres ptérodactyles, — ils n’avaient pas cru devoir rester dans la caverne à notre disposition, — nous regagnâmes la sortie.

Soudain Ceintras, qui marchait un peu devant moi, s’arrêta, regarda de tous les côtés et s’écria dans un grand geste de folie et de désespoir :

— Mon ombre ! Où est mon ombre ?

La question me parut si saugrenue que je restai un instant ahuri et incapable de rien répondre. Puis, jetant les yeux sur le sol, je m’aperçus que ni l’ombre de Ceintras ni la mienne ne se projetaient nulle part ; les objets étaient aussi éclairés en haut qu’en bas, à droite qu’à gauche… Et, jusque-là, nous ne nous étions pas rendu compte que c’était cette absence absolue d’ombres qui, plus encore que la coloration de la lumière diffuse dans l’atmosphère, donnait au paysage son caractère de rêve, d’impossibilité, tout au moins d’étrangeté hallucinante.

— Mon ombre ! Où est mon ombre ? hurlait toujours Ceintras en se tournant dans tous les sens.

Je crus qu’il continuait à plaisanter et, pour mettre fin à cette comédie énervante :

— En voilà assez ! lui dis-je. Une fois admis que cette lumière ne vient d’aucune source précise et qu’elle est une propriété de l’air en cet endroit de la terre, il est tout naturel qu elle soit partout, comme l’air, et qu’il n’y ait d’ombre nulle part.

Il baissa la tête comme un enfant pris en faute et, après s’être recueilli un instant, répondit sur un ton d’humilité presque honteuse :

— Ne fais pas attention… j’étais comme accablé, dans cette caverne ; j’ai mal à la tête, et c’est très pénible de penser… presque aussi pénible que de se mouvoir.

— Le fait est, avouai-je, qu’il me semble avoir moi aussi des membres de plomb.

Après que nous eûmes fait quelques pas, cette impression de lourdeur s’atténua un peu. Nous rejoignîmes le cours du fleuve et descendîmes sur la berge, au pied même de la colline. Alors Ceintras s’agenouilla, et penché sur l’eau comme un bête but à longues gorgées.

— C’est tout de même de l’eau, dit-il en se relevant ; seulement il ne fait pas bon s’y mirer, nous avons d’effrayants visages.

Et comme je m’informais de sa santé :

— Ça va beaucoup mieux, répondit-il. Mais il y a loin d’ici au ballon, je suis un peu fatigué encore… Arrêtons-nous une minute, veux-tu ?

Nous nous assîmes côte à côte, les pieds pendant au-dessus de l’eau. Et, durant quelque temps, chacun de nous s’absorba en lui-même.

— Vois-tu, dis-je ensuite à Ceintras qui, le menton dans les mains, paraissait réfléchir, ce paysage me rappelle ceux que je dessinais, quand j’étais gamin, pour me distraire : dans mes peintures tout était plat et au même plan, parce que je ne savais pas les ombrer,

— Oui, répondit-il, ce n’est que par l’ombre que nous pouvons percevoir le relief. Je me souviens à présent que, tout à l’heure, nous n’avons découvert la colline que quand nous nous sommes trouvés à sa base. Nous ne distinguons dans ce paysage que les différences de couleurs et cela nous trouble… et il nous est bien difficile de nous rendre compte… Aussi, a-t-on idée de ça ? une damnée lumière qui arrive de partout !…

Encore quelques minutes de silence. Ceintras reprit :

— Il y a une impression dont je ne puis me défendre : malgré moi, en considérant ce qui nous entoure, je pense à quelque chose d’artificiel, de truqué ; cette lumière me rappelle celle que les machinistes de nos théâtres font ruisseler à flots sur certains décors de féeries… Ici aussi il doit y avoir des machinistes, disposant d’énormes forces magnétiques ou électriques, maîtres d’un fluide qui peut rendre l’air lumineux et l’échauffer jusqu’à une température clémente… Voilà ! seulement ils manquent totalement de sens artistique… Eux non plus ne savent pas ombrer !… Et c’est désagréable, même fatigant, très fatigant…

— Est-ce que tu souffres ? lui demandai-je, inquiet de son air de lassitude.

— Non, fit-il ; seulement, je te l’ai déjà dit, cette lumière me gêne pour penser ; il me semble qu’elle pénètre en moi, qu’elle désagrège et éparpille toutes mes idées ; je suis obligé de faire effort pour les tenir réunies. Et pourtant je voudrais pouvoir penser, j’ai besoin de penser pour essayer de découvrir ce qu’ils sont.

Il s’animait, et bientôt sa volubilité devint telle qu’il me fut impossible de placer un mot.

— Oui, qu’est-ce qu’ils sont ? Où peuvent-ils bien se cacher ? Pas une maison, pas un édifice… Et pourtant ils existent indubitablement : ces disques de métal, l’entravement mystérieux de notre ballon… Dis donc, peut-être qu’ils sont invisibles ?…

Je haussai les épaules. Il se leva, fit quelques pas le long du fleuve, et, soudain, poussa un cri :

— Viens voir : une porte !…

J’accourus. Ceintras me désigna du doigt une plaque de métal enchâssée dans un enfoncement de la falaise rocheuse. Stupéfait, je frappai machinalement trois coups contre la plaque ; l’écho du son sembla retentir à l’infini dans les profondeurs de la terre.

— C’est creux, fis-je en baissant instinctivement la voix.

— Une porte !… C’est une porte ! s’écria Ceintras, et c’est sous la terre qu’ils ont leur domicile. Voilà pourquoi nous ne les apercevions nulle part !

— Si on rentrait ? proposai-je.

— Diable ! fit-il avec un léger mouvement de recul, cela me semble un peu téméraire.

— Je n’en disconviens pas, répondis-je. Cependant, ces hommes du Pôle sont intelligents, civilisés… Il n’y a que des créatures raisonnables pour façonner les métaux, asservir les forces de la nature… Et des créatures raisonnables, comme ils sont et comme nous sommes, doivent toujours finir par s’entendre…

— Mais…

— Laisse-moi parler. Il n’y a pas d’hésitation possible. Notre ballon est cloué au sol par leur volonté. Il faudra tôt ou tard, — et le plus tôt sera le mieux — les aborder, même s’ils se dérobent… Lier commerce avec eux, parvenir à nous en faire comprendre, obtenir notre délivrance, c’est la meilleure ligne de conduite à suivre ; c’est même, si tu veux savoir toute ma pensée, là-dessus que je fonde mon unique espoir de sortir d’ici.

— Soit, je te suivrai, dit Ceintras après quelques secondes de réflexion ; mais il faut d’abord ouvrir la porte.

— Cela ne sera pas difficile : je ne vois ni loquet, ni serrure ; les voleurs ne doivent pas être à craindre, dans ce pays-ci !

Or, malgré tous nos efforts, la porte ne s’ouvrit pas. Elle adhérait irrésistiblement à son châssis métallique. Cette fois, instruits par de précédentes expériences, nous comprîmes vite ce qu’il en était : le peuple du Pôle usait de courants magnétiques en guise de serrures et de clefs !

— Qu’est-ce que tu veux, dit Ceintras qui avait essayé d’ouvrir la porte avec ardeur dès l’instant où il avait compris que c’était impossible, qu’est-ce que tu veux ! nous sommes bien forcés de remettre à plus tard l’exécution de tes projets…

Il ne paraissait pas en être autrement affecté. Il s’assit, se remit debout, fit encore quelques pas en sifflotant, puis finalement s’étendit de tout son long, à plat ventre, devant la porte. Moi, cependant, assis à quelques pas de lui, j’échafaudais divers plans ingénieux, audacieux, mais un peu vagues : il fallait nous emparer d’un de ces hommes qui mettaient une insistance désagréable à nous avoir pour hôtes et le garder comme otage pour obliger les autres à se rendre à nos désirs. Comment parviendrions-nous à mettre la main sur lui, c’était une question que je jugeais superflu d’approfondir pour l’heure… Une nouvelle exclamation de Ceintras vint me tirer de ces rêveries :

— Ces empreintes… regarde ces empreintes dans l’argile !

— Il y en a partout, dis-je en me baissant. Mais comment se fait-il que nous ne nous en soyons pas aperçus plus tôt ?

— C’est sans doute à cause de cette lumière, de cette maudite lumière, grommela Ceintras.

L’argile moite et souple avait nettement gardé la trace des pas d’un animal. Çà et là on voyait aussi des sillons comme en eussent pu laisser derrière elles des queues traînantes. Plus loin, dans une éclaboussure boueuse, s’était moulé partiellement le corps d’une de ces bêtes qui avait dû tomber là ou s’étendre de toute sa longueur.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? demandais-je à Ceintras.

— Un pas ici, un autre là, dit-il en observant attentivement le sol… cela m’a tout l’air d’une trace de bipède, ou plutôt d’un animal qui utilise uniquement pour marcher ses membres postérieurs et sa queue : quelque chose comme un kanguroo… Cependant cette empreinte en forme de feuilles de lierre… Je crois me rappeler… Attends… Mais oui ! C’est tout à fait semblable, en plus petite aux empreintes fossiles que nous possédons de l’iguanodon…

— L’iguanodon ?

— Oui, encore un monstre des vieux âges ! Nous avons fait, en venant ici, un saut formidable dans le passé… Des lambeaux de la période crétacée sont, en ce pays, restés vivants ; d’antiques espèces s’y sont perpétuées depuis des milliers de siècles !

— Mais, dis-je, puisque la vie paraît, en cette partie isolée de la terre, avoir suivi son cours d’une façon autre que partout ailleurs, l’homme lui-même ne se serait-il pas conformé à la loi générale ? Qui sait si nous ne sommes pas séparés de ces hommes du Pôle par un abîme infiniment profond ?

— Oui, peut-être… peut-être qu’ils ont, en effet, évolué dans un autre sens et qu’il y a quelques différences entre eux et nous. Ils vivent sous la terre : ils doivent être petits, plus petits que toi et moi, et difformes et laids… Je les imagine assez bien sous les traits des gnomes des légendes, comme des nains industrieux et subtils qui forgeraient merveilleusement les métaux et construiraient des machines inouïes au fond de leurs souterrains. Qui peut prévoir les prodiges que le sol recèle au-dessous de nous ?

— Mais alors, ces traces d’animaux devant une des portes de leur demeure ?

— Un troupeau qui, le pâturage terminé, sera rentré dans les cavernes avec eux.

— Un troupeau d’iguanodons, et d’iguanodons domestiques ? Voilà qui vaudrait le voyage… si nous étions bien sûrs de jamais revenir pour le raconter. Seulement, j’ai beau chercher, je ne vois nulle empreinte de pied humain parmi les autres…

— Cette ouverture n’est sans doute que celle des bergeries et, comme ces animaux sont domestiques, ils doivent rentrer seuls au bercail, par accoutumance…

— Ou sur un appel qu’on leur crie…

— Il se peut. Mais, après tout, je n’en sais rien et, ces inductions, tu peux les faire aussi bien que moi-même. Quant aux habitants du Pôle, ce sont peut-être tout simplement des gens qui ne différent pas plus de nous qu’un Peau-Rouge ou un Esquimau.

— Comment expliques-tu, alors, qu’ils ne se montrent pas ? S’ils préparaient contre nous, sous terre, quelque terrible machination ?…

— C’est peu probable. Ils doivent plutôt être effrayés par ces visiteurs qui tombent du ciel.

— Et le ciel est si peu clément au-dessus de leurs têtes qu’ils ne doivent pas en attendre grand’-chose de bon. Si l’homme a pris l’habitude d’y loger ses meilleurs espérances c’est que de là lui viennent la lumière, la chaleur… Mais ici !…

— Certainement. Et nous sommes sans doute, comme je te l’ai déjà dit, beaucoup plus grands qu’eux… Qui sait ? Ils vont peut-être nous adorer comme des Dieux puissants et redoutables…

Dans des phrases comme celle-ci, je retrouvai bien mon Ceintras… Mais, lorsque l’heure nous parut arrivée de regagner le ballon et que nous nous fûmes remis en marche, d’incompréhensibles bizarreries se glissèrent peu à peu dans ses moindres paroles, surtout aux moments où, après avoir parlé de nouveau « de saut formidable dans le passé, de milliers et de milliers de siècles », il recommençait à se lancer dans des théories nébuleuses et interminables sur le passé et sur le présent, sur ce qui avait été et ce qui était… À la fin, je ne comprenais véritablement plus rien à ses discours. Je mis cela sur le compte de ma fatigue.

Nous atteignimes enfin le ballon. Une épouvantable surprise nous y attendait : les organes essentiels du moteur avaient été déboulonnés avec une dextérité merveilleuse et emportés…

Ceintras me regarda, regarda la place vide, chancela et resta une minute sans parler ; puis, très calme, il s’écria en haussant les épaules :

— Cela n’a aucune importance !

— Mais, malheureux, comment comptes-tu repartir, à présent ?

— Nous reviendrons à pied. Ou bien, si tu as peur de te fatiguer en marchant, je fabriquerai un traîneau… et j’y attellerai des iguanodons… Hein ? Qu’est-ce que tu en penses ? Ce sera splendide, ce retour !

Il se dandinait, les mains dans les poches et regardait devant lui en souriant béatement. Je crus inutile de lui répondre : cette fois, j’avais compris…