Le Piccinino/Chapitre 40

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 108-110).
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XL.

DÉCEPTION.

Ainsi se tourmentait cet homme si déplacé dans la vie par le contraste de son intelligence avec sa position. La culture de l’esprit, qui faisait ses délices, faisait aussi son tourment. Ayant lu de tout sans ordre et sans choix, les livres les plus pervers et les plus sublimes, et se laissant successivement impressionner par tous, il était aussi savant dans le mal que dans le bien, et il arrivait insensiblement à ce scepticisme qui ne croit plus à l’un ni à l’autre d’une manière absolue.

Il rentra dans sa maison pour y prendre quelques mesures relatives à l’abbé Ninfo, afin que, dans le cas imprévu où son domicile serait envahi, rien n’y portât les traces de la violence. Il fit disparaître le vin narcotisé, et en plaça de pur dans la carafe, afin de pouvoir en faire, au besoin, la feinte expérience sur lui-même. Il jeta l’abbé sur un lit de repos, éteignit la lampe qui brûlait encore, et balaya les cendres des papiers que Mila avait anéantis. Personne n’entrait jamais chez lui en son absence. Il n’avait point de serviteurs attitrés, et la propreté élégante qu’il maintenait lui-même dans sa maison ne lui coûtait pas beaucoup de peine, puisqu’il n’y occupait que peu de pièces, dans lesquelles même il n’entrait pas tous les jours. Il travaillait son jardin, dans ses heures de loisir, pour entretenir ses forces, et pour n’avoir pas l’air de déroger à sa condition de paysan. Il avait appliqué lui-même à toutes les issues de son habitation un système de clôture simple et solide qui pouvait résister longtemps à des tentatives d’effraction. Enfin, il lâcha deux énormes et affreux chiens de montagne, espèce de bêtes féroces, qui ne connaissaient que lui, et qui eussent infailliblement étranglé le prisonnier, s’il eût pu essayer de s’échapper.

Toutes ces précautions prises, le Piccinino alla se laver, se parfumer, et, avant de se diriger vers la plaine, il se montra dans le village de Nicolosi, où il était fort considéré de tous les habitants. Il causa en latin, avec le curé, sous le berceau de vigne du presbytère. Il échangea des quolibets malicieux avec les jolies filles de l’endroit, qui l’agaçaient du seuil de leurs maisons. Il donna plusieurs consultations d’affaires et d’agriculture à des gens sensés qui appréciaient son intelligence et ses lumières. Enfin, comme il sortait du village, il rencontra une espèce de brigadier de campieri avec lequel il fit route quelque temps, et qui lui apprit que le Piccinino continuait à échapper aux recherches de la police et de la brigade municipale.

Mila, impatiente de raconter tous ses secrets à la princesse, et de profiter, pour en savoir le mot, de la permission de son mystérieux prince, marchait aussi vite que le pouvait Bianca en descendant des pentes rapides et dangereuses. Mila ne songeait point à la retenir ; elle aussi était rêveuse et absorbée. Les personnes très-pures et très calmes doivent avoir remarqué que, lorsqu’elles communiquent leur disposition d’esprit à des âmes agitées et troublées, leur propre sérénité diminue d’autant. Elles ne donnent qu’à la condition de s’endetter un peu ; car la confiance est un échange, et il n’est point de cœur si riche et si fort qui ne risque quelque chose à la bienfaisance.

Peu à peu cependant, la belle Mila se sentit plus joyeuse qu’effrayée. La conversation du Piccinino avait laissé je ne sais quelle suave musique dans ses oreilles, et le parfum de son bouquet l’entretenait dans l’illusion qu’elle était toujours dans ce beau jardin rustique, sous l’ombrage des figuiers noirs et des pistachiers, foulant des tapis de mousse semés de mauve, d’orchis et de fraxinelle, accrochant parfois son voile aux aloès et aux rameaux de smylax épineux, dont la main empressée de son hôte le dégageait avec une respectueuse galanterie. Mila avait les goûts simples de sa condition, joints à la poésie romanesque de son intelligence. Si les fontaines de marbre et les statues de la villa Palmarosa la jetaient dans une extase rêveuse, les berceaux de vigne et les vieux pommiers sauvages du jardin de Carmelo parlaient davantage à son cœur. Elle avait déjà oublié le boudoir oriental du bandit ; elle ne s’y était pas sentie à l’aise comme sous la tonnelle. Il s’y était montré ironique et froid presque tout le temps ; au lieu que, parmi les buissons fleuris et près de la source argentée, il avait eu l’esprit naïf et le cœur tendre.

D’où vient que cette jeune fille, qui venait de voir des choses si bizarres ou si pénibles, le boudoir d’une reine dans la maison d’un paysan, et la scène d’affreuse léthargie de l’abbé Ninfo, ne se souvenait plus de ce qui aurait dû tant frapper son imagination ? Cette surprise et cette frayeur s’étaient effacées comme un rêve, et son esprit restait absorbé par un dernier tableau frais et pur, où elle ne voyait plus que des fleurs, des gazons, des oiseaux babillant dans le feuillage, et un beau jeune homme qui la guidait dans ce labyrinthe enchanté, en lui disant de douces et chastes paroles.

Lorsque Mila eut dépassé la croix du Destatore, elle descendit de sa monture, ainsi que, par prudence pour elle-même, Carmelo le lui avait recommandé. Elle attacha les rênes à l’arçon de la selle, et fit siffler une branche aux oreilles de Bianca. L’intelligente bête bondit et reprit au galop le chemin de Nicolosi, n’ayant besoin de personne pour regagner son gîte. Mila continua donc la route à pied, évitant d’approcher de Mal-Passo : mais, par une véritable fatalité, Fra-Angelo revenait en cet instant du palais de la Serra, et il regagnait son couvent par un chemin détourné, si bien que Mila se trouva face à face avec lui.

La pauvrette essaya bien de croiser sa mantellina et de marcher vite, comme si elle ne voyait point son oncle.

« D’où venez-vous, Mila ? fut l’apostrophe qui l’arrêta au passage, et d’un ton qui ne souffrait pas d’hésitation.

― Ah ! mon oncle, répondit-elle en écartant son voile : je ne vous voyais pas, j’avais le soleil dans les yeux.

― D’où venez-vous, Mila ? répéta le moine sans daigner discuter la vraisemblance de cette réponse.

― Eh bien ! mon oncle, dit résolument Mila, je ne vous ferai pas de mensonge : je vous voyais fort bien.

― Je le sais ; mais vous me direz d’où vous venez ?

― Je viens du couvent, mon oncle… Je vous cherchais… et, ne vous y trouvant point, je retournais à la ville.

― Qu’aviez-vous donc de si pressé à me dire, ma chère fille ? Il faut que ce soit bien important, pour que vous osiez courir seule ainsi la campagne, contrairement à vos habitudes ? Allons, répondez donc ! vous ne dites rien ! vous ne pouvez pas mentir, Mila !

― Si fait, mon oncle, si fait !… Je venais… » Et elle s’arrêta court, tout éperdue, car elle n’avait rien préparé pour cette rencontre, et tout son esprit l’abandonnait.

― Vous perdez la tête, Mila, reprit le moine, car je vous dis que vous ne savez pas mentir, et vous me répondez : Si fait ! Grâce au ciel, vous n’y entendez rien. N’essayez donc pas, mon enfant, et dites-moi franchement d’où vous venez ?

― Eh bien ! mon oncle, je ne peux pas vous le dire.

― Oui-dà ! s’écria Fra-Angelo en fronçant le sourcil. Je vous ordonne de le dire, moi !

― Impossible, mon cher oncle, impossible, dit Mila en baissant la tête, vermeille de honte, et les yeux pleins de larmes ; car il lui était bien douloureux de voir, pour la première fois, son digne oncle courroucé contre elle.

― Alors, reprit Fra-Angelo, vous m’autorisez à croire que vous venez de faire une démarche insensée, ou une mauvaise action !

― Ni l’une ni l’autre ! s’écria Mila en relevant la tête. J’en prends Dieu à témoin !

― Ô Dieu ! dit le moine d’un ton désolé, que vous me faites de mal en parlant ainsi, Mila ! seriez-vous capable de faire un faux serment ?

― Non, mon oncle, non, jamais !

― Mentez à votre oncle, si bon vous semble, mais ne mentez pas à Dieu !

― Suis-je donc habituée à mentir ! s’écria encore la jeune fille avec fierté, et dois-je être soupçonnée par mon oncle, par l’homme qui me connaît si bien, et à l’estime duquel je tiens plus qu’à ma vie ?

― En ce cas, parle ! répondit Fra-Angelo en lui prenant le poignet d’une manière qu’il crut engageante et paternelle, mais qui meurtrit le bras de l’enfant et lui arracha un cri d’effroi. Pourquoi donc cette terreur ? reprit le moine stupéfait. Ah ! vous êtes coupable, jeune fille ; vous venez de faire, non un péché, je ne puis le croire, mais une folie, ce qui est le premier pas dans la mauvaise voie. S’il n’en était pas ainsi, vous ne reculeriez pas effrayée devant moi ; vous n’auriez pas essayé de me cacher votre visage en passant ; vous n’auriez pas surtout essayé de mentir ! Et maintenant, comme il est impossible que vous ayez un secret innocent pour moi, vous ne refuseriez pas de vous expliquer.

― Eh bien, mon oncle, c’est pourtant un secret très-innocent qu’il m’est impossible de vous révéler. Ne m’interrogez plus. Je me laisserais tuer plutôt que de parler.

― Au moins, Mila, promettez-moi de le dire à votre père, ce secret que je ne dois pas savoir !

― Je ne vous promets pas cela ; mais je vous jure que je le dirai à la princesse Agathe.

― Certes, j’estime et je vénère la princesse Agathe, répondit le moine ; mais je sais que les femmes ont entre elles une rare indulgence pour certains écarts de conduite, et que les femmes vertueuses ont d’autant plus de tolérance qu’elles connaissent moins le mal. Je n’aime donc pas que vous ayez à chercher un refuge contre la honte dans le sein de votre amie, au lieu de pouvoir expliquer, la tête haute, votre conduite à vos parents. Allez, Mila, je n’insiste pas davantage puisque vous m’avez retiré votre confiance ; mais je vous plains de n’avoir pas le cœur pur et tranquille, ce soir, comme vous l’aviez ce matin. Je plains mon frère qui mettait en vous son orgueil et sa joie ; je plains le vôtre, qui bientôt sans doute aura à répondre de votre conduite devant les hommes, et qui se fera de mauvaises affaires s’il ne veut vous laisser insulter à son bras. Malheur, malheur aux hommes d’une famille, quand les femmes, qui en devraient garder l’honneur, comme les Vestales gardaient le feu sacré, violent les lois de la prudence, de la pudeur et de la vérité. »

Fra-Angelo passa outre, et la pauvre Mila resta atterrée sous cette malédiction, à genoux sur les pierres du chemin, la joue pâle et le cœur oppressé de sanglots.

« Hélas ! se disait-elle, il me semblait jusqu’ici que ma conduite n’était pas seulement innocente, mais qu’elle était courageuse et méritoire. Oh ! que les lois de la réserve et la nécessité d’une bonne renommée sont donc rudes pour les femmes, puisque, lors même qu’il s’agit de sauver sa famille, il faut s’attendre au blâme des êtres qu’on aime le mieux ! Ai-je donc eu tort de me fier aux promesses du prince ? Il pouvait me tromper, il est vrai ! Mais puisque sa conduite m’a prouvé sa loyauté et sa vertu, dois-je me reprocher d’avoir cru en lui ? N’était-ce pas la divination de la vérité qui me poussait vers lui, et non une folle et imprudente curiosité ? »

Elle reprit le chemin de la plaine ; mais, tout en marchant, elle interrogea sévèrement sa conscience, et quelques scrupules lui vinrent. N’avait-elle pas été poussée par l’orgueil d’accomplir des choses difficiles et périlleuses, dont on ne l’avait pas jugée capable ? Ne s’était-elle pas laissée influencer par la grâce et la beauté de l’inconnu, et aurait-elle eu autant de confiance dans un homme moins jeune et moins éloquent ?

« Mais qu’importe, après tout, se disait-elle. Quel mal ai-je fait, et qu’aurait-on à me reprocher, si on avait eu les yeux sur moi ? J’ai risqué d’être méconnue et calomniée, et certes c’est là une faute quand on agit ainsi par égoïsme ou par coquetterie ; mais quand on s’expose pour sauver son père et son frère !

« Madame Agathe sera mon juge ; elle me dira si j’ai bien ou mal fait, et si elle eût agi comme moi. »

Mais que devint la pauvre Mila, lorsque, dès les premiers mots de son récit, la princesse l’interrompit en lui disant : « Ô ma fille ! c’était le Piccinino ! »

Mila essaya de se débattre contre la réalité. Elle raconta qu’au dire de tout le monde, le Piccinino était court, trapu, mal fait, affligé d’une laideur atroce, et qu’il avait la figure ombragée d’une chevelure et d’une barbe touffues ; tandis que l’étranger était si élégant dans sa petite taille, si gracieux et si noble dans ses manières !

« Mon enfant, dit la princesse, il y a un faux Piccinino qui joue le rôle de son maître auprès des gens dont ce dernier se méfie, et qui le jouerait au besoin en face des gendarmes et des juges, s’il tombait en leur pouvoir. C’est une horrible et féroce créature, qui ajoute, par la terreur de son aspect, à celle que répandent les expéditions de la bande. Mais le vrai Piccinino, celui qui s’intitule le justicier d’aventure et qui dirige toutes les opérations des brigands de la montagne, celui qu’on ne connaît point et qu’on saisirait sans pouvoir constater qu’il ait jamais été le chef ou le complice de ces bandes, c’est un beau jeune homme, instruit, éloquent, libertin et rusé : c’est Carmelo Tomabene que vous avez vu à la fontaine. »

Mila fut si interdite qu’elle faillit ne pas continuer son récit. Comment avouer qu’elle avait été la dupe d’un hypocrite, et qu’elle s’était mise à la merci d’un libertin ? Elle confessa tout, cependant, avec une sincérité complète, et, quand elle eut fini, elle se remit à pleurer, en songeant aux dangers qu’elle avait courus et aux suppositions dont elle serait l’objet, si le Piccinino venait à se vanter de sa visite.

Mais Agathe, qui avait plus d’une fois tremblé en l’écoutant, et qui s’était promis de lui reprocher son imprudence, en lui démontrant que le Piccinino était trop habile pour avoir eu réellement besoin de son secours, fut désarmée par son chagrin naïf, et la pressa contre son sein pour la consoler. Ce qui la frappait d’ailleurs, au moins autant que la témérité de cette jeune fille, c’était le courage physique et moral qui l’avait inspirée ; c’était sa résolution de se tuer à la moindre imminence d’une insulte ; c’était son dévouement sans bornes et sa confiance généreuse. Elle la remercia donc avec tendresse de ce qu’elle avait été mue en partie par le désir de la délivrer d’un ennemi ; et, enfin, en recevant l’assurance que l’abbé Ninfo était bien entre les mains du justicier, un autre sentiment de joie la domina tellement, qu’elle baisa les mains de la petite Mila en l’appelant sa bonne fée et son ange de salut.

Mila consolée et réconciliée avec elle-même, la princesse, retrouvant avec elle un éclair de gaieté enfantine, lui proposa de faire une autre toilette pour se rafraîchir de son voyage, et d’aller ensuite surprendre son père et son frère chez le marquis. « Nous irons à pied, lui dit-elle, car c’est tout près d’ici, en passant par nos jardins, et nous dînerons ensemble auparavant. Si bien que nous aurons l’ombre et la brise de la première heure de nuit, et puis un compagnon de voyage sur lequel vous ne comptez peut-être pas, mais qui ne vous déplaira point, car il est de vos amis.

― Nous verrons qui ce peut être, » dit en souriant Mila, qui devinait fort bien, mais qui, à l’endroit de son secret de cœur, et pour cela seulement, retrouvait toute la prudence de son esprit féminin.

Le repas et les préparatifs des deux amies prirent environ une heure ; après quoi la camériste vint dire à l’oreille de la princesse : « Le jeune homme d’hier soir, au fond du jardin, près de la grille de l’Est. »

« C’est cela, dit la princesse entraînant Mila ; c’est notre chemin. » Et elles se mirent à courir à travers le parc, joyeuses et légères ; car toutes deux renaissaient à l’espérance du bonheur.

Magnani se promenait mélancolique et absorbé, attendant qu’on vînt l’avertir d’entrer dans le palais, lorsque deux femmes voilées, sortant des buissons de myrtes et d’orangers et accourant à lui, s’emparèrent chacune d’un de ses bras, et l’entraînèrent dans leur course folâtre sans lui rien dire. Il les reconnut bien, la princesse cependant plutôt que Mila, qui ne lui paraissait pas vêtue comme de coutume sous sa mante légère ; mais il se sentait trop ému pour parler, et il feignait d’accepter cette plaisanterie gracieuse avec gaieté. Le sourire errait sur ses lèvres, mais le trouble était dans son cœur, et s’il essayait de se distraire de celui que lui causait Agathe, il ne retrouvait pas beaucoup de calme en sentant Mila s’appuyer sur son bras.

Ce ne fut qu’à l’entrée du parc de la Serra que la princesse entr’ouvrit son voile pour lui dire : « Mon cher enfant, j’avais l’intention de causer avec vous chez moi ; mais l’impatience que j’éprouve d’annoncer une bonne nouvelle à nos amis, réunis chez le marquis, m’a engagée à vous y amener avec nous. La soirée tout entière nous appartient, et je vous parlerai ici aussi bien qu’ailleurs. Mais avançons sans faire de bruit ; on ne nous attend pas, et je veux que nous les surprenions. »

Le marquis et ses hôtes, après avoir longtemps causé, étaient encore sur la terrasse du palais à contempler l’horizon maritime embrasé par les derniers rayons du soleil, tandis que les étoiles s’allumaient au zénith. Michel écoutait avec un vif intérêt M. de la Serra, dont la conversation était instructive sans jamais cesser d’être aimable et naturelle. Quelle fut sa surprise, lorsqu’en se retournant il vit trois personnes assises autour de la table chargée de rafraîchissements, qu’il venait de quitter pour s’approcher de la balustrade, et que, dans ces trois personnes, il reconnut Agathe, Mila et Magnani !

Il n’eut d’yeux d’abord que pour Agathe, à tel point qu’il reconnaissait à peine sa sœur et son ami. La princesse était cependant mise le plus simplement du monde, d’une petite robe de soie gris de perle avec un guardaspalle de dentelle noire jeté sur sa tête et sur ses épaules. Elle lui parut un peu moins jeune et moins fraîche qu’il ne l’avait vue aux lumières. Mais, au bout d’un instant, la grâce de ses manières, son sourire candide, son regard pur et ingénu, la lui firent trouver plus jeune et plus attrayante encore que le premier jour.

« Vous êtes étonné de voir ici votre chère enfant ? dit-elle à Pier-Angelo. Mais ne vous avait-elle pas déclaré qu’elle ne dînerait point seule ? Et vous voyez ! vous l’avez laissée à la maison, et, comme la Cenerentola, elle vous paraît au milieu de la fête resplendissante de parure et de beauté. Quant à maître Magnani, c’est l’enchanteur qui l’accompagne ; mais comme nous n’avons point affaire ici à don Magnifico, l’enchanteur ne fascinera pas ses yeux pour l’empêcher de reconnaître sa fille chérie. Cendrillon peut donc braver tous les regards.

En parlant ainsi, Agathe enleva le voile de Mila, qui parut resplendissante comme un soleil ; c’est le style de la légende.

Michel regarda sa sœur. Elle était radieuse de confiance et de gaieté. La princesse lui avait mis une robe de soie rose vif et plusieurs rangs de grosses perles fines autour du cou et des bras. Une couronne de fleurs naturelles d’une beauté splendide et arrangées avec un art exquis ceignait sa tête brune sans cacher les trésors de sa chevelure. Ses petits pieds étaient chaussés avec recherche, et ses jolis doigts faisaient rouler et étinceler le riche éventail d’Agathe avec autant de grâce et de distinction qu’une marchesina. C’était, à la fois, une muse de la renaissance, une jeune patricienne et une belle fille du Midi, brillante de santé, de noblesse et de poésie.

Agathe la regardait d’un air d’orgueil maternel, et parlait d’elle avec un tendre sourire à l’oreille de Pier-Angelo.

Michel observa ensuite Magnani. Ce dernier regardait tour à tour la modeste princesse et la belle filandière du faubourg avec une émotion étrange. Il ne comprenait pas plus que Michel dans quel rêve bizarre et enivrant il se trouvait lancé. Mais il est certain qu’il ne voyait plus Mila qu’à travers un reflet d’or et de feu émané d’Agathe et projeté sur elle comme par magie.