Le Peuple du Pôle/11

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Société du Mercure de France (p. 163-188).

CHAPITRE xi

excursions souterraines

— Attention, dit Ceintras à mon oreille, le moment critique est arrivé.

Le chariot s’était arrêté soudain, et je ne sais trop pourquoi, j’eus la certitude que nous venions de quitter à ce moment un étroit corridor pour entrer dans une vaste salle. À voix basse, nous nous concertâmes. Devions-nous attendre, ou surgir immédiatement de notre cachette ? Ceintras émit une idée qui me terrifia : le poisson que lui avait offert, un des monstres était très sec, presque carbonisé… Si on se contentait, sans préparation préalable, de pousser dans les fours après la pêche les chariots, qui étaient de métal ?

— Bigre ! m’écriai-je, voilà un risque qu’il ne faut pas courir !

Alors, je m’aperçus que, dans mon émotion, j’avais parlé très haut : de toutes façons, il devenait donc inutile d’hésiter sur la décision à prendre… Nous sortîmes de notre cachette souillés, visqueux, puants. Un premier coup d’œil suffit à nous convaincre que, pour le moment, nous étions seuls dans la cuisine ou l’une des cuisines de la communauté polaire.

C’était une salle circulaire d’un diamètre de trente mètres environ, dont le plafond, étayé par quatre piliers de granit, formait une sorte de coupole. L’endroit ne manquait pas d’une certaine majesté. Sur de longues tables de pierre gisaient des poissons éventrés ; au milieu de la salle, entre les quatre piliers, nous trouvâmes une sorte d’immense gril fait de minces tiges de fer parallèles qu’un courant électrique portait à une température élevée : je m’aperçus de ce détail à mes dépens après avoir sans méfiance posé une main sur l’appareil.

Comme c’était à prévoir, les monstres ne tardèrent pas à paraître. Au grand dépit de Ceintras, qui se réjouissait à l’avance de « la tête qu’ils allaient faire et du bon tour que nous leur avions joué », ils ne manifestèrent pas outre mesure leur stupéfaction. En réalité, sur leurs visages, il nous était bien difficile de lire les sentiments qu’ils éprouvaient. Nous ne pouvions même jamais être sûrs qu’ils parlaient de nous ; les attitudes usitées dans telle ou telle circonstance d’une vie sociale sont si souvent à l’opposé de celles que la nature et la logique sembleraient indiquer ! N’est-il pas inconvenant, dans nos pays civilisés, de montrer du doigt la personne dont on parle ?

En tout cas ils se mirent vite au travail, sans paraître nous prêter grande attention. Certains nettoyaient les poissons, d’autres les disposaient sur le gril ; d’autres vidaient les chariots ; ceux-ci se contentèrent de nous regarder avec insistance, quand ils arrivèrent au chariot dans lequel nous nous étions cachés et dont nous avions à coup sûr endommagé le chargement.

Des halètements énormes de machines parvenaient jusqu’à nous par les quatre galeries qui aboutissaient à la cuisine polaire. Nous résolûmes de suivre au hasard l’une d’elles. Si, comme tout nous portait à le croire, le peuple du Pôle nous avait subtilisé noire moteur pour en étudier le fonctionnement, il devait se trouver en ce moment dans le domaine des mécaniciens et des savants, non dans celui des cuisiniers. Du reste, il faut bien avouer, — si insensé que cela puisse paraître, — que la raison primitive de notre expédition souterraine ne s’imposait déjà plus très nettement à notre esprit, et que, durant bien longtemps, une curiosité émerveillée allait seule nous inspirer nos recherches et nos démarches.

Nous nous engageâmes donc dans une des galeries, sans que cela provoquât la moindre résistance de la part des monstres. Ils étaient si affairés ou, pour mieux dire, si intimement liés à leur tâche, qu’il nous semblait dès lors presque inconcevable qu’aucun d’eux, pour une raison ou une autre, pût s’en distraire un seul instant. D’ailleurs, cette harmonieuse intimité entre l’ouvrier et son travail ne cessa pas de nous frapper d’admiration, aussi longtemps que se prolongea notre séjour dans les régions souterraines du Pôle. Ce fut à peine si, sur notre passage, les êtres livides, porteurs d’objets mystérieux, que nous rencontrâmes, se détournèrent pour nous regarder…

Cependant les halètements des machines devenaient toujours plus formidables : on eût dit que nous arrivions au cœur même de ce monde actif, frénétique, prodigieusement vivant, et que nous étions aspirés dans l’une de ses artères par le propre mouvement de sa vie. Nous débouchâmes enfin dans une nouvelle salle plus grande encore que la première où, de seconde en seconde, une énorme bielle d’un métal éblouissant surgissait jusqu’au plafond puis disparaissait presque tout entière, engloutie par un puits rectangulaire aménagé dans le sol. Commandées par cette bielle, une quantité de machines remplissaient mes oreilles de leur multiple bourdonnement. — Nul monstre, à première vue, dans la salle. Cependant, après en avoir fait le tour, nous en découvrîmes deux au sommet d’une tourelle élevée contre la paroi et qui atteignait presque la voûte. Une sorte d’échelle conduisait jusqu’à la plate-forme où ils venaient de nous apparaître. Nous nous enhardissions peu à peu, et, sans même avoir eu besoin de nous concerter, nous allâmes les observer à leur poste.

Quand nous passons dans un village humain, l’image de chaque individu se reflète en nous accompagnée de diverses impressions que traduisent des mots consacrés comme vieux, jeune, laid, joli… Jusqu’ici, en face des habitants du Pôle, nous n’avions pu éprouver rien de semblable. Ils étaient tous également horribles, pareillement vêtus de cuir blanc et à peu près aussi difficiles à distinguer au premier coup d’œil les uns des autres que des chiens de même race dans un chenil. Une fois parvenus au faîte de la tourelle et face à face avec les monstres qui s’y trouvaient, nous eûmes pour la première fois, en considérant l’un d’eux, l’idée très nette de ce qu’était une extrême vieillesse chez les êtres de cette race.

Il se tenait accroupi devant un appareil qui rappelait assez bien par son aspect une machine à écrire et posait de temps à autre un de ses longs doigts sur les touches qui devaient actionner électriquement les machines dont le ronflement retentissait à mes pieds. Il observait aussi avec une attention soutenue une aiguille horizontale qui oscillait près de lui au-dessus d’un plateau gradué ; lorsque la pointe de cette aiguille tendait à se rapprocher d’une raie située au milieu du plateau, le vieux monstre poussait un levier situé à sa gauche et l’aiguille peu à peu reculait. Ceintras, avec quelque apparence de raison, conclut que nous devions nous trouver en présence d’un manomètre. Mais plus que ces détails mécaniques, la physionomie du mécanicien m’intéressait.

Effroyablement ridé, les veux ternis et suintants, le corps, immédiatement au-dessous de la lèvre inférieure, tout boursoufflé par de mulliples replis de peau jaunâtre et parcheminée, plus hideux encore, s’il est possible, que la plupart de ses congénères, ce personnage ne m’en inspirait pas moins un étrange respect, tant je le devinais chargé d’ans et de sagesse. À notre arrivée, sans même se tourner vers le monstre d’aspect ordinaire qui se tenait immobile à ses côtés, il émit deux ou trois brefs susurrements auxquels l’autre répondit plus brièvement encore. Le sens de cet entretien me parut évident : « Voilà donc les êtres singuliers dont vous parlez sans cesse ? — Ce sont bien eux. » Après quoi, sans prendre un quart de minute pour nous envisager, il se remit à faire aller méthodiquement ses mains sur le levier et les touches de l’appareil.

Nous partîmes de nouveau à la découverte par la première galerie qui s’offrit à nous, sans trop savoir dans quel sens nous allions, sans peur de ne plus retrouver par la suite notre chemin vers le ballon et le libre ciel. La curiosité nous enivrait véritablement ; nous avions à peine pris le temps de nous étonner devant un spectable inattendu ou un objet de destination mystérieuse, de nous extasier devant une machine que, déjà, nous brûlions de contempler autre chose de plus inattendu, de plus mystérieux, de plus admirable encore.

Je ne saurais m’attarder davantage à raconter dans l’ordre notre exploration et à décrire les sentiments successifs qui en résultèrent pour nous. Je ne peux en toute raison attacher à ce que j’écris qu’une importance documentaire et le mieux est, dès à présent, de donner un résumé d’ensemble de ce que nous vîmes, et d’exposer les conclusions, — nécessairement hâtives et sans doute erronées bien souvent, — que nous crûmes pouvoir en tirer.

Ce qui frappe à première vue dans le monde polaire, c’est sa relative exiguité. La lumière violette et la chaleur, la vie et la civilisation qui en sont les conséquences, s’étendent sur un domaine circulaire dont le diamètre ne doit pas excéder de beaucoup douze lieues. Les galeries souterraines rayonnent dans un espace encore moindre. On se trouve évidemment en présence d’une parcelle de la Terre, qui, lors de la formation des banquises éternelles du Pôle, fut épargnée pour des raisons dont une au moins, même aujourd’hui, n’est pas indiscernable et que j’exposerai un peu plus loin. En tout cas notre exploration apportera un argument décisif en faveur de la thèse selon laquelle les glaces des Pôles, sur la Terre et dans les planètes voisines, se sont formées brusquement, à la suite de grands cataclysmes naturels. Donc, séparés à tout jamais du reste du monde par les murailles infranchissables du froid, quelques individus d’une race alors existante, — race d’iguanodons ou d’êtres analogues, — ont pu continuer à vivre aux environs immédiats du Pôle Nord. Ceci admis, on conçoit que la nécessité immédiate d’une lutte à outrance pour la vie dans des conditions aussi défavorables ait aussitôt donné une énorme impulsion au progrès général de l’espèce et que celle-ci ait conquis l’intelligence dès une époque où les ancêtres eux-mêmes de l’homme étaient destinés à rester longtemps encore dans les limbes du possible.

Si le pays du Pôle n’a pas été condamné comme les territoires qui l’entourent à porter pour toujours un fardeau de glaces stériles et mortelles, cela est dû à la présence en cet endroit d’un immense calorifère naturel. Il est probable que les eaux de l’Océan, non loin du continent où je me trouve, s’engouffrent dans les profondeurs de la terre, s’échauffent jusqu’à l’ébullition au contact du feu intérieur, et reviennent ensuite par toutes sortes de canaux à proximité de la surface ; elles jaillissent même çà et là en geisers salés que nous aurions découverts le lendemain même de notre arrivée, si nous avions poussé notre excursion un peu au delà des collines. Ce qui est sûr, c’est que les monstres polaires ont su asservir depuis d’incalculables séries de siècles cette force qui bouillonne au cœur de leur monde. N’ayant jamais eu rien à espérer du ciel, du soleil, de toutes ces vertus naturelles que les hommes se se sont accoutumés de bonne heure à prendre pour les attributs de Dieu ou les conséquences de sa bonté, ils nous prouvent merveilleusement aujourd’hui, après avoir transformé à la longue la force qu’ils avaient à leur disposition en principe même de vie, que toute créature douée d’intelligence et de raison risque d’être victime d’une illusion en supposant qu’elle n’est pas pour elle-même son unique Providence.

À la plupart des carrefours du monde polaire on entend le grondement tumultueux de l’eau bouillante emprisonnée dans d’énormes tuyaux de métal. Une fois même, ayant suivi longtemps une galerie qui descendait en pente rapide, nous atteignîmes les bords d’un gouffre colossal tout embué de vapeur suffocante, au fond duquel, invisible, le fleuve souterrain ou une de ses ramifications les plus considérables tombait en cataracte et roulait avec un fracas de tonnerre. Ce fut à peine si dans l’opaque buée nous pûmes distinguer à quelques mètres de nous une immense roue, — fantôme effarant de machine, — qui, entraînée par la force de la chute ou du courant, tournait avec une indescriptible vélocité.

Il est hors de doute (et il me semble qu’on peut pressentir dès à présent ce fait qui un instant plus tôt eût été bien difficile à concevoir) que les monstres polaires fabriquent eux-mêmes la lumière de leurs jours en utilisant cette formidable et inépuisable source d’énergie. Par quels procédés ? Ceintras crut une fois avoir trouvé le secret de l’énigme, — secret dont personne ne pourrait contester le prix. — Mais il n’est plus là aujourd’hui pour me répéter une démonstration à laquelle je ne prêtai sur le moment qu’une oreille distraite et une attention peu familiarisée avec des questions scientifiques aussi ardues. Ce que j’ai retenu, c’est qu’il tenait les habitants du Pôle pour d’extraordinaires électriciens. Je crois aussi me rappeler qu’il considérait en définitive le jour polaire comme le résultat d’une chaleur lumineuse de nature électrique, mais, ceci, je n’ose pas l’affirmer, ni insister davantage, étant à peu près sûr que tout ce que j’écrirais là-dessus ne pourrait apparaître à des savants que comme l’inintelligence et l’incohérence mêmes.

Après avoir été obligé de rester dans le vague sur ce point capital, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je vais à présent donner quelques chiffres précis sur la durée du jour et de la nuit polaire. Comme je l’avais constaté dès la première fois où il me fut possible de ne pas succomber au sommeil, la durée de la nuit était assez brève ; entre la disparition complète de la clarté violette et les premiers signes de son retour, j’ai noté des temps variant à la surface du sol de 3 h. 35 minutes à 3 h. 44 minutes et sous la terre de 3 h. 24 minutes à 3 h. 35 minutes. Ce fut lorsque nous passâmes la nuit dans la salle où nous avions rencontré le vieux monstre et dans les salles situées au même niveau que nous observâmes la moindre durée, d’où je crois pouvoir conclure que la durée augmentait proportionnellement à la distance qui séparait de ce niveau le lieu, — supérieur ou inférieur à lui, — où nous nous trouvions. Le jour n’apparaît pas autrement dans la partie souterraine du Pôle qu’à la surface, à cela près que dans les salles et les galeries situées au-dessous du niveau dont il vient d’être question, il ne s’élève pas du sol, mais tombe de la voûte. Quant au jour, il dure environ seize heures trois quarts.

C’est l’observation des astres et du soleil qui a fourni aux hommes les principes sur lesquels ils se basent pour mesurer les temps. Mais au Pôle, le soleil est un objet inutile et l’on ne doit pas prêter beaucoup plus d’attention aux étoiles du ciel qu’aux pierres de la plaine. Pour diviser pratiquement la durée, le peuple du Pôle se sert de vases d’argile plus ou moins volumineux d’où l’eau s’échappe en minces filets. Tels vases donnent la mesure de la cuisson des poissons, par exemple, tels autres de la nuit, tels autres du jour. Un de ces derniers, qui sont naturellement de dimensions considérables, a été accroché en face de la tourelle où siège le vieux monstre. Un jour que nous avions résolu d’observer minutieusement son manège, nous demeurâmes à côté de lui et de son jeune compagnon jusqu’au moment où l’eau cessa de couler ; aussitôt, s’étant baissé, il poussa ün levier placé entre ses pattes ; alors les machines cessèrent peu à peu de ronfler et en moins d’une minute ce fut la nuit, la nuit noire que ponctuaient seulement autour de nous les quatre yeux des monstres, luisants comme des escarboucles.

Le plus vieux de ces deux êtres était donc un des personnages les plus importants de la communauté polaire ; d’une défaillance, d’un oubli ou d’une distraction de sa part risquait de résulter toute une série de conséquences désastreuses : le froid, l’obscurité, la suppression momentanée de l’activité individuelle et sociale, fléaux qu’il pouvait également dispenser dans un accès de colère, par besoin de vengeance, et même, — ce qui sur le moment ne parut pas absurde à mon âme étourdie et bornée d’homme, — par caprice ou par fantaisie. Combien devait être grand aux yeux des habitants du Pôle, de ce monde où tout était produit mécaniquement, même les conditions premières de la vie, le prestige de celui d’entre eux qui surveillait le fonctionnement de la machine cardinale ! Apparemment, il était pour eux un roi, peut-être même un dieu… Telles furent les pensées qui me vinrent tout d’abord à l’esprit. Des constatations ultérieures devaient les modifier singulièrement, ou tout au moins me prouver que, pour prononcer ou écrire à propos de créatures si éloignées de nous des mots comme respect, prestige, royauté, divinité, il fallait être influencé par un présomptueux anthropomorphisme. Il est probable (et je me contente de dire : il est probable) que leurs notions intellectuelles ne doivent pas essentiellement différer des nôtres, que les théorèmes géométriques sont vrais pour eux comme pour nous, mais ce qui est sûr c’est que leur morale et leur moralité ne rappellent en rien les confuses collections d’habitudes héréditaires auxquelles ces termes servent d’étiquettes dans les langages humains.

Ce monde étant clos comme une prison, le nombre de ses habitants doit être rigoureusement limité dans l’intérêt même de la conservation de l’espèce, et nul ne peut y vivre sans avoir une raison expresse de vivre, sans accomplir une tache précise et inévitable. L’humanité est trop vaste et trop complexe pour que des siècles ne nous séparent pas encore du jour où elle réalisera son idéal social, si tant est qu’elle le réalise jamais ; même aux yeux des plus optimistes nos mœurs, nos lois et nos gouvernements actuels ne peuvent être autre chose que de grossières ébauches, sinon de ridicules caricatures de cet idéal inaccessible ou infiniment lointain. En revanche, dans le microcosme polaire, tout est si merveilleusement réglé et ordonné que, devant les moindres manifestations de son activité, on a l’impression de ce déterminisme harmonieux qui préside aux mouvements des machines. Qu’un organe de cette machine soit défectueux, on le supprime sans vaine et misérable pitié et on le remplace par un autre qu’on a sous la main, tout prêt. En effet, nous ne tardâmes pas à constater au cours de notre exploration souterraine que certains monstres, ceux surtout qui étaient chargés de fonctions importantes, difficiles et dont l’exercice exigeait une certaine accoutumance, avaient toujours à leurs côtés un « double », un compagnon immobile et attentif dont ils ne se séparaient pas et qui était indubitablement leur successeur éventuel.

Nous assistâmes presque consécutivement à trois suppressions de monstres. Ils s’égorgèrent eux-mêmes, tout simplement, sans que ceux de leurs congénères qui assistaient à cette étrange opération parussent manifester aucun trouble. Encore une fois, sur de tels visages, il est impossible qu’un homme lise les sentiments avec quelque certitude ; cependant de l’attitude des victimes, de la tranquillité avec laquelle elles allaient présenter leur gorge à une machine d’où surgissait une sorte de poignard après un déclic qu’elles provoquaient de leur propre main, il faut conclure que ce droit à la vie que réclament si éperdument les humains sur la foi de quelques-uns de leurs prophètes moraux est remplacé chez les créatures polaires par la conviction profondément enracinée de la nécessité de la mort en certaines circonstances.

Aussi, les vieux monstres sont-ils infiniment rares ; en ce qui me concerne, tant que j’ai vécu parmi le peuple du Pôle, je suis à peu près persuadé de n’en avoir rencontré qu’un. Et, à franchement parler, si l’on excepte quelques fonctions où une grande habitude et une extrême pondération sont les qualités requises, il est bien évident qu’au delà d’un âge relativement peu avancé, l’individu devient inférieur à lui-même et à sa tâche. C’est aux vieillards que, par suite d’une inexplicable aberration, sont confiés les emplois les plus considérables dans les sociétés humaines. Quelles ne seraient pas la force et la vitalité d’une nation moralement et matériellement dirigée par des hommes de moins de quarante ans ! On parlera du respect dû aux vieillards ? Le respect consiste-t-il à les laisser remplir avec une incapacité fatale diverses missions dont d’autres s’acquitteraient mieux qu’eux ? Mais on se dit : Cela leur est bien dû et, après tout, les affaires vont leur train tout de même ; laissons-les mourir à leur poste : nul n’en souffrira !

Ainsi la gérontocratie entrave le progrès humain. Est-ce à dire qu’il faudrait logiquement supprimer les vieillards, ou limiter la vie à un certain âge chez les hommes comme au Pôle ? Non, puisque l’humanité possède un domaine vaste et riche qui lui permet de supporter des inutilités sans détriment immédiat pour elle ; il suffirait de généraliser le système des retraites, de le rendre obligatoire au delà d’un âge variant selon les fonctions, et de ne pas accorder à l’impuissance d’autre importance que celle qu’elle mérite. Mais, au Pôle, devant la nécessité de réaliser un maximum d’énergie avec un minimum d’encombrement, il a fallu de bonne heure et probablement de tout temps se résigner à ne laisser personne mourir de vieillesse.

Du reste, la suppression de tel ou tel monstre n’offre pas simplement un intérêt négatif, puisque les autres tirent parti de sa dépouille pour fabriquer de la graisse et du cuir. C’est ce qui explique pourquoi, à première vue, nous avions pris pour la peau même des monstres les vêtements de cuir blanc qui s’adaptent si parfaitement à leurs corps. Certains d’entre eux conservent même le cuir du crâne et le transforment pour leur usage personnel en une sorte de capuchon bizarre et compliqué. Il nous parut par la suite que c’était la parure distinctive des femelles. La coquetterie féminine serait-elle un sentiment profond et essentiel au point de pouvoir, à l’exclusion presque absolue de tout autre, coexister dans une certaine mesure chez deux races radicalement différentes ?… Quant à la graisse, bien qu’il y ait au Pôle des gisements d’huile minérale et que les monstres n’ignorent pas l’art de l’extraire du sol, ils s’en servent ordinairement pour adoucir les frottements des parties les plus délicates de leurs machines. Avant de se récrier d’horreur sur tout cela, qu’on réfléchisse que, dans la faune polaire, il ne se trouve pas de gros animaux et que, pour produire cette graisse et ce cuir, objets indispensables, force est au peuple du Pôle de se contenter des éléments qu’il a sous la main.

Peu de temps après avoir quitté la salle où s’agitait la grande bielle éblouissante, nous tombâmes dans une véritable nursery. Sous la surveillance de quelques femelles, nous vîmes s’ébattre une vingtaine de petits monstres qui, à notre approche, saisis d’une folle terreur, allèrent se blottir dans le giron de leurs gardiennes ; ils avaient des fronts énormes, disproportionnés, où rayonnaient au-dessus de chaque œil des faisceaux de grosses veines frémissantes ; leur peau était d’une blancheur lactée ; l’aspect de leurs membres donnait une impression extraordinaire de fragilité, d’inconsistance même, et malgré ma curiosité je n’osai pas m’emparer de l’un d’eux qui, en fuyant, passa presque à portée de ma main, par crainte de l’écraser ou de le briser. Tout autour de la salle, — preuve définitive de la nature saurienne du peuple du Pôle, — des œufs étaient alignés sur des appareils du genre de nos couveuses artificielles. Leurs dimensions étaient à peu près celles des œufs d’autruches, mais, en l’absence de tout tégument calcaire, ils n’avaient qu’une enveloppe membraneuse bleuâtre, diaphane, à travers laquelle apparaissait la silhouette courbe du monstre près d’éclore.

Nous assistâmes même, deux jours plus tard, à l’éclosion en masse de ces œufs. Les nouveau nés, qui étaient presque immédiatement capables d’aller et venir tout seuls, furent examinés par dix monstres de sexes divers qui en firent un triage minutieux, placèrent les uns dans de petites niches aménagées contre le mur, et entassèrent sans précaution le plus grand nombre dans des cages de fer. Ensuite, deux nouveaux monstres survinrent qui ouvrirent un robinet aménagé dans un coin et remplirent d’eau bouillante une bassine de métal où les cages et les petites créatures grouillantes furent plongées sans plus de façon. Nous n’avions pu assister à ce spectacle sans éprouver un sentiment de révolte ou d’écœurement ; ce fut bien pis lorsque, quelques instants plus tard, nous eûmes l’occasion de voir comment se terminait cette atroce cérémonie.

L’animation, dans la nursery, devenait de plus en plus grande. De toutes parts le peuple du Pôle accourait ; la salle étant à peu près comble, quelques-uns se postèrent aux portes, en défendirent l’accès et expulsèrent même certains des derniers venus. Quand l’eau de deux horloges polaires qui se trouvaient au-dessus de la bassine se fut complètement écoulée, on retira les cages de l’eau, les jeunes monstres bouillis des cages, après quoi les assistants les répartirent entre eux équitablement et se mirent à les manger avec divers gestes qui exprimaient à n’en point douter la plus véhémente satisfaction. La nuit tomba brusquement là-dessus. À la lueur de la lanterne dont nous étions munis, nous pûmes voir arriver le vieux monstre de la tourelle qu’on laissa entrer par faveur, sa tâche terminée, et qui prit sa part de ce répugnant régal avec un bruit joyeux et solennel de mâchoires.

Ce fut même, soit dit en passant, la seule circonstance où nous eûmes l’occasion de constater au Pôle quelque chose qui ressemblât de près ou de loin à un repas en commun. En général, les monstres, à toute heure et sans interrompre leur travail, grignotaient quelques bribes de poissons ou de ptérodactyles à demi carbonisés dont ils avaient toujours une ample provision dans leurs poches.

Je comprends que personne en lisant ce récit ne puisse se défendre de l’horreur que j’ai ressentie moi-même. Il faut bien dire cependant qu’il n’existe à cette horreur de légitimes raisons que dans la mesure où nous nous plaçons à notre point de vue humain ; et un esprit libre ou simplement sensé estimera que le point de vue humain ne saurait représenter rien d’idéal ou d’absolu. D’abord, ce ne sont pas à proprement parler leurs enfants que mangent les monstres polaires ; le mot de famille (comprendraient-ils pour le reste notre langage) ne signifierait rien pour eux, La reproduction, dans leur société, est assurément considérée comme une mission générale dont chaque individu doit s’acquitter en plus de sa tâche particulière. Point de pères, de mères, ni d’enfants. Les œufs, immédiatement après la ponte, sont remis à des fonctionnaires qui les font éclore par des procédés mécaniques ; ils sont anonymes et appartiennent à la collectivité. D’autre part, ne l’oublions pas, c’est pour la race polaire une question de vie ou de mort que la population n’excède pas un certain nombre ; il faut donc nécessairement sacrifier quelques-uns des petits. Ceci entendu, on excusera aussi le peuple du Pôle de laisser éclore ces condamnés à mort et de les manger, puisqu’il se procure ainsi, pour le même prix, sans surcroît de peine, une nourriture qu’il juge substantielle et succulente. Du reste, pour bien montrer que certaines règles de moralité qu’on juge volontiers éternelles et imprescriptibles varient selon les époques et les habitudes au cœur même de la patrie humaine, je rappellerai qu’il y a cinquante ans, chez certaines peuplades de l’Océanie, c’était le fait d’un fils respectueux et bien élevé d’égorger son père chargé d’ans et d’en manger la chair ingénieusement accommodée… Bien entendu, je n’ai eu nullement l’intention d’écrire ici un panégyrique des coutumes polaires ; je me borne à faire constater que toutes ces coutumes sont les conséquences d’une clairvoyante et implacable raison.

Ce fut durant une période à peu près équivalente à la durée de huit jours terrestres que nous recueillîmes au hasard ces observations ; naturellement, par la suite, elles se complétèrent et s’ordonnèrent peu à peu dans mon esprit. — À présent, par suite de cette facilité avec laquelle les monstres semblent avoir toujours pris leur parti des actes que nous accomplissions contre leurs désirs, nous circulions à notre gré dans le monde polaire ; les trappes, aux heures claires comme aux heures sombres, restaient ouvertes, mais, bien que pourvus d’une lanterne à acétylène et d’une bonne provision de carbure, nous profitions de la nuit pour aller manger ou dormir dans le ballon. À ce moment-là, d’ailleurs, le sous-sol du Pôle n’offrait plus grand intérêt. Le bourdonnement des machines faisait trêve, il n’y avait plus dans les longues galeries et les hautes salles que du silence et de l’immobilité et tandis que, parmi les monstres, les uns s’étendaient sur le sol pour prendre les courtes minutes de repos dont se contente leur organisme, les autres erraient sur les rives du fleuve en quête de plantes à cueillir, de poissons à pêcher ou chassaient les ptérodactyles dans les cavernes de la colline.

Ce fut absolument par hasard que nous nous trouvâmes face à face avec notre moteur, alors que le souci de le reconquérir avait été relégué au second plan de mon esprit tout occupé de tant de merveilles. Il était logé au fond d’une grande alvéole aménagée dans la paroi d’une galerie où nous passions pour la première fois, et de solides barreaux de fer scellés en plein roc et dressés parallèlement devant lui comme les barreaux d’une cage le protégeait contre nos tentatives probables de rapt. Mais quelle que fût notre émotion à sa vue, elle s’effaça presque entièrement devant celle que nous valut la présence affolante d’une autre chose, à côté de lui…

Un crâne humain !… Oui, légèrement incliné en arrière dans un des angles de ce réduit, un crâne humain me regardait avec les trous de ses orbites. Ceintras, qui l’avait aperçu en même temps que moi, immobile et incapable de prononcer une parole, le désignait du doigt, les yeux hagards, la bouche convulsée. Lorsque je parvins à me ressaisir, je vis également à côté du moteur et du crâne divers produits de l’industrie humaine qui ne nous avaient pas appartenu : un couteau, un revolver, une boussole, des fragments de l’enveloppe d’un aérostat et d’une nacelle d’osier. Nous avions devant nous une sorte de musée où les monstres rassemblaient tous les documents qu’ils possédaient touchant les créatures qui, pour la deuxième fois, leur arrivaient par les chemins du ciel. Un nom entendu jadis réapparut brusquement dans les régions claires de ma mémoire :

— Andrée ! m’écriai-je… Ce sont les vestiges de l’expédition Andrée…

— Je sais, je sais, j’avais compris, murmura Ceintras comme du fond d’un cauchemar.

Puis une sinistre exaltation succédant soudain à son accablement, il fit un bond, tendit un poing menaçant et furieux dans le vide et hurla :

— Oui, c’est lui, et ils l’ont tué… et c’est le sort qu’ils nous réservent… Ah ! misère de nous !…

Mais moi, c’était un sentiment plus affreux encore que la peur de la mort qui me torturait. Je ne crois pas que le Destin ait jamais préparé pour une créature pensante une aussi cruelle désillusion avec autant de raffinement : j’avais sacrifié ma vie à mon rêve, et ce sacrifice était vain… Un autre homme au moins avant moi avait foulé ce sol, contemplé ce paysage hallucinant, ces êtres horribles et impitoyables… J’eus un rire strident, prolongé, dont le bruit m’épouvanta moi-même et qui me parut, en s’échappant malgré moi de ma poitrine, froisser, déchirer, écorcher jusqu’au sang les nerfs de ma gorge. Puis je sentis tout mon être chavirer et, m’étant appuyé pour ne pas tomber aux barreaux de fer qui emprisonnaient ma dernière espérance, j’éclatai en sanglots.