Le Peuple du Pôle/08

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Société du Mercure de France (p. 118-129).

CHAPITRE viii

la face auréolée d’étoiles

Étendu sur la couchette, au fond de la cabine, Ceintras chantonna longtemps, sans prendre davantage garde à ma présence que si je n’avais pas existé ; puis des silences de plus en plus longs ponctuèrent sa monotone mélopée, sa voix devint plus faible et plus lente, ses paupières papillotèrent et, bientôt, à la régularité bruyante de sa respiration, je me rendis compte qu’il dormait.

Alors l’horreur de ma situation m’apparut avec une impitoyable netteté. Séparé de la patrie humaine par d’infranchissables obstacles, exilé, à peu près sans espoir de retour, dans un pays de cauchemar, condamné à la perpétuelle inquiétude d’un peuple mystérieux, plein de ressources et probablement hostile, exposé à ses incompréhensibles embûches, j’étais en outre privé, à présent que mon compagnon venait de sombrer dans la démence, du seul être sur lequel j’aurais pu m’appuyer…

Et la nuit polaire allait revenir ! Bientôt la clarté violette s’évanouirait, et ce serait la lutte inutile contre l’irrésistible sommeil. Étais-je destiné à m’en réveiller, cette fois ? S’il était vrai que les habitants du Pôle nous redoutaient, ne profiteraient-ils pas de notre impuissance pour nous immoler, ou, — hypothèse plus horrible encore, — pour nous enchaîner et nous transporter au fond de leurs demeures souterraines. Et quels supplices nous y attendraient ? Telles étaient à présent mes pensées. Je me laissai aller à un découragement morne et bientôt je sentis de grosses larmes ruisseler le long de mes joues.

Mes nerfs, détraqués par tant d’émotions successives, étaient à bout de ressort. Je défaillais de fatigue, peut être aussi de faim, et je compris soudain que j’allais m’évanouir, Alors, utilisant tout ce qui me restait d’énergie, je me levai en chancelant et me versai un grand verre de cognac que je bus d’un trait. Immédiatement, mon sang courut avec plus de chaleur et de vivacité dans mes veines : « C’est le seul moyen de reprendre un peu de courage, pensai-je… » Et, coup sur coup, je bus deux autres lampées.

Ensuite, il me parut que mon sort n’était pas si atroce que je me l’étais imaginé tout d’abord. Sous l’effet stimulant de l’alcool, de nouvelles pensées, plus optimistes, se firent jour dans la confusion de mon esprit, et la crise de désespoir que je venais de traverser ne me sembla plus que la conséquence d’un trouble cérébral ou d’une faiblesse physique… La disparition du moteur ? Mais, à moins que la cruauté des hommes ne fût proportionnelle à leur puissance, il était probable que le peuple du Pôle consentirait à nous le restituer tôt ou tard. Sans doute, étant données mes faibles connaissances mécaniques, il me serait difficile de remettre le ballon en état de marche et de le diriger convenablement ; mais la folie de Ceintras était-elle définitive ? Je me rappelai que de tout temps je l’avais jugé moi-même quelque peu déséquilibré, et, certes, dans les récents événements, il y avait bien de quoi désorienter et troubler momentanément l’esprit le plus sain… Enfin, à supposer qu’il me fût désormais impossible de quitter ce pays, — dussé-je même y trouver la mort avant l’heure, — valait-il la peine, après tout, de m’en attrister outre mesure ? Existait-il pour moi aucune raison sérieuse de tenir à retourner un jour dans ma patrie, à vivre de nouveau au milieu d’une civilisation familière ? Y avais-je jamais su trouver autre chose que de l’ennui, de l’écœurement et du dégoût ? Mieux valait, en somme, jouir sans arrière-pensée du plaisir de voir mon unique souhait exaucé, et affronter l’aventure en homme qui n’a rien à y perdre.

Cependant, çà et là, des irisations vertes commençaient à ondoyer sur le manteau violet du jour polaire. Bientôt elles le sillonnèrent horizontalement, de plus en plus étendues, de plus en plus nombreuses, et ce crépuscule de proche en proche se transformait en nuit avec une incroyable rapidité. Déjà je sentais, comme la veille, une sorte de vertige s’emparer de moi, un voile couvrir mon esprit, mes paupières vaciller. « Non ! pas cela, pas cela ! » m’écriai-je comme si j’avais eu affaire à des ennemis conscients… Et, comprenant que j’allais encore devenir l’esclave de la peur, je me remis à boire, en attendant la nuit…

Elle vint et, accroupi dans le coin le plus reculé de la cabine, il me parut qu’elle allait m’atteindre comme la massue d’un chasseur s’abat sur une bête traquée. Mes membres s’étaient alourdis, le moindre mouvement me semblait exiger un effort énorme d’énergie et de volonté ; mais à ma grande surprise mon cerveau restait lucide et, dès cet instant, j’eus le pressentiment que le sommeil magnétique ne s’emparerait pas complètement de moi. Avait-il moins de prise sur mes nerfs qui l’avaient déjà subi une fois ? Était-ce une heureuse conséquence de l’alcool absorbé ? Ces deux explications se présentèrent à mon esprit, mais, à ce moment, je jugeai superflu de donner la préférence à l’une d’elles.

J’avais chaud et l’air s’était raréfié dans la cabine hermétiquement close. J’ouvris le hublot ; des bouffées de fraîcheur arrivèrent du dehors ; la petite sensation d’étouffement qui toute la journée m’avait étreint la gorge disparut bientôt ; mes poumons se dilatèrent plus librement et je respirai avec délice cet air qui, en perdant sa coloration, avait repris sa pureté légère et fluide. Le paysage du Pôle, pour la première fois, se montrait à moi éclairé seulement par un vague et lointain soleil. À cela près que mes yeux déroutés par ces brusques variations de clarté percevaient les étoiles durant le jour polaire, — au sens humain et habituel du mot, — je me retrouvai sur la Terre, j’étais chez moi. Au-dessous du hamac où je venais de m’étendre, Ceintras dormait, d’un sommeil paisible et profond… Un instant, je pus croire avoir rêvé tout ce qui était advenu depuis notre arrivée au Pôle.

En face, le hublot encadrait un beau cercle de lapis pâle incrusté de points d’or. Mes yeux se tournèrent vers lui et restèrent fixés sur le tremblotement lumineux des étoiles ; je compris que le sommeil venait, mais, à présent, il ne m’effrayait plus : il était consenti et non subi. Mes pensées devinrent nébuleuses, je me demandai en quel endroit de l’espace, à quel moment du temps, je pouvais bien me trouver… Puis je ne pensai plus à rien.

Soudain dans le cadre du hublot une blancheur apparut. Du fond de ma somnolence, je constatai que cela ressemblait à une face grossièrement sculptée dans de la neige et qu’elle se détachait nettement sur le bleu grisâtre du ciel, environnée d’une indécise auréole d’étoiles. Je dus rester ainsi quelques secondes, dans une demi-conscience, à regarder la chose vaguement, sans y attacher plus d’importance qu’à une de ces visions baroques qui précèdent souvent le sommeil. Puis dans un brusque éclair de raison, je sursautai et me dressai sur mon séant ; mais, alors, j’eus beau ouvrir mes yeux tout grands : le hublot n’encadrait plus que le ciel sans fond et les étoiles lointaines. Je me jetai à bas du hamac sans trop comprendre ce qui s’était passé ni savoir ce que j’allais faire. Mes regards errèrent sur Ceintras endormi, sur la bouteille de cognac à moitié vide et, peu à peu, je repris complètement le sentiment de la réalité : « Je me serai endormi, j’aurai rêvé, pensai-je… Cela doit être un rêve, cela ne peut être qu’un rêve… » Mais c’était en vain que je me répétais ces mots ; je ne parvenais pas à bien me convaincre.

Je résolus de lutter énergiquement contre la fatigue afin de me rendre compte de ce qui se passerait. Je m’assurai que mon revolver était chargé, je le posai près de moi sur une planchette et j’allumai un cigare. Des minutes longues comme des siècles s’écoulèrent dans l’anxiété de l’attente. Je ne vis rien. Ensuite il me sembla entendre comme un frôlement au dehors ; je fis deux pas, m’arrêtai… Tout était déjà redevenu absolument silencieux. Alors, ayant reporté mes yeux sur le hublot, je vis la face qui m’épiait.

Je la vis, ou plutôt je l’entrevis à peine, durant une demi-seconde ; mais ce temps m’avait suffi pour ressentir la plus intense impression d’horreur. Comment la rendre ici ? où trouver des mots pour me faire comprendre ? Imaginez l’effet que peut produire quelque chose d’impossible… et de quasi tangible en même temps. Car, cette fois, je n’avais pas rêvé, j’en étais sûr, j’avais vu, bien vu la face de cet être : un front proéminent, surmonté de peaux plissées, ridées, qui retombaient de chaque côté comme les boucles d’une chevelure neigeuse ; point de menton, une bouche de reptile, des narines rondes au bout d’une sorte de nez camard et, au-dessus de ce nez, des yeux, de grands yeux profonds qui donnaient à cette monstruosité une apparence odieusement humaine !

J’avais vu, mais je voulais voir mieux encore et cette fiévreuse curiosité fut plus forte que la terreur et le dégoût. De nouveau ce furent des bruissements confus et comme des chuchotements derrière la porte. Alors, sans réfléchir plus longtemps aux conséquences de mon acte, je la poussai violemment ; il y eut un choc, des cris étouffés, des bonds, une débandade éperdue… Je regardai : les fourrés de cactus et de fougères s’agitèrent au passage d’invisibles fuyards. Je me lançai à leur poursuite ; un instant j’aperçus, tout près du fleuve, dans un endroit découvert, deux ou trois formes blanches ; je précipitai ma course, mais quand j’arrivai à cette clairière, il n’y avait plus rien, — rien qu’une porte aménagée au flanc de la berge, et pareille à celle que Ceintras et moi avions découverte le jour précédent.

Mais la porte, cette fois, était ouverte. M’agenouillant sur le sol, au seuil même de la galerie ténébreuse, j’essayai d’abord vainement d’y apercevoir quelque chose : il n’y avait devant moi que de l’ombre et du silence. Puis un faible bruit me parvint, analogue au tic-tac d’une pendule ; seulement je me rendis compte qu’il devait en réalité être très fort et venir de très loin. Un instant encore je prêtai l’oreille, mais soudain la porte se referma automatiquement avec un bruit sec que multiplièrent de lointains échos.

Je consultai ma montre. Elle s’était arrêtée durant notre premier sommeil, mais je l’avais remontée depuis, afin qu’elle nous indiquât au moins la durée du temps, à défaut de l’heure des hommes. Je constatai alors que la lumière violette n’avait pas disparu depuis plus de trois heures ; sans nul doute, « la nuit » allait durer longtemps encore ; inquiet de ce qui pouvait se passer autour du ballon pendant mon absence, je revins lentement sur mes pas. Sous les plantes basses et touffues, dans tous les coins où s’amassait l’ombre, je devinais que des êtres m’épiaient. Plusieurs fois même, j’entendis, derrière moi des bruits de feuilles froissées ; mais j’eus beau me retourner brusquement, écarter les branches, fouiller les buissons des mains et des yeux, m’élancer en courant sur une piste imaginaire, il me fut impossible d’entrevoir de nouveau les formes blanches vaguement aperçues quelques minutes auparavant.

Je ruisselais de sueur ; la rage et l’exaspération tendaient douloureusement mes nerfs. Je me dirigeai de nouveau vers le fleuve, afin de boire et de rafraîchir mon visage. Alors, pour la première fois, je me trouvai en face du plus prodigieux spectacle que jamais homme ait pu contempler.

Sur le fond sablonneux de la rivière, au-dessous de la sombre transparence de l’eau, apparaissaient çà et là de phosphorescentes lueurs violettes qui, s’étendant peu à peu, recouvrirent aussi les bas-fonds de gravier et les petits rocs enguirlandés de plantes aquatiques. Bientôt le fleuve eut l’air de couler sur des améthystes illuminées contre lesquelles je voyais se découper en noir les silhouettes de grands poissons qui fuyaient… Lentement, la clarté violette s’élevait dans l’eau se mélangeait à elle et, quand elle en eut atteint le niveau, le fleuve, dans la pénombre du Pôle, ressembla à quelque Phlégéthon ou à quelque Cocyte qui aurait roulé du soufre enflammé. Mais après avoir envahi l’eau, la clarté monta dans l’air, s’épandit sur les rives, et ce fut comme si le fleuve avait débordé soudain ; instinctivement, je me reculai, je me plaçai sur un petit tertre ; la clarté atteignit mes pieds en moins de cinq minutes. La tranquille régularité de son ascension et de sa diffusion donnaient l’idée d’une force inévitable, fatale. Déjà, sur les points les plus bas de la plaine, la terre en était inondée ; cela montait du sol comme une végétation de lumière ; des faisceaux minces et palpitants surgissaient, se multipliaient, se rapprochaient les uns des autres et se confondaient enfin en une nappe immobile de clarté.

Je me répétais : « C’est le jour, le jour polaire qui se lève… » Et cependant, j’étais étreint d’une angoisse contre laquelle ma raison ne pouvait rien ; j’avais l’illusion de me noyer, d’être submergé par une marée immense ; je demeurais immobile, crispant les poings, La clarté dépassa mes épaules, effleura mon menton ; alors, cela devint horrible, car il me semblait que, dans quelques secondes, j’allais suffoquer, m’étouffer, lorsque j’ouvrirais la bouche pour prendre haleine… Si puéril ou insensé que cela puisse paraître, je me baissai brusquement, à peu près pareil au baigneur qui se plonge dans l’eau d’un seul coup, afin de faire durer le moins possible une sensation désagréable de froid. Quand je me relevai, mes yeux étaient encore au-dessus de la nappe de clarté ; seuls jusqu’à l’horizon, les sommets du ballon à ma gauche et du coteau à ma droite restaient encore dans la pénombre, et, — chose que bien des hommes auront peine à concevoir, — tandis que l’azur du ciel devenait plus sombre, les étoiles pâlissaient ; elles s’éteignirent complètement derrière le rideau violet… Je levai les bras, et mes mains, en sortant de l’atmosphère lumineuse, me parurent être tout contre le ciel.

Peu de temps après, je m’assis pour me reposer un peu avant de continuer ma route. Je me souviens d’avoir, un instant, tenté d’ordonner quelque peu les milliers d’images et d’idées confuses qui tourbillonnaient dans ma tête. J’y renonçai vite : j’étais à bout de force, accablé, brisé… Et soudain le monde, autour de moi, sembla véritablement s’écrouler dans les ténèbres ; il m’est impossible de dire si je venais de m’endormir ou de m’évanouir.