Le Peuple du Pôle/10

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 143-162).

CHAPITRE x

l’être se montre

Oh ! cette face horrible, effarante !… En vérité, à présent, j’attendais les yeux fixés sur elle qu’elle s’effaçât ou s’évanouît, comme les jours précédents ; mais elle demeurait là, et chaque minute semblait accroître son atrocité… Toutes mes pensées m’avaient abandonné ; il n’y avait plus place en moi que pour une stupéfaction douloureuse et morne, et cette impression s’y est si fortement gravée qu’elle persiste aujourd’hui encore, que je sois éveillé ou que je dorme, que cet être soit ou non devant mes yeux… Non, ce ne serait pas assez de la durée d’une vie humaine pour s’accoutumer à son odieuse étrangeté. Ah ! mon souhait a été exaucé autant qu’un souhait peut l’être ! J’ai voulu voir des prodiges, j’en ai vu, je n’en ai que trop vu… Maintenant j’emporte à jamais en moi l’image de cette face qui, même si je devais un jour revenir vivre parmi les hommes, hanterait mes nuits et mes jours comme le pire des cauchemars ou la plus affreuse folie.

Dès que j’eus observé ce crâne extrêmement développé, hypertrophié par endroits et comme boursouflé d’un excès de cervelle, dès que, surtout, les grands yeux éclairés d’un reflet intérieur se furent posés sur les miens, je compris définitivement que cette créature était douée de raison. Je me rappelle avoir cherché sur elle avec une sorte d’acharnement quelque vestige d’humanité, afin de diminuer dans une certaine mesure le trouble que cette constatation apportait dans mes plus profondes habitudes intellectuelles. Mais l’aspect du monstre ne rappelait en rien celui de l’homme. Il se tenait accroupi sur ses membres postérieurs et devait marcher de même, en se servant comme appui de sa forte queue ; ses bras grotesques et courts, au lieu de tomber au repos, le long de ses flancs, semblaient véritablement sortir de sa poitrine ; point de mains véritables, mais, attachés directement aux poignets des doigts très déliés et très longs, plus longs, à ce qu’il me parut, que les bras eux-mêmes, et à peu près pareils à des tentacules.

Sur la face, nulle trace de poils : une peau blême et terne qui me faisait penser à la couleur d’une tête de veau écorchée. Les yeux étaient ronds, légèrement bombés et encastrés sans paupières visibles dans des orbites proéminentes. À la place du nez, deux trous béants d’où sortait de la buée ; au-dessous, c’était la fente démesurée d’une bouche de reptile garnie d’une multitude de dents aiguës que ne parvenaient pas à recouvrir des lèvres minces et cornées. Aux deux coins de ces lèvres qui rejoignaient presque des oreilles mouvantes et minuscules, un peu de salive suintait. Le menton n’existait pas ou disparaissait sous de flasques replis de peau molle étagés sur le cou et la partie supérieure du tronc… Puis, par deux fois, les paupières battirent et voilèrent un instant les yeux, blanches, ténues, presque diaphanes comme celles des serpents ou des oiseaux.

Il ne m’était pas possible de chercher plus longtemps à me faire illusion : cet animal et l’homme actuel ne descendaient pas du même ancêtre.

Je crois que nous restâmes à peu près cinq minutes, — cinq éternelles minutes, — à nous regarder fixement. Ensuite je me souviens d’avoir vu, immobile et glacé par l’horreur, la gueule du monstre s’ouvrir avec un sifflement doux pendant qu’il faisait un pas vers moi ; et, je ne sais trop pourquoi, cette gueule me parut alors menaçante et prête à mordre… Mes yeux se fermèrent ; je ne fus même pas capable de reculer, et je sentis bientôt une haleine âcre et glacée sur mon visage. J’aurais vu la mort s’approcher à petits pas que je n’aurais pas été plus affolé… Quand je rouvris les yeux, la face était à quelques centimètres à peine de la mienne.

Soudain une furieuse colère s’empara de moi, plus forte que le dégoût et que la peur. La taille du monstre était légèrement supérieure à la mienne et la peau flasque de son cou pendait à la hauteur de mes dents ; dans un inconcevable accès de rage contre lequel ma raison ne put rien, je me précipitai et je mordis, oui, je mordis comme font les bêtes au comble de l’effroi. Comment rendre la sensation sur mes lèvres et ma langue de cette chair pareille à un caoutchouc compact et difficilement pénétrable ?… Le monstre, épouvanté, poussa un cri qui résonna comme le grincement de deux plaques de cuivre brusquement frottées l’une contre l’autre, bondit agilement en arrière et disparut au tournant du souterrain.

Lorsque le calme et l’ordre furent peu à peu revenus dans mon esprit, il ne me resta plus qu’à maudire l’imprudence de mon mouvement impulsif ; je comprenais bien qu’à cette heure décisive où se jouaient notre avenir et sans doute notre vie, le moindre de mes actes prenait une importance considérable, et que, dominant mes nerfs, je n’aurais dû agir qu’avec une extrême réflexion. Et voilà ! cet être qui s’était évidemment approché de moi sans dessein hostile, uniquement — après une longue hésitation, — pour m’examiner de près en plein jour et tenter peut-être d’entrer en relations avec moi, je l’avais, me jetant sur lui, mordu bestialement ! Ne courions-nous pas désormais le risque d’être considérés par le peuple du Pôle comme des animaux malfaisants et dangereux ?

Je repris le chemin du ballon, fort irrité contre moi-même. Je trouvai Ceintras sur la berge, en train de ranger ses lignes et se préparant au départ. Toute la journée, il avait été aussi raisonnable que possible, il ne me semblait pas que rien de fâcheux eût altéré cet état mental durant mon absence et, avec une certaine amertume, je pensais qu’après l’acte que je venais de commettre je n’avais guère le droit de me considérer comme beaucoup plus sensé que lui. Aussi, Ceintras m’ayant demandé les raisons de mon air pensif, je lui répondis sans préambule :

— Voilà : j’ai vu un des habitants du Pôle, je l’ai vu de tout près, comme je te vois en ce moment…

— Ah ! et alors ?

— Eh bien, ce n’était pas un homme, c’était… c’était…

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas te dire… quelque chose de pareil à un grand lézard qui se serait tenu sur ses pattes de derrière…

— C’est bien cela, murmura Ceintras après quelques instants de méditation.

— Comment ? m’écriai-je, « c’est bien cela »… Tu en avais donc aperçu un déjà ?

— Oui, répondit-il. Et si je ne t’ai pas mis au courant, c’est que je ne pensais pas que le moment fût venu d’agir…

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que, — je m’en rendais bien compte, — j’ai été, ces jours-ci, malade, très malade… sans trop en avoir l’air. Et je me méfiais quelque peu des pensées qui pourraient me venir durant cette maladie. C’est fini, je vais bien, tout à fait bien…

— Mon pauvre ami ! dis-je en lui prenant affectueusement les mains… Mais, à présent, que faire ?

— Je vais continuer à y penser. Nous nous heurterons évidemment à des difficultés de toutes sortes. D’abord, nous sera-t-il jamais possible de nous faire entendre de ces créatures ? Leur gosier doit être aussi incapable d’imiter les sons du langage humain que le nôtre de produire et d’assembler d’une manière intelligente les susurrements et les sifflements dont ils usent pour exprimer leurs pensées…

— Tu sais donc aussi que leur langage…

— Oui.

— Et depuis quand ?

— D’une manière certaine, depuis tout à l’heure. Trois de ces singuliers personnages sont apparus soudain au bord du fleuve, à peine à dix mètres de moi… À ma vue, ils se sont arrêtés et après quelques instants d’ahurissement ou de peur, ils se sont mis à converser sans me quitter des yeux ; car ils conversaient, il n’y a pas de doute possible… Si j’étais demeuré immobile, peut-être se seraient-ils encore plus approchés de moi.

— Mais tu as bougé, et alors… Raconte ! raconte !

— À quoi bon ? tu en sais aussi long que moi. Et ce n’est guère le moment de parler en vain…

— Oui ! mais que faire ? mon Dieu ! que faire ?

— … Voient-ils seulement les choses de la même façon que nous ? dit Ceintras, sans avoir l’air de prendre garde à mes dernières paroles. Ils vivent en société, ils sont intelligents, peut-être même le sont-ils dans des proportions qui dépassent tout ce qu’il est humainement possible de concevoir… Mais ce n’est nullement là une raison pour que leurs sentiments ne diffèrent pas profondément des nôtres. Et s’ils ignorent la pitié, la clémence, que va-t-il advenir de nous ?

— En tout cas, dis je, ils semblent éprouver la peur, tout comme les hommes. Qui sait ? nous sommes pour eux des objets d’horreur, des cauchemars réalisés…

— Ils ont peur, évidemment. Mais ils paraissent aussi, — heureusement ! — tourmentés par une grande envie de s’instruire sur notre compte. Dire qu’il serait si simple de nous entendre !… Mais regarde, voici la nuit qui, dans un instant, va nous condamner à l’impuissance !…

Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots que ma résolution fut prise. Je m’approchai de lui et, lui posant la main sur l’épaule, je lui expliquai qu’il existait un moyen d’éviter le sommeil. Je lui exposai également les raisons pour lesquelles je n’avais pas cru devoir le mettre au courant. Il m’approuva, — il lui était bien difficile de faire autrement, — mais je compris qu’il ne pouvait tout de même se garder d’une certaine irritation à mon endroit. Pour y parer, je continuai à me justifier de mon mieux :

— Tu vois, à présent que tu es… que tu es guéri, je me hâte de mettre un terme à cette cachotterie nécessaire.

— Parfaitement ! je ne t’en veux pas. Pour quoi t’en voudrai-je ?… C’est égal, tu fais tes coups en dessous, tu sais dissimuler ! Mes compliments. Ah ! ah !…

Il riait ; mais ce rire sonnait un peu faux.

— Je suis guéri, reprit-il, et je constate avec plaisir qu’il te tardait de le reconnaître. Seulement, je t’en prie, évite bien de me faire sentir, en prêtant à mes paroles et à mes gestes une attention spéciale, que tu crains encore une rechute… Ceci, je ne te le pardonnerais pas.

— Mais qu’est-ce qui te fait croire ?…

— Tu tiens à me faire parler au delà de mon intention ? Qu’à cela ne tienne ! Eh bien, si par hasard tu l’ignores, la maladie que j’ai eu s’appelle folie, et chacun sait que quelqu’un qui a été fou peut le redevenir un jour ou l’autre… Je ne veux pas que tu m’y fasses penser à chaque instant. J’ai été fou, je ne suis plus fou ; oublie que je l’ai été.

Il répéta plusieurs fois encore d’un air de menace et de défi : « Je ne suis plus fou ! » Et moi, devant cette exaltation de mauvais augure, je craignais qu’au moment même l’affreuse démence ne posât de nouveau ses griffes sur lui !

Dix minutes plus tard nous étions embusqués derrière un buisson, aux environs de la trappe la plus proche. Ceintras, qui avait emporté dans sa poche une bouteille de cognac, buvait de temps à autre une gorgée, avec délice… Notre attente ne fut pas de longue durée. Avant même que la lumière violette eût tout à fait disparu, les monstres sortirent en assez grand nombre. Sur le seuil, ils échangèrent des susurrements en se dandinant et en balançant la tête ; puis ils se tournèrent presque tous à la fois vers le ballon et agitèrent avec animation leurs bras trop courts.

— Vois-tu, dis-je à Ceintras en abaissant autant que possible le ton de ma voix, je suis persuadé qu’un jour nous pourrons parvenir à nous faire comprendre… Fais abstraction de leur aspect odieux et inouï : est-ce que le sens de ce qu’ils pensent ou disent ne t’apparaît pas clairement ? La traduction se fait tout naturellement en mon esprit : « Que deviennent les êtres qui nous sont arrivés par les chemins du ciel ? Irons-nous voir ce qui se passe ? — Sont-ils dangereux ? — Non ! — Si ! — En tout cas, ils ne sont pas pareils aux poissons du fleuve ou aux oiseaux des bosquets : ils construisent comme nous des machines et leur voix semble exprimer des pensées… »

— C’est entendu, interrompit Ceintras en haussant les épaules, je te confie le rôle d’interprète… Mais pour le moment, essayons de nous approcher d’eux.

Nous sortîmes lentement de notre cachette. Un monstre nous aperçut presque aussitôt et poussa un cri d’alarme. Une vive émotion parut régner au milieu de leur troupe ; Ceintras et moi, décidés à en finir, continuâmes à nous avancer en évitant tout mouvement trop brusque. Nous ressemblions aux enfants qui guettent les papillons et se dirigent vers eux sur la pointe des pieds, en retenant leur souffle. Nous redoutions à chaque instant que l’un des monstres ne donnât le signal d’une débandade éperdue. En vérité, c’eût été pour nous un grand désappointement… Mais, grâce à la prudence avec laquelle nous effectuâmes nos travaux d’approche, tout se passa comme nous le désirions et, un instant plus tard, les habitants du Pôle s’étant contentés de poursuivre leur conversation en nous regardant avec une attention extraordinaire, nous nous trouvâmes au milieu d’eux.

Alors Ceintras, — qui devait avoir préparé de longue date cette plaisanterie d’un goût contestable, — s’inclina de l’air le plus aimable du monde et dit :

— Messieurs nos hôtes, bien que vous soyez absolument répugnants et que nous ne nous plaisions guère en votre compagnie, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Leurs chuchotements redoublèrent. À présent ils ne paraissaient pas autrement effrayés ; seuls, les gestes trop vifs qu’il nous arrivait de faire sans y prendre garde provoquaient de temps à autre un brusque frisson dans la petite troupe à peu près alignée devant nous.

— Par où commencer ? demandai-je à Ceintras en me tournant vers lui.

— Dame ! je crois que le mieux est de s’en remettre au hasard… Tiens ! si nous tentions de nous faire suivre par eux jusqu’à la cabine ?

— Je ne vois pas très bien à quoi cela nous avancera.

— Moi non plus. Seulement, je me rappelle que notre habitation d’aventure avait l’air, ces jours-ci, d’exciter leur curiosité. Peut-être se montreront-ils enchantés de notre invitation… Mais comment la leur transmettre ?

Nous cherchâmes les gestes les plus naturellement intelligibles, nous fîmes les signes qui en pareil cas se seraient imposés entre hommes ne parlant pas la même langue : les monstres ne parurent pas comprendre ; ils nous regardaient, se regardaient les uns les autres et ne bougeaient pas. À la fin, risquant le tout pour le tout, Ceintras, sans manifester du reste la moindre répulsion, en prit un par le bras, aussi doucement que possible, et se mit en devoir de l’entraîner.

Je regardais cette scène affolante, le cœur battant à rompre… Qu’allait-il se passer ? Avec une joyeuse satisfaction, je vis que le monstre cédait d’assez bonne grâce au désir de Ceintras. Il poussa plusieurs cris, dans lesquels je vis, assez puérilement sans doute, une prière qu’il adressait à ses semblables de ne point l’abandonner ; ceux-ci de nouveau se dandinèrent et secouèrent la tête pendant quelques secondes, puis s’ébranlèrent et nous suivirent sans hésitation apparente.

Quand nous fûmes arrivés au ballon, Ceintras conduisit immédiatement son compagnon devant l’emplacement du moteur et le lui désigna du doigt à plusieurs reprises. Le monstre reproduisit ces gestes de son mieux en se tournant vers les autres qui crurent bon de l’imiter. Évidemment, ils s’étaient mépris sur le sens du geste. Mais comment les détromper ?

— Ils sont totalement idiots, déclara Ceintras qui manquait de patience… En voilà assez pour ce soir ! Toutes ces émotions m’ont affamé ; si nous mangions ?… Oh ! une idée !… Nous pourrions les inviter ; qu’en penses-tu ?

— Je pense, répondis-je, que nous ferons bien de prendre cette plaisanterie au sérieux. La faim est un besoin primordial de toute créature vivante et il y a peut-être quelque chose à tenter de ce côté-là.

Laissant Ceintras devant la cabine, j’allai découper quelques tranches de jambon. J’en présentai une à celui des monstres que Ceintras ne cessait d’appeler depuis quelques minutes son nouvel ami ; il s’en saisit avec appréhension, la considéra, puis la tendit à son voisin ; elle passa ainsi de mains en mains. Le dernier des monstres, après l’avoir examinée et palpée comme le reste de la bande, la flaira minutieusement et la mit… dans sa poitrine. Et je m’aperçus alors que le peuple du Pôle connaissait l’usage des vêtements : ce que j’avais pris tout d’abord pour la peau de ces êtres n’était en réalité qu’un manteau de cuir blanchâtre qui les enveloppait presque entièrement et formait sur la tête de certains d’entre eux une sorte de capuchon. Notre cadeau avait été précieusement enfoui dans une poche !

— Ils ne peuvent évidemment pas savoir que c’est comestible, dit Ceintras en riant.

— Qui sait, ajoutai-je, s’ils ne croient pas que nous voulons les empoisonner ?

— Mangeons, en tout cas ; ils comprendront alors que nos intentions ne sont pas criminelles.

Tandis que nous mangions, ils resserrèrent leur cercle autour de nous. Puis, après une discussion animée avec ses compagnons, un d’entre eux, — l’ami de Ceintras, je crois, — s’approcha et nous offrit deux poissons curieusement desséchés qu’il tira de son manteau de cuir.

— Diable ! s’écria Ceintras, mais il me semble que nos affaires marchent très bien : ils ne veulent pas être en reste de politesse avec nous !

— Qu’allons-nous faire de ces poissons ? Les mangeons-nous ? Ils ne m’ont pas l’air très alléchants.

— Fais comme tu voudras. Moi, je mange le mien. Je crois que c’est préférable : ils n’auraient qu’à être vexés !…

J’entendis le poisson craquer sous les dents de Ceintras comme une croûte de pain dur.

— Est-ce bon ? demandai-je.

— C’est ignoble,

Et il l’avala stoïquement.

Le jour commençait à poindre. Le fleuve, devant nous, apparaissait comme une immense écharpe lumineuse négligemment jetée sur la plaine encore obscure. Des vols de ptérodactyles sillonnaient l’air par intervalles et passaient, petites taches éperdues et mouvantes, entre les astres et nos yeux. Je constatai bientôt que des querelles s’élevaient dans la troupe des monstres ; sans doute, leurs occupations devaient, à cette heure, les ramener sous la terre, et plusieurs étaient d’avis de demeurer malgré tout en notre compagnie. Mais ce fut un bien plus beau tumulte lorsqu’une autre bande vint s’adjoindre à ceux qui avaient passé la nuit avec nous. Ceux-ci renseignèrent les nouveaux venus, encore très timides et méfiants, à grand renfort de cris, de sifflements et de gestes. Puis les querelles recommencèrent ; même quelques horions furent échangés.

— Bon ! m’écriai-je, ils ne diffèrent pas tant des hommes qu’on aurait pu le supposer d’abord.

— C’est vrai, dit Ceintras. Mais, puisqu’ils sont gentils au point de ne se séparer de nous qu’à regret, si nous les accompagnions un bout de chemin ? Ça couperait court à leurs disputes.

— Accompagnons-les. Suivons-les même sous terre s’ils veulent bien… Le moteur est lourd, ils n’ont pas dû l’emporter très loin, et, d’autre part, quand nous l’aurons retrouvé, je ne pense pas qu’ils osent nous contester le droit de le reprendre…

Ceintras, décidément de joyeuse humeur, approuva ma résolution. Après nous être munis de quelques provisions et, par prudence, de nos revolvers, nous nous dirigeâmes vers une des trappes. Les monstres nous suivirent sans difficulté. Mais, comme s’ils avaient deviné et redouté nos intentions, à quelques mètres de la trappe ils se concertèrent durant quelques instants, puis se précipitèrent dans le souterrain avec une agilité extraordinaire. La plaque de métal se referma sur eux avant que nous fussions revenus de notre ahurissement. Et, dans son désappointement, Ceintras n’eut d’autre consolation que celle de déverser sur le peuple du Pôle le stock d’épithètes injurieuses ou simplement malveillantes qu’il put trouver en sa mémoire…

Durant les deux nuits qui suivirent, il n’y eut aucun progrès dans nos relations avec les monstres. Nous remarquâmes même qu’après leurs sorties ils ne manquaient plus de fermer les portes par lesquelles nous avions résolu d’entrer subrepticement. Cependant, le temps nous pressait ; dans l’enveloppe du ballon il ne devait plus guère rester d’hydrogène et celui que nous possédions en réserve dans les obus suffirait tout juste à notre retour. Pénétrer dans ce mystérieux monde souterrain devint alors notre idée fixe. Nous reparlâmes sérieusement de faire sauter une des portes, mais nous renonçâmes à ce moyen qui était trop violent pour ne pas risquer d’irriter nos hôtes. L’occasion se chargea de nous fournir un ingénieux stratagème.

Sur la fin de la troisième nuit, une troupe de quarante monstres environ apparut au bord du fleuve et, sans trop se soucier de nous, certains d’entre eux se mirent à dérouler un grand filet composé de minces lanières de cuir blanc. Bientôt la troupe se sépara en deux équipes qui s’affairèrent chacune à un bout du filet, puis, celle qui se trouvait la plus rapprochée du fleuve y entra sans hésitation et le traversa à la nage avec une souplesse merveilleuse. Quand le filet, tendu et maintenu sous l’eau par des poids, eut barré le fleuve dans toute sa largeur, les deux équipes le hâlèrent d’amont en aval sur un parcours de cinquante mètres environ ; après quoi, ceux des monstres qui avaient déjà traversé l’eau revinrent à la nage vers leurs compagnons, et enfin le filet chargé de poisson fut ramené sur la rive.

Un peu plus tard, tandis que les monstres recommençaient ailleurs leurs opérations, nous rencontrâmes, devant une trappe plus grande que les autres, une sorte de chariot à demi rempli de poissons. La porte restait inexorablement close, mais il était sûr que dans quelques instants elle s’ouvrirait pour laisser entrer le chariot ; il était de dimensions assez considérables… Je crois que l’idée de nous y dissimuler surgit en même temps dans l’esprit de Ceintras et le mien.

— Ceintras, murmurai-je, un peu pâle, sans quitter le chariot des yeux…

— Oui, oui, je devine ce que tu vas me dire…

— Eh bien ?

Il me montra du doigt le grouillement argenté des poissons dont beaucoup étaient vivants encore :

— Ça ne te dégoûte pas un peu de t’ensevelir là-dessous ?

— Il est sûr que je préférerais une litière de velours et de soie, mais nos hôtes ont oublié de mettre rien de semblable à notre disposition.

— Piteux appareil pour la réception des premiers ambassadeurs de l’humanité auprès du peuple du Pôle !

— Évidemment, mais le temps nous presse, voici l’aube… Et c’est peut-être une occasion unique.

— Oh ! une occasion unique !…

— Enfin, agis à ta guise. Tu es libre. Moi, je tente l’aventure…

Ceintras, comme c’était à prévoir, céda. Nous nous enfouîmes, surmontant notre répulsion, entre deux couches de petits corps froids, humides et visqueux dont les vertèbres, au-dessous de nous, craquèrent écrasées, et qui, sur nos mains et nos visages, s’agitaient dans les dernières convulsions de l’asphyxie. Déjà plus qu’à moitié suffoqués par leur odeur écœurante, nous nous crûmes définitivement étouffés lorsque les monstres, au moment de regagner leurs demeures souterraines, empilèrent au-dessus de nous d’autres poissons pour remplir complètement le chariot. Nous ménageâmes tant bien que mal un passage pour que l’air pût arriver jusqu’à nos bouches ; puis nous sentîmes le véhicule s’ébranler. Un instant après, le retentissement à l’infini du bruit qu’il faisait en roulant nous apprit que le libre firmament n’arrondissait plus sur nous sa voûte illimitée et que nous étions dans les entrailles de la terre, en route vers l’inconnu.